Résumés
Résumé
Dans quelle mesure les pratiques subsumées sous l’intraduisible notion de reenactment sont-elles susceptibles d’être rapportées à la notion de simulacre, à l’eidôlon, dont l’exclusion du champ de la connaissance a fondé avec Platon un nouvel ordre philosophique ? En passant par l’analyse d’une remise en jeu intermédiale de Laura d’Otto Preminger (1944) par David Lynch et Mark Frost dans la série Twin Peaks (1990-1991), il s’agit de montrer en quoi convergent deux relations : le rapport du refaire à l’oeuvre dite « originale » et l’opposition d’une ontologie du simulacre à l’épuration essentialiste du geste platonicien. En cela, l’aura de Laura suggère une observation selon laquelle les pratiques de reenactment rejouent, dans les domaines de l’art, le renversement de la hiérarchie platonicienne par la revalorisation du simulacre, telle qu’elle est apparue chez Nietzsche, Klossowski ou Deleuze.
Abstract
To what degree are the practices of the untranslatable notion of the reenactment linked to the notion of the simulacrum, specifically the eidolon, contempt for which has strongly inflected Western philosophical thought from Plato onwards? Through the study of the intermedial play between Otto Preminger’s Laura (1944) and David Lynch and Mark Frost’s Twin Peaks (1990-1991), this article demonstrates the intersection of the following concepts: the relationship between re-making a so-called “original” work, and the opposition of an ontology of simulacrum to the essence-biased purity of the platonic ideal. The aura of Laura therefore helps to ground the observation that, in works of art, the practices of reenactment rehearse the reversal of the platonic hierarchy, thereby revalorizing the simulacrum, as described in the works of Nietzsche, Klossowski, and Deleuze.
Corps de l’article
La question de l’art chez Platon est de celles qui, comme le double visage du sophiste, nous apostrophent et engendrent de prolifiques commentaires, au point de s’actualiser par une reformulation qui concerne notre propos : en quoi les pratiques artistiques que l’on peut subsumer sous l’intraduisible notion de reenactment accomplissent-elles ce qui fut maintes fois nommé un « renversement du platonisme » ? Une analogie émerge qui nous permet de considérer ce rapport; la remise en jeu, la réincarnation supposée par le reenactment agit à l’égard de « l’original », de « l’authentique », comme le simulacre à l’encontre du « Vrai », de l’Idée éthérée. Autrement dit, il s’agira dans ce qui suit d’aborder le reenactment comme une pratique éminemment liée à une ontologie du simulacre telle qu’elle a été formulée — chronologiquement — de Nietzsche à Baudrillard. En ce sens, nous chercherons à montrer la double portée d’une relation : le rapport entre les pratiques de reenactment et l’oeuvre conçue dans son unicité authentique (original, modèle) rejoue selon nous, dans les domaines de l’art, le conflit instaurateur de la philosophie occidentale qui, depuis Platon, a opposé le « simulacre-phantasme » aux « bonnes » copies[1]. Car en tant qu’imitation de second degré — ou « “second objet pareilˮ[2] » —, le simulacre remettrait en question, selon Slavoj Žižek, la prévalence de l’Idée considérée comme la forme intelligible du vrai, puisqu’elle la réduit, comme « modèle », à une apparence[3].
Or, si le renversement de cette hiérarchie suppose la réévaluation des modalités d’un discours philosophique dans lequel le « dire vrai » se détache de son fondement ontologique, il se traduit également en termes artistiques par une dynamique créative qui ne relève plus de la reprise ou de la représentation d’un original-modèle, mais de variations non hiérarchisées à partir des matériaux d’un répertoire mouvant selon une logique combinatoire[4]. Notre propos comportera deux temps, qui seront articulés dans le passage d’un cadre théorique à son illustration dans un cas de reenactment intermédial ayant lieu autour de la figure de Laura entre le film Laura d’Otto Preminger (1944), et le personnage central de la série Twin Peaks (1990–1991) de David Lynch et Mark Frost[5]. La dimension créative du reenactment[6] nous poussera finalement à commenter un second niveau de remise en jeu encore en devenir, qui s’opère à partir de Twin Peaks comme nouveau répertoire. Pour cause de cette extension, il nous semble percevoir, dans le passage d’une oeuvre entendue comme remise en jeu d’un répertoire (Twin Peaks réinvente Laura) à la même oeuvre en tant que productrice d’un répertoire (Twin Peaks remis en jeu), la dynamique générale d’une ontologie du simulacre abolissant la préséance d’un quelconque original. Car comme le simulacre, le reenactment peut être considéré comme porteur d’une « puissance positive qui nie et l’original et la copie, et le modèle et la reproduction[7] ». La destitution du régime des identités par une ontologie du simulacre suppose également une critique de l’andro-centrisme des modèles dominants de la subjectivation (platonicien ou freudien), et de leur re-présentation du même dans l’objectivation du « féminin[8] ». Conceptuellement liée au « renversement » qui nous occupe, une telle critique irrigue également la mise en scène, par nos auteurs, de la question féminine. Qu’il s’agisse de la création de Laura Hunt (Gene Tierney) par Lydecker-Pygmalion (Clifton Webb) ou de l’objectivation libidinale de Laura Palmer (Sheryl Lee) par son meurtrier-père et par les hommes qu’elle fréquente, l’interrogation féminine du désir (« que veut une femme ? » écrit Thierry Jousse à propos de Lynch[9]) participe activement d’une logique simulative contestant le nom du Père, incestueux[10].
L’enjeu de notre propos se situe au croisement de différents champs, dont la philosophie de l’art est le dénominateur commun. Une première étape suppose la mise en place d’un cadre conceptuel susceptible de rendre raison de la dynamique créative du reenactment. L’invocation d’une ontologie du simulacre et de la question benjaminienne de l’aura liée à une approche intermédiale permet selon nous une analyse à différents niveaux. En abordant la perspective philosophique du simulacre, nous cherchons en effet à démontrer ses affinités avec les pratiques de reenactment en tant que dynamique créative. Entre ces deux notions se fait jour la question de l’aura dans son rapport à la reproduction technique (ici cinématographique et télévisuelle), pour expliciter dans quelle mesure celle-ci peut migrer[11] et remplir, dans la nouvelle ubiquité des oeuvres, les fonctions cultu(r)elles que Benjamin lui attribue. Contrairement au constat de Benjamin de la perte de l’aura de l’oeuvre d’art — son hic et nunc — dès lors que l’oeuvre est techniquement reproductible ou créée dans une logique de reproduction[12]; la notion de simulacre étend la multiplicité irréductible à l’être dans son ensemble. C’est pourquoi la question benjaminienne de l’aura induite par celle de la reproductibilité technique nous semble un point de contact à réinvestir entre la logique (re)productive et itérative du reenactment et la question du simulacre[13]. Bien que Benjamin oppose deux moments du développement des arts (unicité-aura-fonction cultuelle d’une part, reproduction-ubiquité-fonction politique de l’autre), dans notre perspective, la triade unicité-authenticité-aura peut être désolidarisée[14]. L’aura de Laura présuppose en ce sens une multiplicité irréductible, qui conserve de l’aura benjaminienne la « présence d’un lointain[15] » et y associe l’« omniabsence[16] » de sa source.
En cela les oeuvres choisies peuvent apparaître comme exemplaires dans le croisement de nos différents axes : l’aura de Laura entre cinéma et télévision peut être abordée dans un cadre théorique liant reenactment et simulacre, sur le plan intra- et inter-diégétique des apparitions de Laura, et sur le plan (re)productif de chaque medium relativement aux effets produits par le passage intermédial, relevant aussi bien d’une intégration à la tradition que du rapport spectatoriel. Aussi est-il question de voir dans la remise en jeu de Laura par Twin Peaks un cas particulièrement saillant de liaison entre les niveaux d’analyse et le cadre théorique évoqués plus haut : il s’agit avant tout de penser avec ces oeuvres, avec les mouvements qu’elles suscitent et appuient, que ceux-ci soient conceptuels, visuels ou sonores.
Il nous faut dans un premier temps reconnaître la labilité constitutive des notions qui nous occupent : les procédés de reenactment englobent une grande variété de réalisations relevant de nombreuses pratiques artistiques[17], et n’ont pas été explicitement liés à la question du simulacre, ce dernier terme étant multiple intrinsèquement et « par définition[18] ». Qui plus est, les différentes perspectives portées sur le simulacre au cours du 20e siècle participent de son caractère indéfinissable, lui attribuant une effectivité dans de nombreux champs du savoir : création, dramatisation de la pensée et économie libidinale (Klossowski, Deleuze et Foucault), sociologie (Baudrillard) et anthropologie historique (Stoichita)[19]. Il y aurait lieu, selon nous, de considérer l’ampleur et la variété des procédés de reenactment comme l’expression d’une dynamique plus large caractérisant la création artistique à différents degrés, mouvement à situer selon nous dans le cadre ontologique et épistémologique que nous nous proposons d’esquisser. L’ampleur de la notion de reenactment — et partant, celle de son inscription philosophique — tient selon nous à la variété des pratiques qu’elle peut qualifier, et qui la place à un niveau plus radical que le remake ou l’intertextualité.
Le remake, s’il peut être compris dans une dynamique de remise en jeu, « tir[e] sa légitimité d’un film préexistant » et, bien que cette « dette » ne soit pas toujours explicite (cas du remake secret), est appréhendé selon un modèle textuel qui suppose de surcroît l’unicité de sa source; le remake relèverait d’un modèle d’explication transtextuel[20] ou plus généralement langagier avant de pouvoir être appréhendé comme un cas particulier de reenactment[21]. De ce point de vue, nous pouvons considérer l’intertextualité comme une occurrence de reenactment dans une perspective textuelle qui n’épuise cependant pas les éléments de la remise en jeu. Le reenactment relèverait selon nous d’une dynamique sémiotique — telle qu’elle est décrite par Deleuze dans sa reprise des théories de Peirce et de Hjelmslev, comme « système des images et des signes indépendamment du langage en général[22] » — délaissant la sémantique et le modèle herméneutique pour confronter la pensée, dans sa genèse, aux effets de l’art; ce vers quoi nous mènerait Pierre Klossowski par d’autres voies, qu’il s’agisse de son analyse sémiotique de la pensée nietzschéenne, ou de sa pratique philosophico-littéraire qui s’avoue soumise au primat de la vision[23].
Autrement dit, le reenactment subsume selon nous la transtextualité et ses modèles dérivés, et gagnerait à être abordé comme une intersémiotique générale permettant de voir dans le répertoire un ensemble ouvert, facilitant par ailleurs la perception intermédiale — bien que nous ne puissions ici la traiter que secondairement — des phénomènes de remise en jeu situés hors d’une logique strictement discursive[24]. En ce sens, le reenactment prolongerait hors de l’espace (et du modèle) textuel la remise en cause théorique, rendue possible par l’intertextualité, de la notion d’original opposé à ses copies; l’origine inassignable devenant dans ce cas un répertoire ouvert de signes divers soumis au devenir d’un continuel mouvement combinatoire. Si le reenactment n’est pas exempt d’une indétermination problématique attribuable à l’intertextualité, le recours à une ontologie du simulacre peut selon nous dessiner un cadre théorique susceptible de légitimer la remise en jeu en tant que dynamique inhérente — selon des modes et degrés variables d’intégration[25] — à la création artistique. De ce fait, nous ne prétendons pas, suivant la radicalité et l’ampleur postulées des liens entre le reenactment et une ontologie du simulacre, situer Preminger ou Lynch dans un quelconque « courant » ou « moment » du cinéma; les oeuvres invoquées et les multiples remises en jeu qu’elle manifestent sont, selon nous, une occurrence féconde et virtuellement inductible d’une dynamique générale des arts que notre cadre conceptuel révèle pleinement[26].
