Résumés
Résumé
Cet article porte sur l’installation de l’artiste libanaise Lamia Joreige, Beyrouth, autopsie d’une ville (2010). À partir de l’articulation établie par cette oeuvre entre la ville et son histoire par le biais des images, cette lecture se propose de montrer comment l’usage de la projection permet à l’artiste d’explorer la stratification temporelle propre à la ville de Beyrouth ainsi que d’attribuer une forme visuelle au jeu complexe de temporalités qui caractérise l’écriture de l’histoire.
Abstract
This article is about the multimedia installation by Lebanese artist Lamia Joreige, Beyrouth, autopsie d’une ville (2010). Taking her articulation of the connection between the city and its history through images as my starting point, this reading aims to demonstrate how the use of projection enables the artist to explore the temporal stratification of the city of Beirut and how it gives visual form to the complex play of temporalities, which characterizes the writing of history.
Corps de l’article
L’espace physique de l’exposition, de la projection, de la vulgarisation par l’image, est isotrope de l’espace mental de la connaissance.
– Michel Frizot, « Un dessin projectif : la photographie »[1]
Artiste visuelle parmi les plus significatives de la scène libanaise contemporaine, Lamia Joreige est l’auteure d’une production riche et originale qui se déploie dans une grande variété de formes visuelles et de médias, de la photographie à la vidéo, de l’image documentaire à l’installation[2]. En contrepoint de cette hétérogénéité technique et formelle, on trouve néanmoins chez Joreige une forme d’homogénéité sur le plan des thématiques traitées dans son oeuvre. Elles touchent à des questionnements cruciaux du Liban contemporain, dont la relation entre Beyrouth et son histoire récente, qui figure sans doute au premier plan.
Dans l’installation multimédia Beyrouth, autopsie d’une ville (2010[3]), l’artiste se penche sur cette relation à travers un dispositif narratif se composant d’images et de textes. Structurée en trois parties, ou plus exactement en trois « chapitres », cette installation consiste en une réinterprétation visuelle de « l’histoire » de la capitale libanaise s’appuyant sur les événements majeurs qui l’ont marquée. Si le premier chapitre, « Histoire (de la possible disparition) de Beyrouth », se compose de photographies, d’estampes et d’images vidéo, les deux chapitres suivants, « Beyrouth 1001 vues » et « Beyrouth 2058 », proposent en revanche une tout autre expérience visuelle. En choisissant de recourir à la projection d’images numériques dans les deux dernières parties de son installation, l’artiste introduit une variation importante, un choix formel qui, de toute évidence, n’est pas sans impact sur l’ensemble du parcours. Par l’image projetée, Joreige cherche en effet à transmettre non seulement une autre vision de la ville, mais surtout une expérience du temps qui diffère de la stricte chronologie des événements. Au regard de l’exploration visuelle des différentes formes d’écriture de l’histoire et de la manière dont l’écriture assure la médiation entre les différents temps historiques que propose cette installation, on ne peut que relever l’effet produit par l’introduction de la projection, ou plus précisément, par le passage du montage d’images fixes à l’image projetée. Dans ce cadre, quelle relation établir entre la représentation de Beyrouth, explorée par Joreige à partir de diverses formes visuelles, et l’histoire de la ville que l’artiste vise à produire ? Par ailleurs, qu’est-ce qu’un tel usage de la projection a de particulier et de propre à cette installation ?
Afin d’explorer le périmètre délimité par ces questions, cette étude sera articulée selon un double mouvement. Dans un premier temps, la lecture du « premier chapitre » de l’installation nous permettra de montrer comment l’emploi et l’agencement des images fixes et de la fragmentation visuelle qui en dérive constituent pour l’artiste un moyen d’illustrer les limites d’une histoire de type linéaire et événementiel. Successivement, l’étude des chapitres suivants sera l’occasion de montrer comment l’image projetée, considérée d’après sa réalisation et son emplacement, offre à l’artiste la possibilité d’attribuer une forme visuelle à la stratification de temporalités propre à la ville, point de départ pour explorer la médiation des temps historiques produite par l’écriture de l’histoire. Par ailleurs, l’étude de l’usage que fait Joreige de la projection nous offrira l’occasion de faire ressortir les traits distinctifs de l’image projetée, ainsi que d’évaluer les implications épistémologiques reliées à l’emploi de la projection dans une visée historique.
Chapitre I : « Histoire de (la possible disparition de) Beyrouth »
Une constellation d’images et de textes : voici comment se présente au spectateur qui la découvre l’installation Beyrouth, autopsie d’une ville. Qu’il s’agisse d’images photographiques, de vidéos, d’estampes ou encore d’images projetées, c’est d’abord la même gamme de tonalités chromatiques que l’on perçoit en observant cet ensemble allant du gris des photographies aux insertions bleues, référence partagée à la mer de Beyrouth et à l’écran des images télévisées. Mais comment s’orienter entre ces différents éléments, ces images et ces textes qui apparaissent éparpillés sur la surface blanche du mur ? Vers quelles directions diriger le regard ? Afin de mieux saisir cette construction, il nous faut nous approcher davantage. En effet, en l’observant de plus près, le spectateur ne tardera pas à en reconnaître la trame. Ce sont les liens finement tracés par l’artiste entre chaque élément visuel et textuel qui la révèlent et guident le spectateur tout le long de cette parabole visuelle qui retrace l’histoire de cette ville. On comprend alors que ces images parfois isolées, parfois juxtaposées, accompagnées de textes en guise de légende, évoquent les événements majeurs du passé de Beyrouth, épisodes réels ou mythiques que le spectateur est invité à re-parcourir en suivant la cartographie établie par l’artiste[4]. Pour nous permettre de mieux la saisir dans son ensemble, Joreige choisit d’ailleurs de placer le schéma qui l’organise au tout début de l’installation, nous offrant ainsi un aperçu de la structure de l’oeuvre. Dans ce premier chapitre, l’itinéraire dessine un parcours ramifié qui se déplie de la gauche vers la droite. D’un point de vue temporel, il trouve sa source dans un passé lointain, presque mythique, et il s’achève à l’époque contemporaine suivant un ordre essentiellement chronologique. C’est pourquoi on dira que le déplacement du spectateur au fil des images et des événements tout le long de l’installation relève aussi, symboliquement, de l’ordre du temps.
