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Carosello est une des toutes premières pièces incluant un projecteur de diapositives dans l’oeuvre de James Coleman, artiste dont le nom est étroitement associé à l’histoire de l’image fixe projetée dans l’art contemporain[1]. Jamais exposée depuis l’année de sa création[2] et pratiquement jamais commentée, il s’agit néanmoins, selon les dires mêmes de son auteur, d’une réalisation décisive pour comprendre les enjeux de la projection chez lui[3]. Elle se compose de deux groupes d’images. Le premier est constitué d’une série de six diapositives projetée en boucle, ces boucles formant individuellement des petits cycles à l’intérieur de chacun des tours complets du carrousel à diapositives. Le second est un ensemble de photographies en couleur dont le nombre peut varier. Les images projetées montrent un manège en train de tourner, tandis que les photographies présentent des vues statiques d’un parc. Dans les deux cas, les images sont floues. Ainsi que l’a judicieusement fait remarquer Jean Fisher, l’aspect brouillé des photographies du parc peut donner à penser que ces dernières ont été saisies depuis le manège en mouvement[4]. En même temps, toute ébauche de narration parait être découragée par ce travail dans lequel la figure humaine, sans être totalement absente – on relèvera quelques vagues silhouettes, à peine discernables, ainsi que deux chaises vides plantées au bord du manège suggérant la présence passée ou à venir de passants – est réduite à une quasi disparition.
En revanche, la tentation peut être grande de voir dans le titre et le sujet photographié (le manège) une référence au dispositif même du carrousel à diapositives selon une sorte d’auto-réflexivité moderniste entendue au premier degré. Coleman, cependant, rejette fortement cette lecture qui rabattrait la pièce sur un discours de la spécificité du médium en limitant tout compte fait la portée. Si Carosello a autant de prix aux yeux de son créateur c’est parce que l’oeuvre permettrait de toucher à l’importance paradigmatique de la projection dans sa réflexion au-delà de la question de l’appareil. Plus précisément, cette pièce qui confronte diapositives et photographies entraîne d’après Coleman « a shifting out of the photographic image, questioning its stability as document and bringing it into what is effectively projection ». En ce sens, on peut comprendre les instantanés flous du parc comme des sortes de seuils par delà desquels le spectateur est invité à se plonger dans la projection entendue telle un dépassement de la photographie.
Se découvre alors une succession de vues colorées ponctuées de touches lumineuses (les ampoules ornant le manège) qui, sans suivre une progression strictement linéaire, n’en effectue pas moins un passage vers une abstraction croissante, la dernière diapositive dans la série se donnant comme un ensemble de taches de couleur et de lumière barré d’une grande traînée rose-blanche pareille à une coulée de peinture. Par cette opération, l’image photographique se détache de sa référence à un objet externe pour devenir le support à la fois flottant dans l’espace et éphémère des projections du spectateur : il ne s’agit plus vraiment de voir mais bien de projeter. La photographie elle-même est ainsi soumise à une sorte de liquéfaction, comme nous incite encore plus directement à le comprendre Canal, une pièce plus ancienne que Coleman relie explicitement à Carosello (voir la figure 1). Cette oeuvre non datée, mais vraisemblablement réalisée assez tôt dans le travail de l’artiste[5], consiste en une diapositive montrant la surface d’un canal sur laquelle flottent quelques feuilles de nénuphar et des branchages. Au premier plan apparaissent des roseaux, tandis que l’on distingue au fond de la composition les berges couvertes d’herbe. L’eau reflète le ciel et la végétation alentour. La pièce combine plusieurs niveaux de projection depuis la projection de la lumière du soleil dans la nature jusqu’à la diapositive projetée en passant par la surface du canal sur laquelle tous les éléments extérieurs viennent se projeter. De ce point de vue, ce plan aquatique n’est pas sans faire penser à une plaque photographique, à cette différence près – majeure pour Coleman – qu’il s’agit d’un substrat mobile et non inerte, sur lequel les images se posent de façon toujours temporaire[6].
Cette association entre la projection et la liquidité est aussi à mettre en rapport avec la translucidité de l’image lumineuse projetée. Parmi les théoriciens de la photographie que Coleman aime à citer il est intéressant de relever le nom du philosophe Roger Scruton. Dans son essai « Photography and Representation » (1981), celui-ci développe ainsi l’idée selon laquelle « photography is transparent to its subject, and if it holds our interest it does so because it acts as a surrogate for the represented thing[7]. » En effet, d’après Scruton, l’image photographique entretient avec le sujet qu’elle représente une relation causale et non intentionnelle comme le fait la peinture. C’est ce qui explique que la photographie ne peut prétendre être un art de la représentation au sens plein du terme[8]. Comme répondant par anticipation à cette analyse, les multiples strates de reflets et de projections à la surface de l’eau dans Canal déjouent l’effet de transparence de la photographie sans pour autant opacifier l’image. De manière générale, on peut considérer que pour Coleman la nature diaphane de la diapositive offre un entre-deux fécond entre la transparence de la photographie et l’opacité de la peinture. Ce jeu est particulièrement sensible dans Carosello, dont les images au flou très pictural et pourtant éloigné de tout pictorialisme opèrent une sorte de passage constant et sans cesse renouvelé entre photographie et peinture sans jamais se fixer à l’un des deux pôles.