Aspects du reenactment : précession des simulacres
Reconnaître au simulacre et au fruit des pratiques de reenactment un statut ontologique « non dégradé » implique une réévaluation de la prévalence dudit « original », qu’il soit modèle transcendant ou oeuvre unique et authentique. La révision axiologique s’applique aussi bien au « Vrai » de l’Idée simulée qu’au « Beau » de l’oeuvre refaite; ces deux aspects étant bien évidemment liés, puisqu’une ontologie du simulacre appelle une théorie simulative de la connaissance et une réévaluation du paradigme de la mimêsis[27]. L’association du simulacre et du phantasme révèle également un processus de fragilisation de l’unité individuelle, une remise en question de son intégrité psychique et morale[28]. La subversion ontologique opérée par le simulacre-phantasme s’accompagne d’une dissolution du moi qui traduit une rupture de la « clôture rationnelle » du sujet cartésien. Le rapport du reenactment à une dissolution de la subjectivité s’effectue par l’entremise du simulacre qui, porté sur la question de l’identité individuelle, implique une anthropologie non cartésienne, et la remontée de l’en-deçà impulsionnel à la surface du sujet-rationnel[29]. Il s’agit donc d’accepter dans toute sa béance la subjectivité du corps qui refait, en tant que réincarnation artistique et en tant que surface, les projections dont cette dernière est l’objet chez Preminger tout comme chez Lynch. L’aura de Laura peut s’entendre comme surface de multiples projections masculines dont la dimension théorique retiendra prioritairement notre attention, entendu que, comme le montre Luce Irigaray, la question féminine est inhérente à la perspective du renversement ontologique. En cela, la liaison du phantasme et du simulacre s’opère, comme chez Klossowski et Deleuze, par la matérialisation du premier dans le second.
Par-delà la variation de ses apparitions, et plus généralement en vertu de ce que l’on pourrait nommer son régime de présence dans l’économie fictionnelle de chaque oeuvre, Laura agit tel un « signe unique ». Cette notion, empruntée à Klossowski et à Benveniste[30], nous semble pertinente puisqu’elle instaure des rapports multiples entre un signe et la possibilité de la subjectivation relativement à l’insistance du simulacre-phantasme[31]. Laura peut être dite signe unique au même titre que Roberte l’est pour Klossowski dans Les lois de l’hospitalité comme dans ses oeuvres picturales : la constitution, en ce signe, de la pensée relativement à l’intensité du « je » masculin condense les présences (projection fantasmatique, obsession, désubjectivation) de son aura[32]. Chez Preminger comme chez Lynch, le régime de présence de Laura — « omniabsence » ou « Vide central [33] » — suppose de nombreux traits que Klossowski attribue au signe unique qu’est Roberte. Peinte, photographiée ou fantasmée, Laura apparaît avant tout comme une identité fortuite et protéiforme[34] qui, par ses fluctuations et apparitions simulées, remet en question l’identité de ceux dont elle est la production, et le souvenir, sur le plan diégétique et spectatoriel. Cet aspect est évoqué par Judith Butler, commentant ce que Freud appelle l’identification mélancolique qui accompagne les cas de deuil. Selon ses observations, l’objet d’attachement perdu (Laura) est incorporé « en tant qu’identification; l’identification dev[enant] alors une forme magique, psychique, de conservation de l’objet[35] ». Un tel procédé peut être illustré dans le pilote de Twin Peaks où, peu après l’annonce publique de la mort de Laura, un plan montrant Sarah Palmer (Grace Zabriskie) assise dans le salon de la maison familiale fait — par un mouvement de recul de la caméra — « sortir » de sa tête au visage contristé une photo de Laura. C’est néanmoins à une échelle plus large — touchant une grande partie des personnages de chaque fiction — que nous percevons ce procédé de « conservation psychique de l’objet » perdu, qui selon Butler, « en vient à former le moi », à le « hanter [...] comme l’une de ses identifications constitutives[36] ».
Par les apparitions de son image comme simulacre, l’indétermination constitutive de Laura déstabilise, à différents niveaux, l’ordre du Père, que celui-ci soit Platon, Freud, Waldo Lydecker ou Leland Palmer (Ray Wise). Le plan ontologico-psychanalytique du Père se renverse autour d’un pivot féminin, dont le passage d’une Laura à l’autre évoquerait deux versions de la femme fatale commentées par Žižek comme non subversives envers l’ordre patriarcal dominant[37]. Si l’auteur voit dans Lost Highway de David Lynch (1997) un « méta-commentaire[38] » sur l’opposition des deux constructions féminines, nous postulerons que ce dépassement se trouve déjà en germe dans Twin Peaks, et plus précisément dans le caractère indéfinissable, dans la non-identité de Laura Palmer. Cette portée subversive tient précisément aux simulacres d’identité de Laura, et à l’ampleur ontologique que son image et son nom acquièrent dès le pilote : la première introduction de la Log Lady nous dit que l’histoire de Twin Peaks concerne le « tout », qu’elle est l’histoire de « plusieurs » qui commence avec « une », et se clôt par « Laura Palmer is the one ». De même que Laura est omniprésente en photos et en musique dès le pilote, son corps inanimé est « transformé en paysage[39] ». Ce devenir-nature de Laura Palmer est marqué dès la découverte du corps, trouvé sur une rive entre l’eau et une section de tronc monumental, et s’accentue quelques minutes plus tard dans un fondu enchaîné liant un plan rapproché du visage de Laura à la morgue, qui disparaît à mesure qu’apparaît en surimpression un plan fixe sur les arbres de Twin Peaks agités par le vent. L’infusion généralisée du souffle de Laura deviendra peu à peu la condition ontologique du tout dont les identités masculines sont des expressions : la multiplication des « I loved her[40] » prononcés par les hommes de Twin Peaks ayant connu Laura prolonge l’obsession masculine dont Laura Hunt est la composition, mais contrairement à cette dernière (revenue après son week-end d’absence), Laura Palmer ne réintègre pas factuellement le monde de l’enquête, sa déstabilisante indétermination est maintenue dans la démultiplication relationnelle de ses identités[41].
Les identités relationnelles de Laura, qui régissent principalement la première partie du film de Preminger (il y a la Laura peinte, muse déjà morte selon la voix off de Waldo Lydecker qui l’introduit dès la première scène, dont elle se révélera être la Galatée en même temps que la fiancée de Shelby Carpenter, interprété par Vincent Price), apparaissent également dans les premières scènes du pilote de Twin Peaks où la mort de Laura s’exprime à travers les effets qu’elle produit avant d’être verbalement explicitée. Ainsi en est-il des scènes qui suivent la découverte du corps identifié par le spectateur grâce au « Laura Palmer » émis par le shérif Truman (Michael Ontkean) : les appels de Sarah Palmer adressés à sa fille absente depuis la cuisine de leur maison, à quoi succède la scène au Great Northern où Leland Palmer apprend, par un regard du shérif Truman suivi d’un « Yes » répondant à son « Is it about Laura ? », que sa fille est morte. Le « My daughter’s dead » de Leland à Ben Horne (Richard Beymer) présente la défunte comme fille de (puis lors de la reconnaissance du corps par Leland : « That’s my little girl[42] »), au même titre que la mort de Laura est illustrée dans son lycée par son absence en classe, avant que n’interviennent des policiers dont les mots inaudibles adressés à l’enseignante — associés aux cris d’une élève courant dans la cour — dévoilent la nouvelle. Alors se lit l’événement de la mort de Laura comme lycéenne et amie sur les visages en pleurs de Donna Hayward (Lara Flynn Boyle) et de James Hurley (James Marshall), son annonce explicite prononcée par une intervention du directeur n’apprend plus rien; l’événement a été présenté et marqué musicalement. Le thème musical de Laura constitue en effet un lien entre les différentes scènes où la nouvelle de la mort se répand, allant de la découverte du corps au passage d’un gros plan sur sa photo en reine de beauté dans la vitrine des trophées du lycée à la même photo dans le salon des Palmer, et contribue ainsi à l’achèvement de la canonisation de Laura[43]. En tant que signe unique — dont les déterminations fluctuantes illustrent selon nous la remise en jeu de Preminger à Lynch —, Laura est ce autour de quoi gravitent et se structurent les deux mondes fictionnels. Ses apparitions peuvent être dites simulées dans la mesure où l’annonce de sa mort, et donc de son absence[44], ouvre Laura et Twin Peaks. Que cette absence soit rendue ambivalente par le développement de la narration, et par de nombreux simulacres visuels et sonores, souligne bien davantage la dimension simulative de Laura que la fixation de son identité : la réapparition de Laura Hunt vivante aux yeux de Mark McPherson (Dana Andrews) ne ferme pas immédiatement le questionnement quant à son statut (relationnel et criminel), le retour de Sheryl Lee dans Twin Peaks est toujours dissemblable, rêvé ou simulé par Maddy.
Nous pouvons alors adopter la perspective de Deleuze selon laquelle le simulacre suscite après Nietzsche la production d’un effet au-delà de l’apparence en tant qu’elle s’oppose au vrai[45]. C’est bien en ce sens que la pertinence de la question essentialiste — qu’est-ce que ? — se voit mise en doute aux différents niveaux de l’analyse supposée par le reenactment : la remise en jeu mobilise ce que, avec Deleuze, nous appellerons une « méthode de dramatisation[46] ». Celle-ci « substitue à un logos un “dramaˮ[47] » (à une identité en raison, des dynamismes spatio-temporels)[48], de sorte que la dynamique du reenactement trouve sa place dans une pensée événementielle, au-delà de la reconstitution historique que commente A. Caillet : l’événement est à entendre dans notre cas comme une simulation qui (re)fait en (re)mettant en jeu et vaut indépendamment d’un supposé modèle. Laura, dans cette perspective événementielle et dramatisée, « est » la surface de son nom, à l’égal de l’Hélène d’Euripide selon Cassin[49]. Autrement dit, l’arrière-plan ontologique que révèle le reenactment à l’aune de la méthode de dramatisation et du simulacre est composé non pas selon une opposition de l’identité à sa négation, mais bien dans une dynamique de différenciation répétée, de répétition différentielle[50].
Il va de soi que les deux scènes du simulacre reflètent la polysémie du terme, entre l’interprétation impulsionnelle de la psychanalyse et l’interprétation d’un rôle derrière une série indéfinie de masques. Mais si ces interprétations s’appliquent dans un premier temps à la simulation interne à chaque diégèse, le geste interprétatif s’étend aux pratiques du reenactment en tant qu’elles remettent en jeu un certain nombre d’éléments extraits d’un répertoire. Car à travers ces pratiques et la sélection qu’elles opèrent est produite une interprétation créative par la reconfiguration des traits rejoués, qui, par extension, appelle un fort investissement interprétatif de la part du spectateur. C’est dans ces dynamiques interprétatives qu’entre précisément en jeu l’aura de Laura, entité féminine sans identité, dont les apparitions s’accompagnent, selon les termes que Stoichita emploie dans son anthropologie historique des simulacres, d’un « effet de mort », d’un « effet de résurrection » et d’un « effet de Double[51] ». Si ces trois dimensions du simulacre n’épuisent en aucun cas l’aura de Laura, nous constaterons dans ce qui suit que la triade mort-résurrection-double structure partiellement ce cas de reenactement.
Versions de Laura : corps qui rejoue entre phantasme et simulacre
Ne subsistant plus aucune essence stable et ontologiquement fondée sous ce prénom, c’est événementiellement — dans ses apparitions, ses doubles, dans les projections dont elle est le fruit — que Laura peut être approchée. Sa première apparition ouvre le film de Preminger (1944) et se fait par l’entremise de son portrait dès le générique, Laura est l’objet du premier énoncé du film, dans un temps irréel, par la voix off de Waldo Lydecker : « I shall never forget the week-end Laura died. » Illustrant des aspects du cinéma comme « image-simulacre[52] », cette scène met en jeu le leurre verbal (Lydecker décrivant nostalgiquement la perte de celle qu’il a voulu tuer) et la simulation visuelle (le portrait de Laura comme apparition du personnage est aussitôt détaché de son modèle, Laura supposée morte, et supporte son identité), de manière à impliquer une double question qui caractérisera également l’ouverture de Twin Peaks : qui a tué Laura ?[53] Qui était Laura ? Alors émergent les premiers simulacres d’identité, de compréhension, pour finalement faire endosser au spectateur le rôle du détective.
Le signe unique qu’est Laura apparaît ainsi à travers son absence en tant que sujet qui déterminera relationnellement l’ensemble des identités mises en jeu dès sa disparition. Ces dernières fluctueront principalement, comme dans Twin Peaks à partir du meurtre de Laura Palmer, en vertu des variations des relations affectives (fluctuations d’intensité, conflit) impliquant Laura — avec toutes les projections que ces dernières supposent[54]. Premier aspect de « l’effet de mort[55] » rapporté par Stoichita au simulacre, accompagné également chez Preminger de « l’effet Pygmalion » considéré comme une création démiurgique de l’entité féminine aimée, à l’image de Laura Hunt formée et élevée socialement par son « mentor » Lydecker[56], et composée par son portraitiste Jacoby, tous deux amants sculpteurs, avant d’être recréée par le détective Mark McPherson sur la base de son portrait et des récits divergents de ses prétendants.