Mais regardons cette construction plus en détail. Structurée sous forme d’enchaînement d’événements historiques, l’artiste procède en associant chacun d’eux soit à une image, soit à un texte, soit à un regroupement des deux. Définitivement sorti de l’espace de la représentation, du moins dans sa forme paroxystique, l’événement historique est ainsi soustrait à une vision directe pour faire l’objet d’une construction complexe et différée. Par exemple, pour présenter le premier des événements tragiques qui ont marqué la ville, l’artiste choisit d’associer à une photographie de vestiges anciens non pas une légende qui les décrit, mais l’extrait de L’histoire de Beyrouth de Samir Kassir qui raconte cet épisode : il s’agit de la destruction de la ville par Diodote Tryphon en 143 av. J.-C[5]. L’image donc n’est pas l’illustration de ce qui est advenu, mais elle permet à l’artiste d’évoquer une temporalité passée encore indéfinie, que le texte écrit ancre sur la ligne du temps en l’associant à une date précise. Cet emploi de la photographie constitue d’ailleurs une façon pour l’artiste d’évoquer un niveau d’historicité de l’image qui relève moins de la représentation, c’est-à-dire de ce que l’image montre, que du travail d’enquête dont elle fait l’objet. En tant que trace, la photographie devient alors la forme visuelle à travers laquelle Joreige évoque le travail documentaire effectué par l’historien afin de reconstruire, et non pas d’illustrer, les événements du passé.
En suivant cet itinéraire, on observe des images qui s’enchaînent autour de certains événements : il s’agit de vues « anciennes » de la ville de Beyrouth[6], une photographie des vestiges archéologiques de son centre-ville, des reproductions de certaines pièces du Musée national, ainsi que des estampes. Tirés d’ouvrages historiques et littéraires, ou sous forme de notes rédigées par l’artiste, les textes interviennent en créant autour de chaque événement un réseau de significations[7], des liens que le spectateur est invité à réactiver en associant les éléments textuels et visuels. Non plus apanage de l’image seule, la représentation de l’événement historique devient alors la résultante du « frottement » entre l’image et le texte, ou mieux, de la circulation signifiante que permet leur lecture conjointe.
Afin de réaliser cette oeuvre de reconstruction visuelle autour du passé de la ville, Joreige a procédé à un méticuleux travail d’archives. Ce sont les indications mêmes de l’artiste qui nous informent au sujet des institutions concernées : la collection Fouad-Debbas[8], les centres de documentation An-Nahar et As-Safir, la Fondation arabe pour l’image[9], la Direction générale des antiquités, la collection Tania & François Mehanna et le ministère du Tourisme du Liban[10].
En plus de s’adresser aux diverses institutions beyrouthines qui, en contribuant à sauvegarder ce patrimoine collectif, témoignent pour l’écriture de l’histoire, Joreige choisit comme objet de son enquête la ville elle-même en tant qu’archive. Appelant Beyrouth à « témoigner » elle aussi, l’artiste crée ainsi un effet de doublage entre les documents d’archives de la cité et les traces inscrites dans le tissu urbain, ce qui nous rappelle la vocation originaire à l’archive[11] de la ville. Cette association, Joreige l’élabore au-delà de toute évidence. C’est Derrida qui nous en suggère l’interprétation par sa réflexion sur ce thème[12]. En mettant en relation l’institution de l’archive et le risque de « perte » relié à la mémoire, la lecture derridienne vient ici soutenir l’idée que c’est à partir de la « perte de la ville », c’est-à-dire de cette Beyrouth d’avant-guerre et des couches mémorielles dont elle était porteuse, qu’il devient nécessaire aujourd’hui de se tourner vers les archives. En effet, seul un travail documentaire permet aujourd’hui de reconstruire visuellement l’ancien Beyrouth, la plupart des bâtiments du centre-ville ayant été détruits au moment de la reconstruction de l’après-guerre[13]. Outre cette démarche, le lien que Joreige instaure entre la ville et l’archive fonde la relation qui court dans l’installation entre la représentation de la ville et l’écriture de l’histoire. Par là, semble avancer Joreige, l’histoire est écrite dans la cité, mais à même sa perte; ne pourra l’écrire que celui qui choisit de se tourner vers elle en reconstruisant, au moyen des images, les traces des nombreuses destructions et reconstructions qui l’ont si profondément marquée.