Il convient de souligner cependant que la problématique de Coleman n’est pas celle de la mise en mouvement de la photographie quand bien même dans le cas de Carosello la mobilité est au coeur des images. Du moins, la question n’est-elle pas celle d’émuler le cinéma. L’artiste rappelle à ce titre que le modèle de visionnement du diaporama est pour lui bien plus proche de celui du feuilletage des pages d’un album que de celui d’un film. Ainsi que l’a relevé Kaja Silverman, on peut voir une dimension bergsonienne dans la façon dont Coleman aborde la temporalité[9]. Pour Henri Bergson, comme il est bien connu, le cinéma ne propose qu’une reconstitution artificielle et illusoire du mouvement à partir de vues successives qu’anime de l’extérieur le mécanisme du projecteur[10]. À l’inverse, Coleman dans ses diaporamas s’efforce selon Silverman de montrer non pas une succession d’images qui changent mais l’image fixe elle-même en train de changer[11]. L’auteure rappelle à ce propos la description d’un arbre dans la bande-son d’I N I T I A L S (1993-1994), un diaporama accompagné d’un enregistrement sonore : « growing still »[12]. Coleman désigne ainsi à la fois la permanence et la croissance lente mais néanmoins ininterrompue de l’arbre. De façon comparable, la circularité qui sous-tend Carosello évoque une sorte de temps cumulatif, à la fois statique et continu, dont le modèle pourrait être les cernes de l’arbre. La présence des arbres en arrière-plan du carrousel et, avant tout, dans les photographies du parc prend à cet égard une résonance toute particulière. Carosello, de ce point de vue, est également à mettre en relation avec Projections (vers 1970), travail dans lequel on trouve une préfiguration des diaporamas de Coleman au travers d’une imitation de diapositive. Cette installation comporte deux types d’images présentés côte à côte : d’une part, un dessin au pastel d’un bouleau exécuté par l’artiste en 1954 qui est éclairé par un spot de manière à produire l’effet de diapositive mentionné, et, d’autre part, les images de deux films 8 mm en couleur réalisés au même endroit en 1970 et montrant, pour l’un, le site avec le tronc de l’arbre désormais abattu, et, pour l’autre, un gros plan des anneaux de croissance sur ce même tronc. L’oeuvre offre de la sorte une méditation à plusieurs niveaux sur le passage du temps et la notion de durée.
On remarquera, toutefois, que dans Projections nous avons affaire à des projections de films. Pour autant, l’intention ici est clairement d’interroger, voire même de contrarier le mouvement propre au cinéma comme le désigne bien par ailleurs la semi-animation du dessin. Cette visée se retrouve largement au principe des premiers films 8 mm de Coleman. En témoigne notamment Pheasant (vers 1967-1972), un film en couleur que l’artiste situe aussi dans la généalogie de Carosello. Il s’agit d’un plan fixe d’un faisan empaillé posé parmi de hautes herbes. L’image est animée par des jeux d’ombre et de lumière, autrement dit non pas tant par la projection externe (le projecteur dont la fonction de mise en mouvement d’une succession d’images est dans ce cas réduite au strict minimum) que par ces projections lumineuses et ces sciographies internes à la scène. En ce sens, Pheasant offre une illustration possible de ce que Coleman entend lorsqu’il affirme que pour lui la projection est ce qui a lieu avant même la prise de vue.
Si le cinéma est ainsi subverti, l’artiste en revanche situe depuis l’origine son travail en dialogue avec le théâtre. Benjamin Buchloh a analysé de façon éclairante le rôle de la théâtralité chez Coleman en soulignant tout ce qui à la fois le rapproche et l’éloigne du minimalisme et du post-minimalisme à cet égard. D’après l’auteur, en effet, si la démarche de l’artiste partage avec celle de ses contemporains le projet de « redeem perceptual phenomenology » par la prise en compte de la coprésence du spectateur à l’oeuvre, elle s’en détache par sa reprise radicale des conventions historiques du théâtre[13]. Buchloh fait bien le lien entre cette aspiration à la théâtralité et l’épanouissement de la pratique du diaporama dans le travail de Coleman à partir du début des années 1970, s’appuyant pour cela sur « the linguistic and performative dimensions of the projection within the hybrid conventions of linguistic temporality, theatricality, and narrative » qui permettraient de se libérer simultanément de la « static visuality » de l’héritage moderniste et de la fixation conceptualiste sur la photographie envisagée comme pur document[14]. À cela, cependant, il parait nécessaire d’ajouter le fait que le monde du théâtre est aussi celui de l’artifice et du songe. Le thème de l’enfance qui imprègne Carosello invite expressément à prendre en compte cet aspect, même s’il faut bien entendu veiller à ne pas céder à l’anecdote ou à des interprétations triviales. Aussi bien, les termes de merveilleux et d’enchantement ne paraissent-ils pas déplacés pour évoquer la beauté de cette pièce.