La simulation s’accentue dans l’effet de double dont l’aura de Laura est le medium. La démultiplication de Laura conditionne la progression et la résolution narrative du film de Preminger, quand elle complique la série de Lynch et Frost en devenant un élément structurant au-delà de la stricte figuration multipliée. Dans le premier cas, en effet, le dédoublement de Laura par Diane Redfern (la maîtresse de son fiancé, Shelby Carpenter) rend raison factuellement de sa réapparition au cours du film, son double s’avérant être la véritable victime, prise pour Laura par Lydecker voulant supprimer son oeuvre qui commençait à lui échapper. Dans Twin Peaks, le double de Laura intervient comme le support temporaire des projections de l’entourage de la défunte : sa cousine Maddy arrive à Twin Peaks pour l’enterrement puis, prenant progressivement la place affective de Laura, subira le même sort que cette dernière après avoir décidé de quitter son rôle[57]. Il s’agit dans les deux cas d’une duplication réduite à l’apparence physique, puisqu’il ne reste, de l’original à sa copie (Diane, Maddy), que le flottement d’un nom « propre » et des affects qui lui sont attachés, projetés sur la surface d’un corps qui rejoue comme source de la ressemblance[58]. Bien évidemment le spectateur n’est pas dupe quant au retour de Sheryl Lee dans Twin Peaks, mais cette identité extérieure à la diégèse lui permet justement d’observer les effets de la simulation au sein de la fiction, de même que la duplication brune/blonde contentera sa culture lynchienne en faisant écho à Lost Highway (1997) et à Mulholland Drive (2001).
À la problématisation de la propriété du nom[59] s’ajoute alors celle de son corrélat simulatif, le corps propre. Or, si cette dimension semble peu investie par Preminger, elle se trouve en revanche radicalement exploitée par Lynch et Frost à l’endroit de Laura. Une partie des éléments qui en cela nous intéresse se trouve dans Twin Peaks. Fire walk with me (Lynch, 1992), antépisode centré sur les derniers jours de Laura Palmer. Les tristes déboires de Laura articulent ce que l’on pourrait appeler, avec Klossowski, une économie libidinale mettant en doute l’unité du corps propre comme garantie d’identité. La présence d’un mauvais esprit, Bob, incubant ses victimes pour leur faire assouvir ses pulsions destructrices (explication surnaturelle édulcorant le perturbant inceste à l’origine du meurtre de Laura), n’exclut toutefois pas une interprétation mettant en jeu l’identité individuelle des personnages dissolus dans la perversion, Laura et Leland. Plus clairement développée dans le film mais néanmoins présente dans la série, la dimension transactionnelle du meurtre de Laura, opposé à la survie de Ronette Pulasky (Phoebe Augustine) — épargnée en échange de Laura —, se révèle à travers la notion de Garmonbozia. Nom imaginaire rapporté à la peine et à la douleur, il semble être une monnaie d’échange utilisée par lesdits esprits (mauvais et bons, Bob et Mike, hébergé par le manchot Philip Gerard [Al Strobel]) pour régler leurs comptes selon leur désir de détruire ou d’épargner un individu. Or, déchargée de son caractère surnaturel et abordée comme une métaphore de la vie impulsionnelle, cette dynamique permet d’éclairer les tensions à l’oeuvre dans les fragiles subjectivités perverties par Bob, celles de Laura et de Leland. Nous ne parlerions plus, dans ce cas, de possession surnaturelle par un esprit maléfique, mais de perversion compromettant l’unité individuelle du corps propre[60].
Selon les termes de Klossowski, l’on dirait que Laura choisissant de mourir (comme le montre le film) opte pour la perversion interne, la dissolution de l’unité de son corps propre; quand son père et assassin, par l’accomplissement répété de ses actes, trouve un compromis fragile dans la perversion externe — le viol et le meurtre — au profit d’une unité qui reste précaire (son « suicide » en atteste). Cette perspective est amorcée par Lynch lui-même dans ses entretiens avec Chris Rodley, qui évoque la duplicité inhérente à une grande part des éléments de la série (à commencer par son titre), prenant autour de Laura et de Cooper la forme inquiétante du doppelgänger[61] et irréductible au dédoublement explicite de Laura (en Diane Redfern ou en Maddy[62]). La duplicité de Laura, Hunt et Palmer n’est qu’un effet de son absence d’identité. De Laura à Twin Peaks, le procédé de désidentification se trouve intensifié par la remise en jeu de l’aura de Laura dans un univers fictionnel plus riche et plus complexe que permet (du moins quantitativement) le format sériel. Si Laura Hunt est à la fois une création multiple de ses prétendants démiurgiques (Pygmalion) et oscille entre différents statuts — vivante et morte (au point de s’écrier à son retour « I’m not a ghost»), victime et suspecte (une fois révélée la véritable victime) — , cette même dynamique est amplifiée par Lynch et Frost qui accentuent la labilité du personnage par la multiplication des relations que Laura Palmer entretient.
L(’)aura remise en jeu : simulation et différenciation
La « production » de l’aura Laura revêt chez Preminger un caractère onirique[63] lors de l’apparition aux teintes spectrales de Laura vivante, qui surprend Mark endormi chez elle en face de son portrait; dimension intensifiée par Lynch et Frost qui investissent l’espace onirique pour en faire le lieu de rencontre de Cooper et Laura Palmer. Bien que factuellement morte, Laura continue dans Twin Peaks de monopoliser l’attention des personnages comme celle du spectateur-détective par le truchement des rêves visionnaires de Cooper, lequel, jusqu’au dernier épisode de la deuxième saison, s’immisce dans la Black Lodge où est maintenu le doute sur l’identité — sainte ou damnée — de Laura Palmer. De même que dans Laura, où « l’aura de l’héroïne flotte[64] » par les plans-séquences qui parcourent son appartement visité par McPherson, l’omniabsence obsédante de Laura Palmer s’exprime dans l’insistance de son image, dans ses objets personnels et autres traces, avant que la défunte ne revienne simulée sous la forme de Maddy[65] et dans les rêves de l’agent Cooper. La part du rêve constitue un des traits significatifs dans la remise en jeu de Laura par Twin Peaks. Déjà élément structurant et porteur d’aura dans le film de Preminger où la diaphane Laura aux contours en sfumato[66] ressurgit comme dans un rêve de McPherson, le rêve devient dans Twin Peaks un important espace de communication par lequel Cooper et Laura se rencontrent. Le rêve acquiert par l’usage qu’en fait l’agent Cooper un caractère opposé à sa fonction chez Preminger : alors que dans Laura le rêve est porteur d’une séduisante ambiguïté interprétative qui s’oppose au réalisme des faits nus, dans Twin Peaks, le rêve se trouve valorisé comme vecteur d’une connaissance inaccessible autrement, et nécessaire à la résolution narrative de la série[67]. Autrement dit, de la mise en scène onirique qui double d’ambiguïté le réalisme factuel de Laura (en s’y opposant « cognitivement ») et ouvre ainsi à un investissement interprétatif et affectif; le rêve devient le seul moyen d’accès, dans Twin Peaks, à une résolution factuelle de l’enquête : c’est dans un rêve de Cooper que Laura dit à ce dernier qui est son assassin. Cette inversion, bien que potentiellement démentie par la mise en scène de Preminger[68], s’incarne dans les deux figures de l’ordre à la recherche d’un savoir permettant de résoudre l’enquête : le mystique Dale Cooper versé dans l’intuition et dans l’analogie comme sources de connaissance, et le pragmatique Mark McPherson qui, avant de quitter Laura pour inculper l’assassin, Lydecker, lui dit : « forget the whole thing like a bad dream »[69].
La perspective onirique résonne avec la « méthode de dramatisation », en tant que figuration propre à l’interprétation des rêves dans la théorie freudienne, qui implique une « dramatisation » comme « transformation d’une pensée en une situation[70] ». En cela, le rêve produit une pensée événementielle de second niveau car interne à la diégèse et, plus singulièrement, interne à la subjectivité de Cooper, si problématique se révélera-t-elle en dernière instance. Il n’en demeure pas moins que l’appréhension onirique de Laura par Cooper, unificatrice[71], apporte un savoir en faisant voir[72] une Laura suffisamment identifiable pour qu’elle puisse communiquer en son nom. La corrélation concrète, qui dans Laura permet d’identifier le meurtrier (les horloges jumelles possédées par Lydecker et Laura), devient dans Twin Peaks une dynamique analogique nourrie d’éléments oniriques[73] servant de base à l’enquête.
C’est en cela que nous pouvons parler d’une connaissance simulative en un sens para- ou pré-platonicien selon l’analyse que propose Vernant, montrant que la connaissance analogique — mimétisme de premier ou second degré (eikôn ou eidôlon) où Platon rabat finalement la ressemblance sur le faux-semblant —, était le vecteur d’un savoir valorisé avant sa disqualification par le partage platonicien entre être et paraître[74]. Cette connaissance simulative se trouve particulièrement mise en jeu autour de la figure de Laura : amorcée par Preminger avec la « toile mythifiée[75] » et le doublage onirique, puis développée dans Twin Peaks sous forme d’un accès au mystère; elle permet d’« atteindre des objets qui ne sont pas “évidentsˮ mais demeurent cachés et invisibles, soit dans le passé ou le futur, soit dans l’épaisseur ou l’arrière-plan des choses[76] ». Plus largement, il s’est agi d’observer une liaison propre à « l’eidolôn archaïque sous les trois formes où il se présente : image du rêve (onar), apparition suscitée par un dieu (phasma), fantôme d’un défunt (psuchê)[77] ». Ces trois aspects composent en s’entrecroisant le régime de présence de l’aura de Laura[78] et permettent de mesurer son affinité avec les traits définitoires du simulacre.
La dimension musicale, tout à fait marquante dans les deux oeuvres, participe elle aussi du régime de présence remis en jeu entre Laura et Twin Peaks. Le thème musical destiné à Laura Hunt et composé par David Raskin pour Preminger illustre lui-même un cas de reenactment[79]. Mais outre ce supplément musical interprétatif, le procédé de reenactment entre le film et la série emprunte des chemins musicaux. C’est le cas d’un album enregistré par Duke Ellington avec Rosemary Clooney intitulé Blue Rose (1956). Cet album opère tel un lieu de passage entre le film et la série : généalogique, en cela que Rosemary Clooney est la mère de Miguel Ferrer qui interprétera Albert Rosenfield (le nom en devient significatif, et l’acteur signe) dans Twin Peaks; musical, dans la mesure où l’album contient une version du « Sophisticated Lady » que Preminger désirait initialement pour Laura; et lexical puisque le titre de l’album — Blue Rose — renvoie à la catégorie surnaturelle de l’affaire Laura Palmer explicitée dans l’ouverture de Twin Peaks. Fire walk with me, à quoi s’ajoutent les onomatopées chantées par Rosemary Clooney, susceptibles d’être bien connues du spectateur de la série : « Bob be...be Bob... Bob Bob »[80].
En marquant la présence ambiguë d’une morte, le thème de Raskin[81] mobilise chez le spectateur/auditeur un rapport à la mémoire et à la nostalgique présence d’un lointain, celle-ci médiatisée par les effets du décès sur les autres personnages comme par les simulacres et traces à partir desquels sera imaginée une identité. Ce trait est accentué dans la série où l’annonce de la mort de Laura n’est pas verbalement exprimée, mais montrée à travers les réactions de son entourage accompagnant, dans leurs hausses d’intensité, l’élévation « lyrique et dramatique[82] » du thème de Laura qui opère une unification de l’événement[83]. Twin Peaks lie intrinsèquement — après Laura et avec plus d’insistance — le thème de Laura et son aura, de façon à produire un « holisme » musical dont le personnage de l’homme venu d’ailleurs se fait le porte-parole en disant, dans un rêve de Cooper : « there is always music in the air[84] ». Cette omniprésence musicale devient ce que Chion appelle un « élément unificateur[85] » de la série axé sur le thème de Laura.
En cela la musique acquiert dans Twin Peaks une efficacité narrative[86], aussi bien dans l’annonce instrumentale des scènes surnaturelles que par la présence d’un tourne-disque faisant écho — comme les pas de danse de Leland — au meurtre de Laura[87]. Sans voir ici les dimensions d’une « musique des sphères[88] », nous approuverons les effets que l’auteur en tire, c’est-à-dire la transmission d’un mood. Terme qui mobilise encore une fois le répertoire du jazz et que Thiellement traduit dans le cas de Twin Peaks par une « qualité de l’air propre à son identité fictionnelle[89] » et susceptible d’être transmise au spectateur/auditeur. La dimension musicale de l’aura de Laura importe par la manière dont elle nourrit ce cas de reenactment, dans la mesure où elle sera l’un des aspects massivement remis en jeu dans un procédé de reenactment à partir de la série; mais avant d’y parvenir, il s’agira d’aborder l’intermédialité de ce passage, cherchant aussi bien à perpétuer l’aura de Laura qu’à lui associer un mood transmissible.