Cette réflexion nous amène à formuler une dernière considération. Elle nous vient d’une référence à l’archéologie, assez présente dans l’installation de Joreige. L’artiste la produit à un double niveau : d’une part, sous forme de représentation, à travers la reproduction photographique des pièces du Musée national de Beyrouth ou de fouilles archéologiques; de l’autre, sur un plan symbolique, par la pratique documentaire et par un travail plus proprement visuel réalisé, comme on le verra, dans le deuxième chapitre de l’installation. Or, archive et archéologie ne viennent pas ici partager seulement une racine étymologique, cet arché qui renvoie au principe et à l’origine. Pour revenir à Derrida, si l’archive s’inscrit sous le signe de la « perte », la référence au site archéologique de Beyrouth, ainsi qu’aux destructions dont il a fait l’objet lors du processus de reconstruction de l’après-guerre, vient décliner la « perte du passé », une autre conséquence parmi celles, déjà nombreuses, reliées au conflit. À ce propos, Dina Al-Kassim, tout en nous expliquant l’impact de cette opération sur le patrimoine historique de la ville[14], ne fait qu’illustrer l’oeuvre d’effacement des traces dont le récent conflit civil aurait aussi fait l’objet. Le contexte historique de référence, celui du Liban de l’après-guerre, vient toutefois mitiger l’aura de romantisme à travers laquelle la démarche de Joreige pourrait un jour être comprise, et lui imprime, au contraire, un sentiment d’urgence. Celui-ci concerne la nécessité de sauvegarder le patrimoine archéologique et sa richesse inestimable reliée au passé, mais aussi les traces récentes du conflit dont le centre-ville a tout autant été épuré lors de sa reconstruction. Par son choix de revenir en arrière dans l’histoire de la ville et d’en exhumer, par les photographies urbaines, les strates historiques, l’artiste vise à souligner la nécessité d’attribuer à ce passé, lointain comme récent, une forme de visibilité, là où l’effacement des traces urbaines symbolise, sur le plan historique, l’effacement des traces du conflit posé, à l’origine, par la loi d’amnistie[15].
Or, l’enchaînement temporel apparemment uniforme et progressif de ce schéma narratif s’avère toutefois perturbé par la présence d’images fixes présentées sur des écrans vidéos, non accompagnées de texte, qui interviennent dans le parcours de manière presque intempestive. Elles nous montrent certains lieux, parmi les plus symboliques de la ville actuelle, tels que le mausolée dédié à Rafik Hariri[16] ou la Place des Martyrs; ou encore, elles sont extraites de l’enregistrement vidéo des bombardements israéliens sur la ville en 2006 par la chaîne télévisée El-Jadida. Expression du « principe du temps réel de l’image en direct (en stricte synchronie) avec son objet[17] », ces images introduisent la perspective temporelle à partir de laquelle la narration prend forme, c’est-à-dire cette actualité dont l’instabilité politique a amené l’artiste à se tourner vers le passé, afin d’y repérer des contextes similaires[18].
Plutôt qu’interrompre la linéarité chronologique de la narration, ces images, comme autant de fenêtres ouvertes sur le présent de Beyrouth, ont pour effet d’intégrer la dimension du présent dans la représentation de l’histoire. Ainsi, perturbant la représentation exclusive du passé par les images fixes, ces images présentées sur écrans vidéos, bien que dépourvues de mouvement, brisent l’uniformité temporelle de la narration et décrivent le présent comme l’espace-temps où le récit trouve son origine. Le passé, semble affirmer Joreige, n’est pas le seul temps dont l’écriture de l’histoire s’avère porteuse[19] : le présent dans lequel l’historien s’inscrit participe tout autant à la construction du récit historique, ne serait-ce que par les techniques et par les méthodes employées.
Du point de vue des supports utilisés, les images présentées sur écrans vidéos désignent une zone de transit entre l’image fixe imprimée et l’image en mouvement introduite par la projection sur la surface du mur, à la fin du parcours. Une médiation que la luminosité des images-écrans contribuerait aussi à assurer, tout en annonçant le processus de dématérialisation de l’image qui connaîtra son acmé dans les images projetées.
Or, malgré la transition signifiée par l’introduction de ces images sur vidéo, il semble toutefois difficile de voir représentée dans ce premier chapitre l’imbrication des temps telle qu’elle se produit lors de l’écriture de l’histoire et dont le récit est porteur. L’agencement d’images présenté dans cette première partie demeure en effet une construction où le passé et le présent de la ville, respectivement signifiés par les photos et par les images vidéo, demeurent de facto des unités distinctes faisant l’objet plus d’une juxtaposition que d’une véritable médiation. Bien que reliés entre eux par les liens tissés par l’artiste, ces éléments, à l’instar des événements qu’ils convoquent, deviennent ainsi l’expression visuelle du découpage artificiel du temps historique propre à un modèle d’écriture de l’histoire qui assigne à chaque événement un fragment temporel précis, sans reconnaître le croisement de temporalités dont l’événement lui-même, ainsi que son interprétation, est en réalité porteur. Voici donc la problématique posée par ce premier chapitre de l’installation et que l’on pourrait traduire par la question suivante : comment produire, dans une installation, une représentation de l’histoire qui soit aussi l’expression de la médiation des différents temps historiques que produit l’écriture historienne ? Cette problématique touche d’ailleurs non seulement le processus historiographique mis en question par Joreige à travers les images, mais aussi la représentation de la ville elle-même, ces deux éléments étant profondément imbriqués. En effet, de même que cette construction affiche les limites d’une narration visant une forme de linéarité composée d’un montage de segments temporels, Beyrouth, illustrée par ces fragments, figure une ville dépourvue de toute cohérence temporelle et formelle, puisque ce montage d’images rend impossible l’illustration de la stratification produite par le travail du temps sur le tissu urbain. Or, ce sont précisément ces limites, au sujet de la représentation de l’histoire et de la ville, que l’artiste propose d’explorer dans les autres chapitres de son installation. Pour ce faire, une variation visuelle significative s’impose. Joreige la produit en adoptant une nouvelle méthode de production d’images : la projection.