Dans une note à la fin de son essai sur la photographie et la représentation, Scruton suggère une comparaison stimulante entre le couple image photographique/peinture et celui de « fancy » et « imagination » chez Samuel Coleridge[15]. Incapable de représenter, la photographie serait condamnée à ne produire que des illusions sans vie semblables aux figures de cire[16] tout comme la « fancy » n’est capable que d’offrir des échappatoires au réel sous la forme d’images fixes et hors du temps. À l’inverse, la peinture relèverait de l’imagination, faculté vivante et créatrice. J’ignore si Coleman aime à lire Coleridge, et je ne sais s’il approuverait un rapprochement avec une des figures de proue du romantisme anglais, mais il me semble que c’est peut-être cela en fin de compte que nous montre Carosello : une photographie qui se mettrait à imaginer sous l’effet de la projection.
Parties annexes
Note biographique
Larisa Dryansky est maître de conférences à l’Université Paris-Sorbonne et, depuis septembre 2014, déléguée à l’Institut national d’histoire de l’art où elle occupe le poste de conseillère scientifique du domaine Histoire de l’art contemporain, 20e-21e siècles. Parmi ses dernières publications : « “Ultramoderne”. Les métaclichés de Valérie Belin » (2015); « Paléofuturisme. Robert Smithson entre préhistoire et posthistoire » (2013-2014); et « Sartrean Phenomenology and Postminimalism: On Some Works by Mel Bochner and Dan Graham » (2013). Sa thèse de doctorat, portant sur les usages de la cartographie et de la photographie dans l’art américain des années 1960-1970, a été retenue pour publication dans la collection « L’art et l’essai » des éditions du CTHS et de l’INHA.
Notes
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[1]
Rosalind Krauss considère que Coleman est proprement « l’inventeur » du diaporama en tant que médium artistique à part entière (voir « …And Then Turn Away ? » [1997], dans George Baker (dir.), James Coleman, coll. « October files 5 », Cambridge/Londres, The MIT Press, 2003, p. 157-184.
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[2]
Je suis profondément reconnaissante à James Coleman de m’avoir permis de voir une reconstitution de l’oeuvre afin que je puisse l’étudier. Je remercie vivement l’artiste de sa générosité et de sa disponibilité lors des entretiens que nous avons menés en vue de cet essai.
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[3]
Tous les propos de James Coleman rapportés ici sont extraits des entretiens menés avec l’artiste à Paris les 25 janvier, 10 avril et 30 avril 2015.
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[4]
Jean Fisher, « Carosello 1972 », dans James Coleman, Madrid, Museo nacional centro de arte Reina Sofia, 2012, p. 134.
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[5]
Celui-ci pense pouvoir la dater de la fin des années 1950, moment où il résidait dans la région des Midlands en Irlande où l’image a été prise. Elle est reproduite ici pour la première fois. Le titre employé ici est un titre de travail.
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[6]
On peut rapprocher cette conception des remarques de Victor Stoichita sur le changement de statut de la surface de l’eau dans les photographies de Claude Monet et d’Alfred Stieglitz : « de surface réfléchissante elle devient le lieu d’une projection » (V. I. Stoichita, Brève histoire de l’ombre, Genève, Librairie Droz, 2000, p. 115).
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[7]
Roger Scruton, « Photography and Representation », Critical Inquiry, vol. 7, no 3, printemps 1981, p. 590.
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[8]
Ibid., p. 577-579.
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[9]
Kaja Silverman, « Growing Still », dans Susanne Gaensheimer (dir.), James Coleman, Munich, Lenbachhaus / Hatje Cantz, 2002, p. 138-139, 144-148.
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[10]
Le philosophe développe la notion d’« illusion cinématographique » dans L’évolution créatrice, Paris, F. Alcan, 1907.
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[11]
Silverman, 2002, p. 147.
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[12]
Ibid., p. 144-145.
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[13]
Benjamin H. D. Buchloh, « Memory Lessons and History Tableaux: James Coleman’s Archaeology of Spectacle » [1995], dans Baker, 2003, p. 91-92.
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[14]
Ibid., p. 93.
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[15]
Scruton, 1981, p. 603, n. 27.
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[16]
Ibid., p. 602.