Spéculatif et spéculaire du grand au petit écran
Bien que la priorité ait été accordée à l’enjeu théorique qui oriente notre propos, il est significatif de remettre en question les conditions médiatiques du développement de l’aura de Laura dans ses multiples dimensions. Car l’enjeu est alors celui du simulacre-reenactment comme producteur d’un effet, ce dernier étant conditionné par le nouveau vecteur de l’aura de Laura qu’est la télévision. Or la télévision — en ce qui concerne le format sériel — détermine un rapport nouveau au monde fictionnel qu’elle diffuse. Du point de vue temporel les différences avec le cinéma sont importantes. Outre l’évidence de la différence conventionnelle de durée entre un film et l’ensemble d’une série[90], l’accès ponctuel et réglé (diffusion hebdomadaire) à l’univers fictionnel engendre une posture de réception différente de celle permise par l’accès totalisant à l’ensemble de l’oeuvre qu’est le film. Autrement dit, l’échelonnement de la diffusion sérielle télévisuelle maintient l’attention et l’attente du spectateur au-delà du temps effectif que dure chaque épisode. Alors qu’un film, si marquant soit-il, maintient une réception unifiée dans le seul temps de visionnement, la série tend à une synchronisation du temps du spectateur et du temps des personnages, de sorte à accentuer le processus d’identification de l’un à l’autre. Le fait que l’intrigue soit ainsi distendue du point de vue temporel implique — et plus significativement encore dans le cas de Twin Peaks — un investissement interprétatif bien plus important de la part du spectateur. La part mystérieuse de cette série est rehaussée par une qualité cinématographique qui a marqué un « saut qualitatif[91] » dans la production télévisuelle et a ainsi participé de l’élan collectif dont elle fut et est l’objet[92]. Or, cet élan peut revêtir de nombreuses significations. Superficiellement, il sera interprété comme un phénomène d’engouement massif à l’endroit d’une fiction largement distribuée où le spectateur devient « fan ». Mais à ce comportement généralisé dans la culture de masse s’ajoute un rapport au culte — au sens ambivalent de ce terme — , fondé sur une analogie avec l’initiation religieuse, qui ramènerait alors l’aura sur le terrain de la culture consommée[93].
L’adaptation de la notion benjaminienne à la culture de masse du simulacre — de la copie valant comme original dans le cinéma et la télévision — renvoie à la question du cultuel dans les rapports sociaux et spirituels instaurés par ces formes médiatiques. Or, si la polysémie du terme rend problématique la lecture religieuse d’une série dite culte[94], elle n’interdit toutefois pas d’aborder Twin Peaks d’un point de vue initiatique, motivé par le récit que la série met en scène et par ses références hermétistes et télévisuelles[95]. En cela, Twin Peaks fait appel à un investissement affectif et exégétique intensifié par le surnaturel qui nous mène, suivant les pas de Cooper, dans les mystères de la « Red Room », à la fois lieu onirique et espace fantastique faisant écho (Glastonbury Grove) à la quête arthurienne du Graal. En dépit de la grande élasticité du terme, la dimension cultuelle que nous pouvons cerner autour de Twin Peaks relèverait de ce que Benjamin appelle une « intégration à la tradition[96] », signe, avec le recueillement, de l’unicité de l’oeuvre, et de son aura. Mais si l’on reconnaît les dimensions cultuelles de la série (sa dimension initiatique et son rapport à la tradition hermétiste), l’on remarquera que l’aura de Laura se perpétue à travers ce mode de production intrinsèquement simulatif, et par conséquent que l’unicité localisée de l’oeuvre — son hic et nunc — n’en serait pas une condition. Pour cela, il faut distinguer l’ubiquité matérielle permise par les techniques de production des contenus auratiques intégrables à une tradition : la distance garante du caractère sacré[97] de l’oeuvre ne serait plus à considérer d’un point de vue spatio-temporel — l’inaccessible image du culte[98] — mais dans une relation interprétative et projective singulière à chaque oeuvre, et débordant l’élitiste partage entre distraction des masses et recueillement de l’esthète[99].
Cette distance sacralisant même l’oeuvre « reproduite » supposerait donc une participation affective et intellectuelle du récepteur cherchant à saisir une inaccessible identité. Cela s’applique à Laura[100] et caractérise davantage les exigences imposées par le mystérieux et pathétique récit de Twin Peaks qui pousse le spectateur à la spéculation. Nous nous accorderons avec Thiellement quant à la portée introspective[101] de l’image spéculaire telle qu’elle est mise en scène dans la série. Le spéculaire et son rapport à la subjectivité (souvenons-nous ici du stade du miroir qui lie subjectivation et image libidinale du corps[102]) participent d’un récit contre-initiatique, celui de Cooper laissant la place à son doppelgänger qui de son front brise un miroir; scène clôturant la deuxième saison de Twin Peaks et qui reflète la première scène de la série, où Josie Packard (autre personnage à l’identité trouble interprété par Joan Chen) se contemple dans un miroir. Ce dispositif, complexifié par d’innombrables références onomastiques, symboliques et esthétiques, parvient finalement à confronter le spectateur lui-même à une forme de mystère, et rend la réception intrinsèquement active[103]. L’aura de Laura s’étend alors à l’ensemble de l’univers fictionnel de Twin Peaks, qui intègre son spectateur-détective et ainsi l’initie. Il est alors question d’un rapport spectatoriel[104] tel que le décrit Étienne Souriau, soit un « fait subjectif qui met en jeu la personnalité psychique du spectateur[105] ». Ajoutons à cela que, à la différence du cinéma, le dispositif télévisuel est intégré dans l’espace privé du spectateur, de sorte que l’ubiquité du médium, récusant la distinction institutionnelle et topologique entre l’oeuvre et l’habitat, accentue selon nous l’intensité du rapport spectatoriel[106].
Bien que le rapport à la transcendance ne soit pas étranger à l’oeuvre de Lynch, le traitement simulatif que celle-ci subit[107] nous poussera à la précaution dans une lecture religieuse de la fonction cultuelle[108] relative à l’aura. Le format sériel permet en cela une intégration progressive du spectateur où la captation est maintenue durant et entre chaque épisode au point de produire, sinon une initiation spirituelle comme l’affirme Thiellement, du moins l’insufflation — au sens klossowskien du terme[109] — d’un mood. Cette insufflation est explicitement exploitée par Lynch qui, dans une ultime synchronisation, rend effective dans la réalité du spectateur une phrase prononcée par Laura (« I’ll see you again in 25 years[110] ») dans ce qui semblait être le dernier épisode de la série : une troisième saison de Twin Peaks est annoncée pour 2017, vingt-cinq ans après[111]. Finalement, nous verrons que l’insufflation opérée par Twin Peaks, par sa portée et dans la variété de ses formes, a contribué à produire un nouveau processus de reenactment, diffus et encore en devenir.
Perpétuations
Nous avons pu appréhender le film de Preminger comme un répertoire à partir duquel Lynch et Frost ont fait « renaître » le signe unique qu’est Laura, l’ont simulé en le réincarnant dans une série télévisée, et nous pouvons désormais élargir notre questionnement au devenir-répertoire de Twin Peaks. Qu’il soit question de la musique entêtante créée par Badalamenti et Lynch, de la qualité « cinématographique » de la réalisation ou de sa vertigineuse et introspective narration, Twin Peaks a produit un répertoire dynamique et maintenu ouvert par la continuation de la série en 2017. Ce dernier est observable par un reenactment de second niveau dans différents domaines de la création, et peut aussi bien apparaître dans une dimension ludique[112] que dans des réincarnations plus tragiques ou expérimentales[113], chaque registre ayant ses propres modalités de remise en jeu et de recréation à l’égard du répertoire.
Il est intéressant d’observer la variété — bien qu’elle ne soit pas ici exhaustive[114] — des réincarnations musicales de Twin Peaks. Celles-ci s’opèrent soit à la manière d’un hommage, soit comme un renvoi sous forme de sample ou de référence nominale. Comme le Laura de Raskin, Twin Peaks est une matrice musicale dont chaque actualisation exploite une dimension significative qui est à la fois une interprétation personnelle; chacune est différente par la remise en jeu opérée et révèle une appropriation singulière. Le morceau d’Odezenne est en cela exemplaire : la lubricité humoristique du titre, rehaussée par l’innocence kitsch du clip saturé de références à la série, réinterprète une dimension cruciale de Twin Peaks. Il s’agit d’une « érotisation massive[115] » et diffuse, fruit d’une contrainte télévisuelle liée à la mise en scène de la sexualité, qui est ici captée, reconfigurée et intensifiée par Odezenne. Sans pouvoir aborder chaque cas, nous nous limiterons à une remarque générale concernant l’importante part musicale de cette remise en jeu. Dans une perspective simulative, nous remarquerons avec Clément Rosset que la musique se présente comme une forme radicalement non représentative qui révèle, en s’affranchissant d’un modèle[116], l’univocité propre à une ontologie du simulacre. De ce point de vue se justifie l’importance musicale d’un reenactment-simulacre à partir de Twin Peaks : le mood n’est pas affaire de représentation de contenus mais d’insufflation, la musique prend ici le relais indicible, mais non moins transmissible, de la part du mystère auquel elle initie[117].
Reste toutefois que cette dimension dominante ne doit pas occulter d’autres remises en jeu significatives de l’univers de Twin Peaks. L’aura de Laura s’exprime en effet activement à travers diverses productions livresques, dont celle du romancier Mark Frost revenant, bien des années après, sur les secrets de la ville; exploitation littéraire initiée par Jennifer Lynch qui publia, avant la diffusion de la deuxième saison, le journal de Laura Palmer[118]. Au-delà des réinvestissements littéraires, nous pouvons observer un certain nombre d’effets produits par la série dans le monde télévisuel. Si bien des commentateurs insistent sur l’élan surnaturel que Twin Peaks imprima aux séries qui lui ont succédé, l’on retrouvera également des remises en jeu plus[119] ou moins[120] explicites dans des séries récentes. La portée de ce procédé, par la variété de ses modalités d’appropriation, exprime davantage qu’une « influence » une simulation continuelle et protéiforme : la re-création d’une remise en jeu dont l’aura de Laura est un fil attaché au « corps de l’image[121] » et à celui du son.
Pour respecter la cohérence — ou devrions-nous dire la « chaos-errance[122] » — des notions invoquées, il serait peu habile de vouloir déterminer de manière péremptoire leurs rapports : d’une part les pratiques de reenactment convoquent une multitude de productions artistiques selon des modalités variables de remise en jeu, dont le dénominateur sémiotique nous semble être commun par ses capacités heuristiques eu égard à la dimension intermédiale des productions concernées; d’autre part l’indiscernabilité ontologique que produit la remise en jeu, en tant que traduction-interprétation créative et continuelle de signes, suppose une modification du rapport entre original-modèle et copie-reproduction, et donc l’invocation d’une logique simulative propre à légitimer ce mouvement hors d’une hiérarchie essentialiste. La « même » chaos-errance nous incitera à faire nôtre la fictionnalisation de la connaissance engendrée par ladite simulation[123], suivant une récursivité qui rend légitimes les fictions théoriques.
Parties annexes
Note biographique
Thibaut Vaillancourt prépare, après l’obtention d’un master ès lettres à l’Université de Lausanne, un projet de doctorat en philosophie axé sur la question du sujet à travers un corpus d’oeuvres littéraires, picturales et cinématographiques. Il a publié « Deleuze et Wittgenstein : comme deux jumeaux assis dos à dos ? » (H. Poltier (dir.), Études de Lettres, Lausanne, 2014/4); il fera bientôt paraître « Deux régimes de fous. Rêve et démultiplication identitaire comme phénomènes structurants dans Le Golem de Meyrink et Ferdydurke de Gombrowicz » (E. Durante (dir.), Le double : littérature, arts, cinéma. Nouvelles approches, Paris, Honoré Champion); et il a co-rédigé, avec Anthony Bekirov, « Le jeu-vidéo, expérience-limite du sujet » (S. Lapalu et G. Glicenstein (dir.), revue Marges, n° 24, Paris, Presses Universitaires de Vincennes).