Chapitre II : « Beyrouth 1001 vues »
La lecture de la première partie de l’installation menée jusqu’ici nous a permis de dégager les thèmes principaux explorés par l’artiste et de poser les bases pour la suite de notre analyse. Par l’introduction de la projection, Joreige vient en effet modifier significativement les modalités de présentation des images ainsi que leur interaction dans l’espace, ce qui produit à l’intérieur de l’oeuvre un basculement visuel majeur. D’un ensemble d’images fixes, en petits formats, on se confronte, à la fin du parcours, à deux visions transparentes et mouvantes, les deux en grand format et affichées sur la surface-écran du mur blanc qui accueille l’installation. Or, qu’est-ce qu’un tel changement visuel produit sur le plan des différentes formes d’écriture de l’histoire que l’artiste vise à représenter ? De plus, qu’est-ce qu’un tel usage nous révèle quant à la spécificité de l’usage de la projection effectué par Joreige ? Afin de répondre à ces questions, il est d’abord nécessaire de considérer la première projection plus dans le détail.
Intitulée « Beyrouth 1001 vues[20] », cette deuxième étape de l’oeuvre de Joreige consiste en la projection d’une image « ancienne » de la côte de Beyrouth, dont nous ne disposons toutefois d’aucun indice d’identification. Il s’agit de la projection numérique d’images d’archives en noir et blanc, présentées en boucle et d’une durée totale de 16 minutes, sans accompagnement de son. Elle nous montre une vue panoramique du littoral beyrouthin : d’une part, la ligne de l’horizon dessinée par la mer; de l’autre, les constructions érigées sur la côte. De par sa palette chromatique, entre les tons de gris auquel s’ajoute le bleu pâle de l’effet de la lumière, elle s’apparente aux autres images de l’installation, et ce, sans qu’une différence véritable s’installe entre la couleur de la mer et celle de la ville. Mais si la couleur représente un facteur de continuité avec les autres images, le format de la projection, en revanche, constitue un premier élément de rupture. À l’encontre de la partie précédente où les images positionnées en succession appelaient le spectateur à une déambulation, cette vision isolée suggère plutôt un arrêt sur l’image, une halte qui s’impose au regard. Ainsi, engageant autrement le corps du spectateur, elle l’invite à se projeter à son tour au coeur de cette vision, ce qui confère à cette étape du parcours une tournure contemplative. La suspension qui se produit s’avère ensuite d’autant plus nécessaire qu’elle offre la possibilité de saisir l’image dans son mouvement. Confronté à cette vision, le spectateur découvre en effet que ce n’est pas une seule image qu’il observe, mais plutôt une série d’images photographiques projetées en boucle, l’une sur l’autre, par un mécanisme d’apparitions et de disparitions successives, selon la technique du fondu enchaîné. Lors de cet enchaînement, parfois à peine perceptible, la ville fait surface à travers les images qui dévoilent progressivement les différentes couches temporelles dont elle se compose. Ce que l’on observe, finalement, c’est le travail du temps sur le littoral beyrouthin qui, plus que d’une succession, relève d’un amalgame de temps sédimentés. Au moyen des images, l’artiste représente en effet la superposition, l’emboîtement temporel qui caractérise le paysage urbain, reliant des visions qui décrivent chacune un temps différent. D’après ses explications, la projection « se terminerait » par une sorte de collage temporel où « l’image d’un navire du 19e siècle flotte dans une mer de 1950, sous l’horizon menaçant des années 80[21] ».
Afin de créer cet effet de chevauchement visuel et temporel présenté sans solution de continuité, le dispositif de la projection tient de toute évidence un rôle central. Traversée par la lumière, l’image se transpose et se duplique sur le support-écran, ce qui provoque pour elle une double « perte » : celle de sa matérialité[22] et celle de sa fixité. Car le propre de la projection revient précisément à ceci : produire une image qui échappe « à la pesanteur des supports[23] », condition préalable pour qu’elle puisse donner lieu au mouvement. Ce geste de soustraction matérielle marque d’ailleurs un autre écart significatif entre la première et la deuxième partie de l’installation. Face aux images photographiques, imprimées et opaques, et aux images vidéo utilisées en tant qu’images fixes, la projection intervient ici non seulement pour présenter au spectateur une vision différente, mais surtout pour lui offrir une autre expérience du temps[24]. Tandis qu’elle provoque la perte de toute « consistance » matérielle, la lumière agit en entraînant l’image dans un processus de « temporalisation » qui l’affranchit de toute référence temporelle précise, l’intention n’étant plus de signifier un temps particulier (à l’instar de l’association entre la photographie et l’événement historique), mais de montrer le travail même du temps. Cette opération, note Païni, produit aussi des conséquences significatives sur la perception de l’image, en lui assignant une dimension pathétique :
La projection incarne l’image telle une peau infra-mince d’ombres ou de couleurs sur la surface-écran. Enfin, la projection « dramatise » la représentation des images photographiques qui restituent le mouvement de la réalité : projeter des images c’est donc projeter du temps[25].
Une fois soustraite à tout ancrage matériel par le mouvement de la lumière, l’image devient alors éphémère, transparente, support d’une temporalité flottante qui échappe à l’enchaînement chronologique des dates. C’est là un phénomène que l’artiste accentue en soustrayant la projection de toute référence temporelle précise, à la différence des photographies qui étaient accompagnées de la date de l’événement auquel elles étaient associées. De ce fait, la projection réalisée par Joreige ne saurait trouver ni dans le présent ni dans le passé un référent exclusif, la superposition de temps, leur hétérogénéité et surtout leur non-linéarité étant la dimension signifiée par cette construction visuelle, un processus que la structure sédimentaire de l’espace urbain, et notamment celui de Beyrouth avec ses innombrables transformations, permet d’accentuer davantage.
Fouiller l’espace-temps de la ville à travers la projection de son image : voilà, donc, ce qui fait de cette vision une sorte de déclinaison visuelle du travail archéologique déjà présent dans le premier chapitre de l’installation. Mais si, dans ce cas, cette référence se produisait par l’évocation matérielle des traces, traces photographiées et traces photographiques, pour ce deuxième chapitre, Joreige la réalise en se détachant de cette composante tangible afin de rendre visible, au moyen de la projection, le passage du temps. Par ailleurs, les archéologues eux-mêmes ne seraient pas insensibles à cette association. À cet égard, il vaut la peine de souligner l’analogie entre projection et archéologie formulée par le sinologue J. Gunnar Anderson et rappelée par Damisch :
Couche après couche, les strates fossiles se succèdent sans fin, comme les images d’un film. De même qu’un film gît dans sa boîte, inerte, jusqu’à ce qu’il soit mis en mouvement et que le faisceau lumineux de la lampe à arc le projette sur l’écran, les fossiles demeurent silencieux et inintelligibles dans les lits rocheux en attendant que la science les éclaire de sa propre lampe[26].
En somme, de même que par ses fouilles l’archéologue ramène à la lumière les différentes strates du temps, dans l’image de Joreige la lumière apportée par le dispositif de projection fouille les différentes couches d’images et donne forme à l’érosion du temps sur le littoral beyrouthin. À l’encontre de la phase initiale, où la dimension temporelle s’accompagnait d’une construction dans l’espace, cette première projection vient donc inaugurer un nouveau champ visuel, caractérisé par une contraction spatiale mais non temporelle.
Il y a toutefois plus. Car, en la temporalisant, la projection introduit l’image dans l’espace de la durée, d’où la possibilité qu’elle inaugure de décliner autrement la dimension narrative par rapport au montage d’images fixes. La représentation qui en dérive n’est donc plus celle d’une image fixe extraite du temps, mais elle se caractérise par l’agencement d’images capables de produire une évolution dans le temps. Autrement dit, au moyen de la projection, l’image n’est plus seulement affichée, mais elle se prête à instaurer un développement visuel selon l’ordre du récit[27]. Tandis que la disposition des images du premier chapitre associait la narration à la spatialité, c’est-à-dire à la succession des figures dans l’espace, et de ce fait laissait au spectateur le soin d’activer les liens entre elles, dans ce deuxième chapitre l’artiste vise précisément à présenter l’histoire de la ville sous la forme d’un récit visuel engendré par l’articulation des images dans le temps. Mettant en lumière les variations du temps sur le littoral beyrouthin, c’est comme si Joreige, après avoir éparpillé les images dans l’espace et avoir scandé l’histoire de la ville selon le rythme saccadé des événements, les avait ensuite rassemblées dans un seul bloc, les rendant visibles l’une sur l’autre par le biais du faisceau de lumière. Voici donc « l’histoire de Beyrouth » apparaître dans une seule et unique solution, les oscillations temporelles qui la traversent étant partie intégrante de sa représentation. Finalement, on dirait que ce que l’on observe de cette image est semblable à l’« espace du devant » qu’est la représentation de l’histoire, ce récit médiatisé par une technique et par une procédure[28], où l’agencement des temps dont il est porteur devient finalement « visible ».
En ce sens, on dirait de la projection qu’elle se caractérise par la capacité à jumeler tekhnè et fabula[29], les deux éléments étant strictement liés. Car, comme l’explique Derrida, « on invente, d’une part, des histoires », ou plus généralement des récits, « et, d’autre part, des machines, des dispositifs techniques, au sens large de ce mot[30] », à travers lesquels ces mêmes histoires prennent forme. Autrement dit, « on invente en fabulant », explique Derrida, ou « en produisant une nouvelle possibilité opératoire[31]». C’est donc précisément à ceci que cette projection donne lieu : l’invention d’une image par le biais d’une technique qui, attribuant une forme au temps, instaure une configuration narrative, récit et technique étant reliés l’un à l’autre au moyen du dispositif[32]. En tant que fable véhiculée par une tekhnè, on pourrait dire de la projection, cet « hybride de performatif[33] », qu’elle consiste en « […] un dispositif technique qu’on doit pouvoir, dans certaines conditions et dans certaines limites, re-produire, répéter, ré-utiliser, transposer, engager dans une tradition et un patrimoine publics[34] ». Tout comme la fable, la projection « a donc la valeur d’un procédé, d’un modèle ou d’une méthode, elle fournirait ainsi des règles d’exportation, de manipulation, de variation[35] », dans ce cas appliquées à l’image. Et c’est précisément cette méthode que Joreige emploie afin de dépasser les limites temporelles reliées à la juxtaposition d’images.