Notes
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[1]
Platon, Le Sophiste, traduction de E. Chambry, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, 236b, 236c, 264c et Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1969, p. 296. Nous renvoyons par ces termes à la distinction platonicienne qui sépare deux régimes d’imitation : l’imitation du Vrai qu’est la bonne copie (eikôn, le lit produit par l’artisan imitant fidèlement l’Idée de lit) possède une plus grande valeur ontologique que l’imitation de second degré, copie de l’apparence susceptible d’induire en erreur, le « faux-semblant » de l’eidôlon produit par le peintre. Cette première opposition renvoie à la production du visible et de l’ustensilaire, mais elle se prolonge dans le langage en distinguant le discours « vrai » du philosophe qui dit l’essence des imitations ou simulations verbales du sophiste. Platon, République, traduction de R. Baccou, Paris, Garnier-Flammarion, 1966, 598 b-c; Le sophiste, traduction de Nestor Luis Cordero, Paris, Flammarion, 1993, 234 c-d. Voir également, concernant les « simulacres parlés », le langage du sophiste « en tant qu’il est analogue à l’art du peintre », Barbara Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 1995, p. 348–349.
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[2]
Jean-Pierre Vernant, Religions, histoire, raisons, Paris, Librairie François Maspero, « Petite Collection Maspero », 1979, p. 111.
-
[3]
Dans un passage consacré à Vertigo de Hitchcock, Žižek écrit : « Quand Platon rejette l’art pour n’être qu’une “réplique de répliqueˮ, quand il introduit trois niveaux ontologiques [...], ce qui est perdu c’est le fait que l’Idée n’émerge que dans la distance qui sépare notre réalité matérielle ordinaire (second niveau) de sa réplique. Quand nous copions un objet matériel, ce que nous copions réellement, ce à quoi notre copie se réfère, n’est jamais cet objet particulier comme tel mais son Idée. Cette copie est semblable à un masque qui produit une troisième réalité, un fantôme vêtu d’un masque qui n’est pas le visage dissimulé derrière lui. En ce sens, l’Idée est l’apparence en tant qu’apparence [...] : l’Idée est quelque chose qui apparaît quand la réalité (la copie de premier niveau/l’imitation de l’Idée) est elle-même copiée », Organes sans corps. Deleuze et conséquences [2003], traduction de C. Jacquet, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 193.
-
[4]
Stéphanie Decante Araya, « De listas y combinatorias : el trabajo del repertorio en “El uniconioˮ, cuento de Juan Emar », Pandora, n° 7, 2007, p. 291–304. Une dimension de ce procédé est évoquée par François Bovier et André Chaperon comme « l’activation [par Twin Peaks] d’une pluralité de codes génériques qui entrent dans un rapport de coexistence pacifiée échappant à toute hiérarchisation », « Twin Peaks. La loi des séries », Décadrages, n° 4–5, 2005, p. 27.
-
[5]
Twin Peaks fut diffusé du 8 avril 1990 au 10 juin 1991 par la chaîne ABC, New York. Les relations entre Laura de Preminger et Twin Peaks ont déjà été remarquées : Michel Chion, David Lynch, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, coll. « Auteurs », 2007, p. 133; Pacôme Thiellement, La main gauche de David Lynch, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Travaux pratiques », 2010, p. 8–18; Odile Bächler, Laura. Otto Preminger, Paris, Éditions Nathan, 1995, p. 118–119. On note une variation chez Mathieu Macheret qui place dans Crime passionnel (1945), en vertu de son « cadre inquiétant », « une des origines possibles » de Twin Peaks, « Sept ans de saute-mouton », dans Otto Preminger, Thierry Lounas (dir.), Nantes, Capricci, 2012, p. 36.
-
[6]
Créativité du reenactment dans sa relation au répertoire, selon l’étymologie du terme (du latin re-perire), Valentina Litvan et Marta López Izquierdo, « Répertoire(s). Mode d’emploi », Pandora, n° 7, 2007, p. 9.
-
[7]
Gilles Deleuze, 1969, p. 303. Aline Caillet évoque la « destitu[tion] » par les pratiques de reenactment du « couple modèle/copie ». « Le re-enactment : Refaire, rejouer ou répéter l’histoire ? », Marges, n° 17, 2013, p. 67.
-
[8]
« Toute théorie du “sujetˮ aura toujours été appropriée au “masculinˮ. À s’y assujettir, la femme renonce à son insu à la spécificité de son rapport à l’imaginaire. Se replaçant dans la situation d’être objectivée — en tant que “fémininˮ — par le discours. S’y réobjectivant elle-même quand elle prétend s’identifier “commeˮ un sujet masculin. Un “sujetˮ qui se re-chercherait comme “objetˮ (maternel-féminin) perdu ? La subjectivité déniée à la femelle telle est, sans doute, l’hypothèque garante de toute constitution irréductible d’objet : de représentation, de discours, de désir. Imaginez que la femme imagine, l’ob-jet [voulu] y perdrait son caractère (d’idée) fixe », Luce Irigaray, Speculum, De l’autre femme, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 165.
-
[9]
David Lynch, Paris, Cahiers du cinéma, 2012, p. 68
-
[10]
Irigaray, 1974, p. 430–443.
-
[11]
Nous renvoyons par ce terme à l’article de Bruno Latour et Adam Lowe, « La migration de l’aura ou comment explorer un original par le biais de ses fac-similés », Intermédialités, n° 17, 2011, p. 173–191, qui propose une mobilité de l’aura benjaminienne du tableau original vers ses « bons » fac-similés. Cette migration est à étendre dans notre cas, en vertu du caractère intrinsèquement reproductif, car industriel, des oeuvres filmiques et télévisuelles.
-
[12]
« L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » [1939], dans Oeuvres, t. III, traduction de M. De Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2000, p. 275–282.
-
[13]
Nous pourrions dans cette perspective évoquer les travaux de Nelson Goodman et la distinction qu’il pose entre les arts autographiques et les arts dits allographiques, Les langages de l’art [1968], Nîmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 147. Mais cette distinction adaptée par Gérard Genette dans L’oeuvre d’art, immanence et transcendance, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1994, se plie difficilement aux problèmes de « l’image-mouvement » qui nous concerne ici. Pour une tentative d’adaptation de ces catégories au cinéma, voir : André Gaudreault, « Cet art plus photographique qu’autographique qu’est le cinéma... », dans La pensée esthétique de Gérard Genette, Joseph Delaplace, Pierre-Henry Frangne et Gilles Mouëllic (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Aesthetica », 2011, p. 211–219; sans parler des présupposés problématiques de cette étude : Jan Baetens, « Autographe/allographe (À propos d'une distinction de Nelson Goodman) », Revue philosophique de Louvain, n° 70, 1988, p. 192–199.
-
[14]
Aspect déjà abordé par Nathalie Heinich, Du peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 48; ainsi que par Martin Kemp, Christ to Coke. How Image Becomes Icon, Oxford University Press, 2012, p. 59, qui récuse l’assimilation benjaminienne de l’aura à l’unicité de l’oeuvre d’art.
-
[15]
« La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous », Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des Passages [1927–1940], traduction de J. Lacoste, Paris, Les Éditions du Cerf, 1989, p. 464.
-
[16]
Guy Astic, Twin Peaks : les laboratoires de David Lynch, Pertuis, Éditions Rouge profond, 2005, p. 121.
-
[17]
Cette logique de remise en jeu opère dans des aires aussi variées que la danse, André Lepecki, « The Body as Archive : Will to Re-Enact and the Afterlives of Dances », Dance Research Journal, vol. 42, n° 2, hiver 2010, p. 28–48; le théâtre, le jazz, Robert R. Faulkner et Howard S. Becker, « Do you know…? ». The Jazz Repertoire in Action, Chicago, The University of Chicago Press, 2009; les remakes cinématographiques, les reconstitutions historiques ou celles des scènes de crime, ou encore dans le domaine de la simulation virtuelle, scientifique ou vidéoludique.
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[18]
Si le simulacre peut être défini, il est avant tout chez Platon la mauvaise copie de l’Idée, celle qui simule une ressemblance avec le vrai et, se faisant passer pour lui en l’occultant, ne re-présente aucune réalité sous-jacente. Cette apparence sans fondement (phantasma ou eidôlon) s’oppose à la « bonne » copie, qui re-présente l’Idée sans la masquer. En termes platoniciens, phantasma et eidôlon (deux origines de simulacre dont découleront, d’une part, fantôme, phantasme, et de l’autre, idole) s’opposent à eikôn (qui deviendra icône) et à eidos : l’image vraie re-présentant la forme intelligible (eidos). Nous verrons cependant que cette première occurrence du simulacre sera complexifiée par différentes réévaluations. Le renversement du platonisme par le simulacre étant une question ouverte et débattue, nous renvoyons à deux solides études concernant le dedans et le dehors de la « vraie » philosophie autour de Platon : Jean-François Mattéi, L’Étranger et le Simulacre. Essai sur la fondation de l’ontologie platonicienne, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1983 et à Barbara Cassin, 1995.
-
[19]
Pierre Klossowski, notamment Les lois de l’hospitalité, Paris, Gallimard, coll. « Le chemin », 1965; La monnaie vivante [1970], Paris, Éditions Payot & Rivages, 1997; La Ressemblance, Marseille, Éditions Ryôan-ji, 1984; Gilles Deleuze, 1969; Michel Foucault, notamment « La prose d’Actéon », La nouvelle revue française, n° 135, mars 1964, p. 444–459; « Theatrum philosophicum », Critique, n° 282, novembre 1970, p. 885–908; Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Gallilée, coll. « Débats », 1981; Victor I. Stoichita, L’Effet Pygmalion : pour une anthropologie historique des simulacres, Genève, Droz, 2008.
-
[20]
Gérard Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
-
[21]
Marie Martin, « Le remake secret : généalogie et perspectives d’une fiction théorique », CINéMAS, vol. 25, n° 2–3, 2015, p. 13–14, et, à ce sujet, l’ensemble du volume, intitulé Le remake : généalogies secrètes dans l’histoire du cinéma.
-
[22]
Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 44. Indépendamment de son appropriation deleuzienne, la sémiotique triadique de Peirce — dans le rapport qu’elle pose entre un signe, son objet et son interprétant devenant lui-même signe — permet de considérer le reenactment en tant que processus où la remise en jeu interprétante produit, ad infinitum, de nouveaux signes, et donc un nouveau répertoire, Claudine Tiercelin, C. S. Peirce et le pragmatisme, Paris, Collège de France, 2013.
-
[23]
Nietzsche et le cercle vicieux, Paris, Mercure de France, 1969; ainsi que, entre autres, 1965, 1984.
-
[24]
Ce niveau de confrontation ne prétend pas rendre raison de matières visuelles et sonores au point de les aborder par un écrasement discursif voulant identifier le sens assignable d’oeuvres multiples. Sans tomber dans une misologie ou un apophatisme qu’avec Žižek et Dufour nous refusons, Lacrimae rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, traduction de C. Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2013, p. 222–231; David Lynch : matière, temps et image, Paris, Vrin, 2008, p. 91, nous devrons admettre la préséance accordée à la dimension théorique de notre propos, l’attention portée sur l’enjeu sous-jacent à la triade reenactment-simulacre-aura au détriment d’une analyse pointue de la remise en jeu qui l’exemplifie.
-
[25]
En ces termes nous aborderons les diverses expressions du mouvement de remise en jeu : outre les cas cités plus haut, le reenactment s’illustre exemplairement dans les phénomènes de recyclage audiovisuel. The Movie Orgy (Joe Dante, Jon Davison, 1968) ou Endtroducing... (DJ Shadow, Island Records, 1996), film et album composés (presque) exclusivement d’échantillons d’autres oeuvres, synthétisent la logique du sample désormais culturellement installée. Signalons également la compatibilité de cette dynamique avec la dimension technique et ontologique des courants artistiques se revendiquant de l’hantologie, à la suite des travaux de Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993 et avec Bernard Stiegler, Échographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996.
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[26]
Ainsi en est-il, selon Julien Achemchame citant et commentant Serge Daney, de l’image-simulacre des personnages de Twin Peaks : « Ce qui est singulier en eux, c’est que leur “lookˮ tient la distance, comme on dit qu’un maquillage ou qu’un lifting “tientˮ. C’est la “persévérance dans leur apparenceˮ qui devient l’“êtreˮ de ces personnages et c’est peut-être la liberté du feuilleton ouvert [...] qui permet de “faire passerˮ cela », Serge Daney, L’exercice a été profitable, Monsieur, Éditions P.O.L., 1993, p. 333; et Achemchame d’ajouter : « L’apparence tient lieu d’identité visuelle pour les personnages du récit, ils peuvent en être les prisonniers ou bien les gardiens. C’est cela qui fait leur identité en tant qu’image et l’image est leur seule et unique identité », Entre l’oeil et la réalité : le lieu du cinéma. Mulholland Drive de David Lynch, Paris, Éditions Publibook, 2010, p. 80.