Ainsi, de même que l’historien parvient par le récit à rapporter entre eux les différents temps historiques au moyen de l’écriture, Joreige s’appuie sur la projection et sur la force narrative qu’elle confère à l’image afin de mettre en relation une pluralité de temps. En ce sens, la projection devient chez Joreige une technique permettant d’instaurer une médiation entre des images qui agencent les temps qu’elles signifient, d’où la force affabulatoire qui en dérive. Le propos est de donner lieu à un phénomène de remédiation — entre les images comme entre les temps — qui s’oppose à l’andamento entrecoupé représenté dans le premier chapitre de l’installation. En effet, la superposition d’images créée ici par l’artiste ne va pas sans évoquer le développement d’une intrigue — un enchaînement de faits — dont le spectateur assiste à la représentation. Si la première partie appelait davantage à une construction, qui se réalisait par l’oeuvre de lecture et par la création de liens entre les images et les textes, cette projection engage le spectateur autrement, c’est-à-dire l’invite plutôt à suivre le déroulement de la construction elle-même telle qu’elle a été agencée.
Pour poursuivre notre réflexion, il faudrait maintenant mettre en question la fonction assignée à cette invention dans l’ensemble de l’itinéraire proposé par Joreige. Par ailleurs, le fait même de placer cette projection sous le signe de l’inventio nous amène à prendre en considération aussi le positionnement, ou collocatio, qui lui a été assigné dans le cadre du parcours (et du discours) de l’installation. C’est une question qui, comme on le verra, s’avère tout aussi fondamentale pour la deuxième projection. Pour ce faire, que nous soit permise une petite digression. À l’encontre d’autres types de dispositifs, la projection a souvent été caractérisée par sa composante spectaculaire liée à la notion de divertissement. Dans son histoire, elle s’est d’ailleurs développée non pas comme « image noble au service des princes et de leur istoria[36] », mais plutôt en tant qu’« image plus routinière souvent associée aux saltimbanques et à leurs fantasmagories[37] ». Cette dimension spectaculaire et plaisante qui a trouvé sa consécration dans le dispositif cinématographique[38] pourrait toutefois être comprise d’après une autre acception. La racine étymologique du terme « divertere » compte en effet une deuxième signification, c’est-à-dire « aller dans une autre direction », « chercher un détour ».
Comme il a déjà été souligné, dans le cas de Beyrouth, autopsie d’une ville, ce « détour » par la projection intervient précisément à la fin du premier chapitre dédié à l’illustration chronologique de l’histoire de la ville. Or, si toute invention, souligne Derrida, se distingue par la capacité de « produire un dispositif de dérèglement, [d’]ouvrir un lieu de perturbation ou de turbulence pour tout statut à elle assignable au moment où elle survient[39] », ce que Joreige propose par l’invention de cette projection est précisément un dispositif qui crée une diversion, un « détour critique » quant à la possibilité pour un récit de type linéaire de rendre compte du croisement de temporalités produit par le processus historiographique, ainsi que du réseau de temps que l’écriture produit autour de chaque événement historique. Tel qu’illustré par cette image, Joreige semble donc affirmer que toute représentation historienne se doit d’être l’expression conjointe d’une multiplicité de couches temporelles; les différentes nappes temporelles de cette projection sont un exemple paradigmatique de la coexistence du présent et du passé de Beyrouth dans son espace urbain. Par cette projection, c’est donc une autre modalité d’écriture de l’histoire que Joreige nous propose, une vision divergente dans laquelle la perspective critique face à une représentation linéaire et événementielle se révèle dans cette image spectaculaire.
Par ailleurs, les théories anciennes du récit historique viennent à ce propos nous rappeler que cette notion de spectacularisation n’est pas tout à fait étrangère à la conception de « représentation historienne ». Adriana Zangara nous montre en effet que déjà les historiographies anciennes associaient l’idée que l’on voit de l’histoire à celle du « spectacle » :
Un theama destiné à la contemplation et à l’admiration, comme Polybe l’affirme au sujet de l’histoire universelle — “une action unique”, “un spectacle unique” […]. Contemplation du Tout, contemplation du Beau […]. Accéder au niveau plus haut de la « vision », c’est voir l’invisible : l’entrelacement caché des faits[40].
Que ce soit d’après le principe de « sunopsis », ce regard surplombant que la vision offre au spectateur, ou de « energeia », visant à susciter chez le lecteur un sentiment de stupeur[41], en tant que représentation l’histoire se présente au lecteur sous forme d’images, visions intelligibles évoquées par la narration et qui participent à la compréhension des faits. L’affirmation de cette composante visuelle comme étant consubstantielle à l’écriture de l’histoire sera entre autres aussi celle de Ricoeur qui, malgré l’écart existant entre l’histoire moderne et l’historiographie ancienne, n’hésite pas à mettre en valeur la notion de représentation par laquelle l’écriture de l’histoire se caractérise toujours[42]. Il s’agit d’une notion qui lui permet aussi de souligner la spécificité de l’écriture historienne où la transmission du savoir se fait aussi (mais non seulement) par l’expression poétique des mots, ce qui ferait d’elle la « poétique du savoir[43] », si bien décrite par Rancière.