-
[27]
Une altération de l’identité par la mimêsis se trouverait déjà chez Platon selon Vernant : « [...] la mimêsis philosophique [consisterait] dans une assimilation intime de soi à ce qui est autre et radicalement étranger au paraître, de façon à se changer soi-même du dedans », 1979 p. 135; et selon Slaven Waelti, « Simulation et souveraineté. Bataille, Klossowski, Kittler », Europe, n° 1034–1035, 2015, p. 115–139.
-
[28]
Philippe Sabot : « Foucault, Deleuze et les simulacres », Concepts, n° 8, mars 2004, Sils Maria éditions/Vrin, p. 3–21.
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[29]
Nous noterons à ce propos l’intérêt d’un « lacanien » tel que Slavoj Žižek pour le film noir — dont Laura — et pour Lynch en particulier, Lacrimae rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, traduction de C. Vivier, Paris, Éditions Amsterdam, 2013 et Žižek, 2008. En attestent également les analyses d’orientation psychanalytique du travail de Lynch, Stefan Peltier, Twin Peaks. Une cartographie de l’inconscient, Montpellier, DLM Éditions, 1993; Viviane Abel Prot, « This dream place », Libres cahiers pour la psychanalyse, n° 14, 2006/2, p. 73–81; Jean-Claude Polack, Marco Candore, « David Lynch, Inland Empire, un cinéma de la folie et de la déterritorialisation », Chimères, n° 80, 2013/2, p. 200–211, entre autres.
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[30]
Thierry Tremblay, Anamnèses. Essai sur l'oeuvre de Pierre Klossowski, Paris, Hermann, 2012, p. 175–176.
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[31]
Klossowski, 1984, p. 13. Un signe unique reste sous-entendu dans la vacuité du « je » et assure à chacun une cohérence propre : « [...] demeurer dans la cohérence d’un signe unique, c’est renoncer à vivre dans le monde constitué par l’incohérence qu’y fait régner le code des signes quotidiens. Ainsi accepter la contrainte que la pensée exerce par la cohérence en un signe unique, c’est accepter la folie », ibid., p. 12–13.
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[32]
« Depuis dix ans que je vis ou crois vivre sous le Signe de Roberte, je puis dire que si je n’ai pas été capable de m’astreindre humainement à pareille dimension de la pensée, la part de moi-même qui en a fait les frais ne s’est pas autrement comportée à l’égard de la vie courante. Toute saugrenue que peut paraître la projection de la pensée, réduite à sa dimension propre — saugrenue, dis-je, puisque j’ai ici tenté de retrancher la mémoire, le souvenir, le capital du coeur et des sens, à défaut desquels je n’eusse pu jamais voir Roberte dans les diverses situations où elle s’est déployée [...] — cependant, une telle préoccupation demeurait insoutenable sans une substitution des signes aux souvenirs et aux sens, soit par un outillage de sémaphores particuliers dont les feux, quoiqu’ils jalonnent une vie d’événements, de faits, de paroles, de sons, de gestes, ont fini par surplomber, combler et aveugler totalement les vides, les précipices, les ténèbres qui forment toujours les paysages crépusculaires du passé et d’expériences vécues », Klossowski, 1965, p. 7.
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[33]
Nous reprenons ici une notion que Žižek emprunte à Jacques Lacan, Žižek, 2013, p. 177.
-
[34]
Pour ne pas dire inexistante — à supposer que l’identité implique une stabilité. Au sujet de la désubjectivation de Laura dans Twin Peaks, voir l’article de David Roche, « The Death of the Subject in David Lynch’s Lost Highway and Mulholland Drive », E-rea, 2004, p. 6, 9, http://erea.revues.org/432 (consultation le 25 mai 2016).
-
[35]
Judith Butler, La Vie psychique du pouvoir, traduction de B. Matthieussent, Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, p. 201.
-
[36]
Ibid., p. 201–202.
-
[37]
Voir Žižek, p. 220–228.
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[38]
Ibid., p. 228.
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[39]
Chion, 2007, p. 138.
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[40]
Twin Peaks, saison 1, pilote, diffusion le 8 avril 1990.
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[41]
De ce point de vue, alors que le film et la série s’ouvrent par le constat de la mort de Laura (la voix off de Lydecker, le « prologue » de la Log lady) impliquant rétrospectivement la question de son identité et y associant une présence onirique qui fait revenir réellement Laura Hunt dans la diégèse, le maintien de Laura Palmer dans un ailleurs simulant l’ici déstabilise plus radicalement le milieu masculin dont elle émane : « Et comme je deviens incroyablement nue, et imperceptible pour l’oeil qui a oublié le corps où il a lieu. Et comme revenir à moi fait trou dans ta mémoire. Comme il te faut fouiller profond dans l’oubli pour te souvenir de là où je n’étais pas encore entrée dans ton horizon. Tu te frottes les yeux, inquiet de savoir si je suis spectre ou vivante. Si j’ai jamais existé, si ta mémoire est autre qu’un rêve. »; « Si ainsi elle s’abîme, c’est que l’enveloppe d’air(s) dont on l’a revêtue ne lui convient pas. Ainsi trompe-t-elle, et se trompe-t-elle, écartée entre ce devenir d’“elle-même” et ces mutations de formes, ces changements de perspectives, ces révolutions du soleil, qu’elle épouse. Sans s’y tenir. Du moins simplement. Et si la dernière mode est de la vouloir phallique, elle vous prouvera qu’elle l’est, que vous avez raison de le croire. En rajoutant, jusqu’à entraîner le phallus, et le reste, dans leur perte », Luce Irigaray, Amante marine, De Nietzsche, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 37 et 126–127.
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[42]
Ces derniers extraits de dialogue sont tous de Twin Peaks, saison 1, pilote, diffusion le 8 avril 1990.
-
[43]
Voir : Dick Tomasovic, « La mort de Laura Palmer n’a pas eu lieu. Notes sur le dédale sonore de Twin Peaks », Mondes du cinéma, n° 7, Éditions LettMotif, 2015, p. 20–31; Christy Desmet, « The canonization of Laura Palmer », dans David Lavery (dir.), Full of secrets, Critical approaches to “Twin Peaks”, Wayne State University Press, 1994, p. 93–108.
-
[44]
La découverte du corps de Laura, bien qu’elle marque la présence physique de la défunte dès l’ouverture du pilote, ne désamorce pas pour autant son absence en tant que sujet : l’objectivation cadavérique que signale Christy Desmet citant Julia Kristeva (Power of Horror, An Essay on Abjection, traduction de L.S. Roudiez, New York, Columbia University Press, 1982, p. 3–4) opère dès cette scène initiale une désubjectivation qui préfigure l’omniprésence de l’image de Laura, muette comme son cadavre, ibid., p. 105. Il en va de même concernant les autres apparitions de Sheryl Lee parlante qui obéissent à une logique simulative et marquent l’absence de Laura comme sujet; celle-ci parle — qui plus est selon l’inversion langagière propre à la Red Room — à Cooper (Kyle MacLachlan) dans son rêve de l’épisode trois, ou s’exprime sous les traits de Maddy comme double de Laura.
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[45]
« Que le Même et le Semblable soient simulés ne signifie pas qu’ils soient des apparences ou des illusions. La simulation désigne la puissance de produire un effet. [...] C’est au sens de “signeˮ, issu d’un processus de signalisation; et c’est au sens de “costumeˮ, ou plutôt de masque, exprimant un processus de déguisement où, derrière chaque masque, un autre encore... », Deleuze, 1969, p. 304. C’est bien en ces termes que se comprend le « renversement du platonisme » annoncé par Nietzsche : la valorisation gnoséologique du simulacre ne peut avoir lieu que dans l’abolition du monde-vrai et du monde des apparences, Le crépuscule des idoles [1888], traduction de Henri Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, p. 96. Inversement, Vernant décrit la dégradation platonicienne de l’eidolôn, qui perd sa fonction gnoséologique et se mue en non-être : 1979, p. 111–112.
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[46]
Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 1962, p. 89.
-
[47]
Deleuze, « La méthode de dramatisation », [1967], dans L’île déserte et autres textes, David Lapoujade (dir.), Paris, Les Éditions de Minuit, 2002, p. 151. « Lorsque je demande qu'est-ce que ?, je suppose qu'il y a une essence derrière les apparences, ou du moins quelque chose d'ultime derrière les masques. L'autre type de question, au contraire, découvre toujours d'autres masques derrière un masque, des déplacements derrière toute place, d'autres “casˮ emboîtés dans un cas », ibid., p. 159.
-
[48]
Nous trouverons, encore une fois, une trace de cette dynamique dans l’article de Caillet : « Ce déplacement d’une logique de la représentation à celle de l’événement inaugure de fait un tout autre régime ontologique. Comment dès lors comprendre la nature de la relation imitative, réitérative entre l’original et la copie ? [...] Ce vocabulaire est celui qui prévaut dans le champ de la représentation mais est-il encore adéquat dans un ordre événementiel ? », 2013, p. 5. Plus avant dans l’« ordre événementiel », nous soulignerons avec Foucault le lien qui unit le théâtre à la seconde « scène privilégiée » du simulacre qu’est selon lui « la psychanalyse », 1970, p. 889. L’on constate ainsi que la dramatisation est coextensive au simulacre : le reenactment s’inscrit dans une destitution événementielle du régime de l’identité dont la subjectivité est un représentant.
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[49]
« D’où l’on déduira que toute “idéeˮ, toute “formeˮ, se réduit toujours à l’effet de surface qu’est son apparence. [...] La véritable Hélène avait raison, elle n’était vraiment que son nom, ou encore, seul son nom était vraiment. Version théâtrale du Traité du non-être de Gorgias : c’est l’idole vide, le simulacre de souffle, qui est », Cassin, 1995, p. 89.
-
[50]
« Le primat de l’identité [...] définit le monde de la représentation. Mais la pensée moderne naît de la faillite de la représentation, comme de la perte des identités, et de la découverte de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l’identique. Le monde moderne est celui des simulacres. L’homme n’y survit pas à Dieu, l’identité du sujet ne survit pas à celle de la substance. Toutes les identités ne sont que simulées, produites comme un “effetˮ optique, par un jeu plus profond qui est celui de la différence et de la répétition. », Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1968, p. 1.
-
[51]
Stoichita, 2008, p. 297.
-
[52]
Paolo Bertetto, Le Miroir et le simulacre. Le cinéma dans le monde devenu fable, traduction de Altiero Scicchitano et Hélène Carquain, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire », 2015, p. 20. À ce sujet, voir plus largement le chapitre I, « L’image-simulacre ». Concernant la « puissance du faux » inhérente à « l’image-temps » du cinéma, nous nous reporterons également à Gilles Deleuze qui analyse le nietzschéisme de Welles à travers la destitution du monde des apparences et du monde vrai, 1985, p. 179–182. Ajoutons à cela une revue d’études cinématographiques, dirigée par Jean-Baptiste Thoret et Guy Astic, dont le nom pose de lui-même l’analogie : Simulacres. Revue d’esthétique du cinéma, qui publia huit numéros de 1999 à 2003.
-
[53]
Il s’agissait, lors de la diffusion de la série en 1990, de son sous-titre : « Who killed Laura Palmer ? »
-
[54]
Voir Michel Chion, 2007, p. 169. « Laura [de Preminger] suscite le fantasme des uns et des autres, [...]. Flottant entre deux mondes, la diaphane Laura est le lieu de rencontre de trois imaginaires masculins », Christian Viviani, « Laura et Stella, anges déchus ? », Positif, n° 554, avril 2007, p. 95.
-
[55]
Stoichita, 2008, p. 297
-
[56]
Décrit comme un « Pygmalion misanthrope voué à tuer sa propre création », Olivier Eyquem, « Petit abécédaire », Positif, n° 554, avril 2007, p. 88; et voir à ce propos, dans le même volume : Pierre Berthomieu, « Les accords vagues d'Otto Preminger », p. 83. L’effet de double et l’effet de mort sont exemplairement liés par l’acte de Lydecker-Pygmalion tuant la « fausse » Laura.
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[57]
Dans l’épisode treize, Maddy, décidant de quitter la ville après s’être liée d’amitié et d’affection « de substitution » avec Donna Hayward et James Hurley, exprime sa volonté de « redevenir » elle-même après avoir « été Laura ». Après cela, l’épisode quatorze s’ouvre sur un plan-séquence parcourant des photos de Laura dans le salon des Palmer, puis s’arrête sur la famille simulée, Madeleine assise entre les parents de Laura et faisant part de sa décision de quitter la ville et la place de la défunte. Annonce tristement reçue par Leland Palmer qui « achèvera » la duplication en poussant Leland-Bob (Frank Silva) à renouveler le meurtre de Sheryl Lee dans le rôle de Maddy rejouant Laura (appelée Laura par Leland-Bob avant qu’il ne la tue).