Or la poésie du langage qui marque l’écriture de l’histoire caractérise aussi, sur le plan visuel, les modalités de diffusion de l’image par la projection. Par sa dématérialisation et temporalisation, la lumière produit en effet une sorte de « sublimation » de la vision, un « embrasement, une emphase au sens d’un transport lyrique[44] ». Transportée au moyen de la lumière, l’image est donc investie d’une force poétique qui, comme dans le cas de l’écriture, participe à l’appréhension de la vision des faits. D’ailleurs, en plus d’être porteuse d’un potentiel de connaissance, la métaphore, note justement Frizot, « n’est-elle pas mue par un principe projectif (la métaphore est un transport d’image) ? [45]»
Chapitre III : « Beyrouth 2058 »
Cette représentation poétique de l’histoire de la ville, qui se contre-expose visiblement à l’écriture de type événementiel poursuivie dans le premier chapitre, n’est toutefois pas la dernière image de cet itinéraire. L’artiste choisit en effet de lui juxtaposer un dernier chapitre, et une deuxième projection, qui agit en guise de conclusion. À l’encontre du chapitre précédent qui signalait une multiplicité de visions, les « 1001 vues de Beyrouth », le titre associé à cette image, « Beyrouth 2058 », se caractérise par sa connotation temporelle. Le futur est précisément le temps qu’il introduit, un espace à venir qui s’annonce d’emblée soumis à un principe projectif. Par cette dernière image[46], encore une projection d’images numériques, l’artiste nous présente le profil d’une côte vierge, cette fois-ci en couleurs mais dépourvue de tout paysage urbain. Afin de mieux centrer le regard du spectateur sur l’image, Joreige choisit d’isoler cette projection du reste du parcours, créant une espèce de niche où l’enregistrement du bruit du flux et du reflux de la mer accompagne l’expérience de la vision. Cette séparation physique[47] ne viendra toutefois pas empêcher tout dialogue avec l’image précédente. En effet, les deux images qui affichent chacune une portion de côte touchée par la mer font ressortir davantage la disparition de tout signe d’urbanisation qui caractérise la dernière projection.
Quelle signification accorder, donc, à ce dernier chapitre ? Si l’image précédente évoquait le jeu de temporalités propre à la représentation historienne par la projection d’une multiplicité de vues de la ville, comment comprendre ce saut temporel et visuel provoqué par l’artiste ? Comme le titre lui-même le suggère, par cette image Joreige semble en effet vouloir figurer le futur qu’elle imagine pour la ville, d’où le choix d’en « projeter » la vision vers l’avant, dans l’espace et dans le temps. Cette configuration temporelle particulière viendrait d’ailleurs expliquer les traits incertains de l’image projetée, vision indéfinie qui se différencie visuellement de la consistance documentaire signifiée par les images du premier chapitre. À ce propos, Frizot nous permet néanmoins de constater qu’en réalité, l’image projetée partage avec la photographie un statut semblable, celui de la « figure de projet, vacillante dans l’instant, incertaine dans la forme, défectueuse dans la mise au point, et lancée devant soi à travers la transparence d’une idée, loin devant, dans l’espoir de rencontrer un écran de visibilité qui le (la) fera exister[48] ». Cette tension vers l’avant, le dispositif de projection ne ferait que la souligner davantage en en accentuant les traits. Encore une fois, c’est donc par le biais de l’image que Joreige travaille sur le temps, cette fois-ci en dépliant, par le transport de l’image par la lumière, l’esquisse d’une vision à venir concernant la disparition de la ville, ou mieux, la possibilité de son avènement. Il est d’ailleurs significatif, note De Haas, que les termes « esquisse » et « projection » soient reliés par un sens commun : l’un, « de l’italien schizzare, éclabousser, jaillir, génétique d’une création; l’autre, [du latin] proji-cere, lancer, jeter en avant[49] »; les deux réunis par la référence à une temporalité future, précaire, incertaine. Dans le cas de cette installation, l’association de cette image projetée à la signification qu’elle véhicule, la disparition de la ville, ne serait qu’une manière de profiter de la tension temporelle inhérente à la projection afin de « dramatiser » le message véhiculé. À l’encontre de la projection précédente où l’orientation vers le futur était fortement mitigée par le choix de projeter les images en boucle, dans ce « dernier chapitre » elle est davantage soulignée par la présence d’une image unique.