-
[58]
Cassin décrit, en commentant l’Hélène d’Euripide, un procédé comparable : « L’opposition classique entre l’oeil de l’esprit et l’oeil du corps n’a même plus le pouvoir de servir à distinguer entre idée et idole [...]. Autrement dit, il est du destin de la vision et de la théorie, domaine privilégié de la philosophie, et non pas seulement du destin de la parole, domaine de la sophistique, de faire prendre le mot pour la chose. Le renversement de l’original et de l’image se marque au sort du corps : dans son monologue, Hélène oppose son moi, le corps resté en Égypte, à l’idole de son nom; avec Teukros, dans la dernière réplique, c’est le corps tout seul qui produit la ressemblance, tandis que pensées ou sentiments (phrenas) sont tout autres », 1995, p. 90.
-
[59]
Certains des noms propres présents dans Laura sont disséminés dans Twin Peaks, et redistribués pour produire une interprétation. Le nom de Waldo Lydecker se voit décomposé pour être attribué au vétérinaire de la ville de Twin Peaks (Dr. Lydecker) et à un mainate qui fut son patient (Waldo) et, plus significativement, l’un des derniers témoins, présent la nuit de son meurtre, du sort de Laura Palmer. Waldo devenu oiseau bavard et abattu froidement dans le bureau du shérif lorsque ses psittacismes révèlent le nom d’un des agresseurs de Laura (Leo, interprété par Eric Da Re). Jacoby, peintre et amant de Laura Hunt dont la présence se réduit à une silhouette dans une fenêtre et au portrait dont il est le créateur, devient dans Twin Peaks le Dr. Jacoby (Russ Tamblyn), psychanalyste psychédélique de Laura avec qui elle partage une relation privilégiée. Il reste, d’un Jacoby à l’autre, une obsession affective pour Laura. Un dernier prénom issu de Laura conserve une intrigante fonction dans Twin Peaks : Diane Redfern, maîtresse du fiancé de Laura Hunt, et double de cette dernière, apparaît dans Twin Peaks sous la forme d’un dictaphone nommé Diane auquel Cooper transmet ses observations. Outre la charge mythique de ce prénom qui ouvrirait à une riche exégèse sous le signe du simulacre, voir : Klossowski, Le bain de Diane, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1956, le prénom reste, du film à la série, associé à une présence problématique. Diane dans Laura ne sert que de victime doublant Laura et justifiant son retour aux yeux de McPherson, et opère dans Twin Peaks à la manière d’un prénom non individué auquel Cooper se confie.
-
[60]
« Rien dans la vie impulsionnelle ne semble proprement gratuit. Dès qu’une interprétation y dirige le processus même (le combat de l’émotion pour se maintenir contre l’instinct de propagation), l’évaluation, donc le prix intervient; mais celui qui en supporte finalement les frais, celui qui paiera d’une manière ou d’une autre, c’est le suppôt constitué par le lieu où se déroule le combat, où se trafique et se négocie un compromis possible ou introuvable, le corps propre. Un premier dilemme se dessine ici : ou bien perversion interne — dissolution de l’unité; ou bien affirmation interne de l’unité — perversion externe », Klossowski, 1997, p. 53.
-
[61]
Entretiens avec Chris Rodley, traduction de S. Grünberg, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 135. Pour un relevé et une analyse des duplicités constitutives de Twin Peaks, voir : Thiellement, 2010, p. 26–28; Chion, 2007, p. 131–133.
-
[62]
La cousine de Laura Palmer est une référence onomastique à un célèbre double : Madeleine Ferguson emprunte son nom au détective John Ferguson (James Stewart) dans Vertigo de Hitchcock (Sueurs froides, 1958), et son prénom à Madeleine Elster (Kim Novak), qui dans ce film est l’objet d’un dédoublement célèbre par Judy Barton.
-
[63]
Ce trait complexifie l’aura de Laura dans la mesure où « l'éveil plonge McPherson dans une réalité onirique », Christian Viviani, « Laura et Stella, anges déchus? », Positif, n° 554, avril 2007, p. 95, prégnance de Laura qui, bien que factuellement résolue par un dédoublement justifiant le meurtre, ouvre la porte à une compréhension onirique qui double la rigueur logique des faits. Ou comme l’écrit Jean-André Fieschi, à propos de l’oeuvre de Preminger : « elle part d'une compréhension exigeante et fidèle du réalisme le plus sévère, presque du documentaire, pour l'élever au mythe en magnifiant le réel par l'imaginaire [...] », « Cinéma fantastique », Cahiers du cinéma, n° 133, juillet 1962, p. 57.
-
[64]
Berthomieu, 2007, p. 83.
-
[65]
Au point que Maddy se trouvera affublée d’une perruque blonde, déguisée en sa cousine pour attirer à elle le Dr Jacoby, soupçonné de connaître une partie des secrets de Laura.
-
[66]
Voir Macheret, 2012, p. 33.
-
[67]
« [...] loin d’être réduits à de simples élucubrations nocturnes d’un cerveau trop actif le jour, les rêves de l’agent [Cooper] sont la source d’un savoir, l’outil indispensable à la résolution de l’énigme qui lui est échue. Le rêve n’est plus un à-côté de l’intrigue, il en devient le moteur : c’est le rêve qui dicte à l’agent Cooper de se méfier dans telle ou telle circonstance, c’est en rêve qu’il visualise certains personnages qui sont au centre de l’intrigue à cause de, ou grâce à, leur présence dans ses rêves. [...] chacune de ses visions est prise au sérieux par ses collègues de la police locale : le rêve est donc réhabilité et devient alors vision mystique. Sorte d’évangélisateur, l’agent Cooper se délivre du factuel pour accéder au spirituel, au mystère, qui est, dans Twin Peaks, le seul moyen d’accéder à la vérité », Lionel Hurtrez, « David Lynch ou l’épreuve du sens », Critikat.com, 7 février 2007, www.critikat.com/panorama/dossier/david-lynch.html (consultation le 29 août 2016).
-
[68]
Ce que soutient Thiellement en écrivant que « dans Laura, l’enquête policière est un leurre. Elle n’est qu’un prétexte à la mise en scène d’une image de femme [le portrait de Laura] s’incarnant dans une actrice », prétexte alors à une « méditation policière sur la dimension épiphanique des images », 2010, p. 9.
-
[69]
Enquêteur pragmatique à qui s’oppose Lydecker, en particulier par le poème conclusif qu’il scande et qui accentue derechef le caractère onirique de Laura : « Out of a misty dream [...] closes within a dream. »
-
[70]
Sigmund Freud, Sur le rêve [1901], traduction de C. Heim, Paris, Gallimard, 1988, p. 81.
-
[71]
« Une seule des relations logiques — celle de l’analogie, de la propriété des traits communs, de la concordance — est favorisée au plus haut point par le mécanisme de la formation du rêve. Le travail du rêve se sert de ces procédés comme points d’appui pour la condensation du rêve, en réunissant tout ce qui montre une telle concordance en une nouvelle unité », ibid., p. 96.
-
[72]
Vision justement remise en question par l’homme d’un autre endroit lorsqu'il dit à Cooper, faisant face dans son rêve à Laura : « But doesn’t she look almost exactly like Laura Palmer ? », Twin Peaks, saison 1, épisode 2, « Zen, or the Skill to Catch a Killer », diffusion le 19 avril 1990.
-
[73]
Si la communication onirique est confirmée rétrospectivement par Laura (elle écrit, à propos de sa rencontre avec Cooper dans un rêve, dans son journal que lira Donna Hayward dans l’épisode 16), la connaissance analogique par le rêve s’exprime clairement dans la danse du personnage de l’homme venu d’ailleurs (The man from another place, interprété par Michael J. Anderson) mimant la danse de Leland après le meurtre de Laura.
-
[74]
Vernant, 1979, p. 123–130.
-
[75]
Voir Chion, 2007, p. 133.
-
[76]
Vernant, 1979, p. 130.
-
[77]
Ibid., p. 110.
-
[78]
Dans l’eidôlon, l’image-double acquiert une dimension auratique par l’inclusion de la présence d’un lointain : « Dans l’eidôlon, la présence réelle se manifeste en même temps comme une irrémédiable absence. C’est cette inclusion d’un “être ailleursˮ au sein même de l’“être-làˮ qui constitue l’eidôlon archaïque moins comme une image au sens où nous l’entendons aujourd’hui que comme un double, qui en fait non une représentation dans le for intérieur du sujet, mais une apparition réelle insérant effectivement ici-bas, [...], un être qui sous la forme momentanée du même se révèle fondamentalement autre parce qu’il appartient à l’autre monde. », ibid., p. 111.
-
[79]
Représentant un « subtil démarquage du “Sophisticated Lady” de Duke Ellington, que le cinéaste désirait originellement utiliser », « l’air sera repris plus de quatre cent fois », en devenant lui-même un élément du répertoire jazz dont naîtront de nombreuses variations, Thiellement, 2010, p. 13–14. Parmi ces dernières, il en est qui, comme celle de Johnny Mercer (1945), ajoutent des paroles au thème de Raskin et produisent une interprétation du film de Preminger : « That was Laura but she's only a dream. »
-
[80]
Rapprochements motivés par l’affirmation de Thiellement selon laquelle « rien de ce qui concerne le jazz ne peut être étranger à l’univers de David Lynch », moins encore à celui de Twin Peaks ajouterons-nous, Thiellement, 2010, p. 44.
-
[81]
Voir, pour plus de détails concernant la relation de Raskin et Preminger : Thomas Aufort, « L'univers musical de Preminger », Positif, n° 554, avril 2007, p. 89–93; ainsi que Bächler, 1995, p. 68–70.
-
[82]
Chion, 2007, p. 137.
-
[83]
L’unification que produit le thème de Laura contribue alors à sa qualité de signe unique.
-
[84]
Twin Peaks, saison 1, épisode 2, « Zen, or the Skill to Catch a Killer », diffusion le 19 avril 1990.
-
[85]
Chion, 2007, p. 136.
-
[86]
Concernant la « contamination de la bande image par la bande son », voir Dick Tomasovic, « Sens vibratoire et sens giratoire : la fantasmatique sonore dans l’oeuvre de David Lynch », Décadrages, 2015, p. 15; Mondes du cinéma, n° 7, Dossier Twin Peaks, Éditions LettMotif, 2015.
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[87]
Lorsque Cooper découvre la maison dans les bois où Laura a été amenée la nuit de son meurtre, il trouve en y pénétrant un tourne-disque jouant une musique nébuleuse et hypnotique. De même, dans l’épisode 14, la scène du meurtre de Maddy s’ouvre sur un tourne-disque tournant à vide alors que Leland-Bob se regarde dans le miroir avant de tuer le double de Laura. Ce même épisode s’ouvre, en ce sens, sur une préfiguration discrète du meurtre dans un plan-séquence qui passe latéralement des photos de Laura au tourne-disque dans le salon des Palmer, avant de s’arrêter sur Maddy assise entre Sarah et Leland. Le même lien apparaît dans l’épisode 16, quoique sans aboutir, lorsque Donna venue chez les Palmer pour demander des nouvelles de Maddy se voit proposer une danse par Leland-Bob, mettant en marche le tourne-disque désormais riche en significations.
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[88]
Thiellement, 2010, p. 75.
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[89]
Ibid., p. 75–76.
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[90]
On notera évidemment des exceptions qui forcent le film lors d’une projection à adopter un découpage temporel — mais non narratif — proche de celui des séries. L’on pensera notamment à Out 1 de Jacques Rivette (1971, 773 min), À l’ouest des rails de Wong Bing (2003, 551 min.) ou encore à Sátántangó de Béla Tarr (1994, 432 min.). Le découpage relève toutefois dans ces cas d’une contrainte nécessaire à la diffusion en salle.
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[91]
Antoine Faure et Emmanuel Taïeb, « Les “esthétiques narratives” : l’autre réel des séries », Quaderni, n° 88, automne 2015, http://quaderni.revues.org/916 (consultation le 4 décembre 2015).
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[92]
En attestent les nombreux sites internet (et le fanzine Wrapped in Plastic) consacrés à l’analyse de la série. Notamment : http://glastonberrygrove.net/; intwinpeaks.com; welcometotwinpeaks.com; twinpeaks.org; twin-peaks.fr; twinpeaksarchive.blogspot.ch; ou encore le fanzine Wrapped in Plastic, qui a consacré 75 numéros à Twin Peaks, de 1992 à 2005, Win-Mill Productions.
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[93]
« Les exploits des protagonistes sériels se transforment en scènes de culte par le biais d’un prélèvement vampirique qui ré/génère le lien entre le spectateur (désormais fan) et le héros. À côté de cette transformation, l’autre élément intrinsèque de la série à succès est la construction du mythe. Ici le langage sériel se fait métalangage, message avant-coureur de contenus dépassant le sens de l’intrigue [fonction du « fire walk with me » dans Twin Peaks]. Ainsi se définissent ces ingrédients [...] qui arrachent le message au quotidien ordinaire pour le plonger dans le magique, le surnaturel, le loufoque, l’excédent, le grotesque : autrement dit, qui créent des mythes », Claudia Attimonelli, « Stratégie et bondage du générique : socio-sémiotique de la sérialité audiovisuelle », Sociétés, n° 128, 2015/2, p. 10. Voir également : Roger Silverstone, « Télévision, mythe et culture », traduction de M. Lebailly, Réseaux, vol. 9, n° 44–45, 1990, p. 201–222.
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[94]
Voir à ce sujet : Éric Maigret, « Du mythe au culte… ou de Charybde en Scylla ? Le problème de l’importation des concepts religieux dans l’étude des publics des médias », dans Les cultes médiatiques : Culture fan et oeuvres cultes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 97–110.
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[95]
L’ouvrage de Thiellement, 2010, en tant qu’exégèse de Twin Peaks, insiste sur le caractère initiatique et hermétiste de la série. Voir également : Roberto Manzocco, Twin Peaks, David Lynch e la filosofia, Milan, Udine, Mimesis Edizioni, 2010.
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[96]
Benjamin, 2000, p. 279. L’intégration de Twin Peaks à la tradition hermétiste est ce que montre l’exégèse de Thiellement, 2010.
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[97]
Voir Nathalie Heinich, « L'aura de Walter Benjamin (Note sur “L'oeuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique”) », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 49, septembre 1983, p. 107.
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[98]
Voir Benjamin, 2000, p. 280.
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[99]
Voir ibid., p. 311.
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[100]
Ces oeuvres comme Laura qui, selon Fieschi, « vivent dans notre esprit d'une vie presque affective, enrichies de cristallisations personnelles [...] », 1962, p. 57. Sans compter la recréation de Laura Hunt exigée du spectateur relativement aux projections de ses différents prétendants.
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[101]
L’introspection est celle de Cooper se rendant compte, dans l’épisode 17, que la réponse était en lui.
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[102]
Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique » [1949], dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 93–101. Les scènes où Leland Palmer dans le reflet du miroir se voit Bob sont à ce titre significatives.
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[103]
Thiellement, 2010, p. 46–49, 69–77, 103–104.
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[104]
Nous pouvons finalement évoquer une réincarnation de Laura Palmer qui selon un régime simulatif aurait lieu dans des films ultérieurs de Lynch. Hervé Aubron propose la possibilité d’une métempsycose durant la scène du club Silencio dans Mulholland Drive où Betty serait « visitée » par l’âme de Laura. Sans préjuger de la justesse de cette observation, nous adopterons néanmoins ses suites qui font des « images-femmes » de Lynch l’exemple d’un sur-jeu de la jouissance, ou de la tristesse, telle qu’elle apparaît selon nous dans Twin Peaks. La structuration-projection des sentiments et désirs féminins pourrait alors être rattachée aux observations faites à partir d’Irigaray et Butler, pour déplacer dans le niveau spectatoriel un andro-centrisme révélé par le sur-jeu des émotions féminines. La construction masculine de l’affect féminin et de son expression par une projection du Même serait alors explicitée. La simulation — en tant que sur-jeu de l’affect — serait dès lors rendue visible comme attente dominante du spectateur masculin, dont ce dernier pourra enfin se distancier, Hervé Aubron, « Mulholland Drive » de David Lynch, Crisnée, Yellow Now, 2006, p. 113–115.
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[105]
« La structure de l'univers filmique », Revue internationale de filmologie, n° 7–8, 1951, p. 238. Sous réserve d’approfondissements ultérieurs serait alors admissible le constat de Silverstone, 1990, p. 212, citant Theodor W. Adorno, Minima Moralia : Réflexions sur la vie multiple [1951], traduction de Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2003, pour traiter la télévision comme « une psychanalyse inversée ».
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[106]
Selon cette perspective nous placerons la télévision, en termes d’investissement psychique, à mi-chemin entre le cinéma et le jeu-vidéo. En cela, il y aurait lieu de considérer le travail de Gilbert Simondon sur les modalités d’inscription de l’oeuvre dans l’espace mondain, et la capacité de médiation de la pensée esthétique entre les individus et le monde, qui rappelleraient leur unité magique. Voir à ce sujet notre travail en collaboration avec Anthony Bekirov : « Le jeu-vidéo [sic], expérience-limite du sujet », Marges, n° 24, Jérôme Glicenstein (dir.), Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2017/1, p. 28–42.
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[107]
« [...] David Lynch’s art — his religion — multiplies fake representations of the divine — the fake faking the real faking the fake — in order to give each spectator the freedom to feel the divine for himself, to catch his own ideas, his own fleeting glimpses of the real », Roche, 2004, p. 13.
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[108]
Le rapprochement du cultuel et du religieux fait également l’objet de critiques acerbes à l’endroit de Benjamin. Voir : Antoine Hennion et Bruno Latour, « L'art, l'aura et la technique selon Benjamin. Ou comment devenir célèbre en faisant tant d'erreurs à la fois… », Les cahiers de médiologie, n° 1, 1996/1, p. 237.
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[109]
L’insufflation émane de la théorie des souffles élaborée par Klossowski dans un récit spéculatif, Le Baphomet, Paris, Mercure de France, 1965. Présentés comme des entités flottantes se modifiant mutuellement dans leur « identité » par la variété de leurs rapports et de leurs intentions, les souffles mobilisent une dynamique simulative et désidentifiante. L’insufflation peut alors être rapprochée de la lecture nietzschéenne de Welles par Deleuze selon laquelle ne reste, après la destitution du Vrai, que le « pouvoir d'affecter et d'être affecté, ce rapport d'une force avec d'autres », Deleuze, 1985, p. 182.
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[110]
Twin Peaks, saison 2, épisode 30, diffusion le 10 juin 1991.
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[111]
La troisième saison a commencé le 21 mai 2017, diffusée par Showtime.
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[112]
L’on pensera ici à la parodie produite par le duo comique français Kad et Olivier dans une série de sketchs (Qui a tué Pamela Rose ?) prolongée par deux films (Mais qui a tué Pamela Rose ?, 2003 et Mais qui a re-tué Pamela Rose ?, 2012). Sous forme d’hommage explicite à Badalamenti et à la série, Odezenne (groupe de ce que nous appellerons par commodité post-rap) a créé un morceau cocassement intitulé « Je veux te baiser » (présent sur l’EP Rien, Universeul, 2014); reprenant la mélodie au synthétiseur du générique de la série, et dont le clip rejoue également un nombre important d’éléments visuels propres à Twin Peaks.
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[113]
Nicolas Jaar, jeune compositeur de musique électronique, a choisi d’ouvrir son Essential Mix (2012), prestigieux enregistrement pour la BBC Radio 1, par une entrevue de Badalamenti narrant la création du « Laura Palmer’s Theme » avant de le jouer : le thème sert ainsi de « porte d’entrée » à ce mix en lui imprimant son mood. Remise en jeu plus explicite, le groupe de post-punk expérimental Xiu Xiu a été appelé à rejouer (par une galerie australienne afin d’accompagner une exposition consacrée à Lynch) la « bande originale » de la série, tout en retravaillant le répertoire pour recréer un album : Xiu Xiu, Plays the music of Twin Peaks. Marilyn Manson a pour sa part fait un sample des cris de Laura Palmer pour les intégrer à son morceau « Wrapped in Plastic » (Portrait of an American Family, Interscope, 1994). On trouvera ailleurs des échos ponctuels à la série : le groupe Garmonbozia reprend explicitement le nom de l’obscure substance métaphysique qui sert aux transactions entre les esprits de la Black Lodge, et le groupe Swallow the Sun compte dans son album Ghosts of Loss (Spinefarm, 2010) deux titres faisant explicitement référence à Twin Peaks, dont le plus significatif est « Ghost of Laura Palmer ». On notera encore une remise en jeu de Twin Peaks ayant, du point de vue du reenactment tel que nous l’avons envisagé, une valeur particulière. L’album de DJ Shadow évoqué plus haut, Endtroducing, acclamé par la critique et considéré unanimement comme une étape incontournable du développement de la musique électronique et expérimentale, se clôt par la voix du géant de Twin Peaks s’exclamant « It is happening again ». Ce sample, qui de l’annonce de la mort de Maddy dans la série devient le dernier énoncé — répété — d’un album au titre fondateur, caractérise son processus de création comme « fintroductif », illustrant la récursivité propre au simulacre dans une remise en jeu différenciée.
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[114]
Nous renvoyons, pour un aperçu de l’ampleur du reenactment musical, à l’article de Jeremy Gordon, « The musical legacy of “Twin Peaksˮ », Pitchfork, 13 octobre 2014, http://pitchfork.com/thepitch/518-the-musical-legacy-of-twin-peaks/, (consultation le 28 août 2016), qui constate : « But it certainly seems like no other single television show has inspired as much popular music as “Twin Peaksˮ. »
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[115]
Thiellement, 2010, p. 67. Sans accorder, comme Thiellement, un caractère mystique à cette sexualisation du quotidien, Chion rappelle, citant Serge Daney, que dans Twin Peaks tout le monde est « bandant », Serge Daney, Trafic, n° 1, 1991, cité par Chion, 2007, p. 124. Cela générerait une « éthique chevaleresque », selon Thiellement, 2010, p. 70, dont l’amour courtois souligne l’inaccessibilité de l’objet du désir, la « Dame », selon le terme de Žižek, 2008, p. 197, et intensifie son aura.
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[116]
À l’aune d’un réel singulier et purement présentatif, univoque et non hiérarchisé ontologiquement, Rosset écrit : « [...] la musique n’est pas “hyperréelle” en tant qu’elle serait étrangère à la réalité mais en ce qu’elle constitue un réel original parce qu’affranchi de tout modèle, une “partie” du réel dotée du privilège de se présenter immédiatement en tant que telle, libérée de la charge d’avoir jamais à représenter quiconque d’autre. [...] la réalité musicale s’insinuant dans la réalité tout court qu’elle se contente de doubler de temps à autre », L’objet singulier, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 66.
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[117]
Concernant le spirituel lié au jazz en tant que question d’identité et de transcendance, voir par exemple : Arnold I. Davidson, « Exercices spirituels, improvisation et perfectionnisme moral. À propos de Sonny Rollins », dans Danielle Lorenzini et Arianne Revel (dir.), Le travail de la littérature. Usages du littéraire en philosophie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 229–242.
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[118]
Mark Frost, The Secret History of Twin Peaks, Flatiron Books, 2016; Jennifer Lynch, The Secret Diary of Laura Palmer, Simon & Schuster, 1990. Le frère de Mark Frost, Scott, publiera l’année suivante une « autobiographie » de Dale Cooper : The Autobiography of F.B.I. Special Agent Dale Cooper: My Life, My Tapes, Sydney, Pan Macmillan, 1991.
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[119]
C’est le cas de la série Psych qui dans l’épisode « Dual Spires » (Matt Shakman, 2010) rejoue par un hommage le pilote de Twin Peaks, au point d’y introduire sept des acteurs de la série de Lynch et Frost.
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[120]
La première saison de la série True Detective (Nic Pizzolatto, 2014) présente, différemment traités, de nombreux traits communs avec Twin Peaks. La liaison dans l’Amérique profonde de la prostitution et de la drogue à une dimension surnaturelle y permet comme dans Twin Peaks une lecture exo- et ésotérique centrée principalement sur la personne des enquêteurs (Cooper, ou Rust et Marty), Emmanuel Burdeau, « Histoire de Rust & Marty », Vacarme, n° 68, 2014/3, p. 60–77.
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[121]
Stoichita, 2008, p. 297.
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[122]
Deleuze, 1968, p. 80.
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[123]
« Fictio (supposition) se rattache à fingere (façonner, modeler, figurer) : le discours vrai est une fabrication, un montage. Le savoir n’est pas vision correcte, mais production efficace de simulacres », Vincent Descombes, « La vérité du vrai », Critique, n° 369, Paris, Les Éditions de Minuit, 1978, p. 158. Concernant le fictionnalisme et ses enjeux épistémologiques, voir : Hans Vaihinger, La philosophie du « comme si » [1923], traduction de C. Bouriau, Paris, Éditions Kimé, 2008.