Bien que ces considérations temporelles constituent une porte d’entrée pour la lecture de cette image, ce qu’il nous reste encore à considérer est le rôle qu’elle joue dans l’ensemble de ce parcours. Serait-elle la représentation imagée du « destin » de Beyrouth, conclusion inévitable de la série d’événements dramatiques qui ont façonné son histoire ? Ou bien viendrait-elle seulement projeter vers le spectateur les craintes personnelles de l’artiste déjà annoncées en exergue de l’installation ? Si, d’après Derrida, à cette inscription revient la tâche de « nommer le problème, c’est-à-dire le sujet[50] » de l’oeuvre, on n’aura pas de mal à reconnaître dans ces lignes l’image qu’elles-mêmes projettent sur l’ensemble du parcours :
Depuis 2005, une série d’événements tragiques, de nombreux assassinats politiques jusqu’à la guerre avec Israël et une possible guerre civile en mai 2008, ont perturbé notre vie quotidienne à Beyrouth. À chaque fois, j’ai pensé que Beyrouth aurait pu disparaître. Cette anxiété constante m’a amenée à explorer les temporalités passées et futures à la recherche d’autres moments dans lesquels Beyrouth était en danger. Ainsi, je me suis immergée dans la possible histoire de la ville, une succession d’événements tragiques encore hantés par des périodes obscures et non révélées[51].
Affichés en guise d’introduction, ces mots expliquent bien comment la crainte de la disparition de la ville à la suite de la succession d’événements tragiques est effectivement à l’origine de ce regard porté sur l’histoire de Beyrouth et se dépliant d’après une vision rétrospective et perspective.
Considérée à la lumière du premier chapitre de l’installation (« Histoire de la possible disparition de Beyrouth »), cette dernière vision représente littéralement cette image possible de la ville, c’est-à-dire la vision qui ressortirait si on projetait en avant, « orthogonalement », l’ensemble d’événements qui ont marqué son passé. En d’autres termes, elle constituerait l’agrandissement projectif et prospectif de son histoire passée réalisé par le mécanisme de la projection. Observée « littéralement » d’après le dispositif qui la fait être, on dirait donc que cette projection permet à Joreige d’établir une sorte d’identification entre la ville et l’image projetée. En dépassant le cadre de la représentation, l’artiste semble en effet aller plus loin et établir une convergence ontologique entre la nature de l’image projetée et celle de la ville qu’elle vise à communiquer. Ce qui se résumerait à ceci : cette projection n’est pas une vision symbolique de ce qui, dans une perspective catastrophique, pourrait devenir Beyrouth. Plus radicalement, elle est Beyrouth. Autrement dit, le futur de Beyrouth ne serait qu’une « projection ». Tout comme l’image est dématérialisée et lancée en avant par le transport de la lumière, de la ville au futur ne reste(ra) qu’une vision immatérielle dépourvue de consistance, semblable à celle de l’image projetée. On n’aura pas de mal à comprendre, entre les lignes, le sentiment d’urgence, de pathos, que Joreige nous transmet par cette image. Et c’est précisément ce sentiment, perçu par l’artiste au présent, qui agit en orientant son regard vers le passé.
Mais quel rôle assigner à la référence au futur apportée par cette projection dans le cadre de cette installation, et notamment du rapport aux temps historiques qu’elle vise à illustrer ? L’écriture de l’histoire, pourrait-on remarquer, tout au plus s’arrête au présent, le futur en tant qu’objet étant exclu de sa vision. Pourtant, nous rappelle Koselleck, la référence au futur, à cet « horizon d’attente », figure comme la catégorie qui, avec « l’espace de l’expérience », contribue à orienter la connaissance de l’histoire. Ce sont en effet ces temps subjectifs, intérieurs, qui définissent l’expérience de l’histoire et dans l’écart desquels « s’accomplit le temps historique ». Car, explique-t-il :
Les temps historiques sont repérables quand notre regard se porte là où le temps se révèle ou s’accomplit subjectivement, et l’homme considéré comme un être historique : dans le rapport du passé et du futur qui constitue le présent qui chaque fois se dérobe. La nécessité de rapporter l’un à l’autre le passé et le futur, afin tout simplement de pouvoir exister, est inhérente à tout être humain[52].
Malgré le fait qu’elle soit traitée par Joreige sous l’angle de la fiction, la référence au futur fonctionne, en contrepoint de la première image des vestiges anciens, tel un indicateur temporel qui lui permet de poser les temps historiques au centre de son enquête — si l’on considère, d’après Marc Bloch, le « temps historique » comme « le plasma même où baignent les phénomènes et comme le lieu de leur intelligibilité[53] », c’est-à-dire le temps objectif ou la « chronologie naturelle » selon laquelle les événements s’ordonnent, mais aussi l’acte de compréhension dont ils font l’objet et qui, à son tour, est temporellement orienté. De ce fait, pour revenir à Koselleck[54], reconnaître que le travail de l’historien est orienté par son point de vue signifie également accepter que cette relativité concerne aussi la dimension temporelle[55].
Cela dit, une question reste encore à poser : comment concilier cette lecture au « futur » avec l’évocation de « l’autopsie » présente dans le titre de l’installation ? Ne serait-elle pas reliée à l’expression d’une disparition « déjà advenue » ? En revenant sur l’image, on découvre en effet que c’est précisément dans ces termes que Joreige la décrit. Dans un texte à la première personne écrit au passé, elle décrit la ville entourée par les flammes et désormais devenue poussière[56]. Voici donc qu’au regard prospectif accordé par le titre à la projection, l’artiste associe aussi un regard rétrospectif qui fait de cette image la vision d’un événement déjà advenu. Dans ce cas, la lecture de l’installation se ferait à rebours, de la disparition de la ville vers l’enchaînement d’événements historiques qui en est à la source et que l’artiste vise à retracer. Ce renversement viendrait aussi décliner la notion « d’autopsie » d’après la polysémie qui la caractérise. Il y aurait donc d’une part une enquête, visant à établir à rebours les causes de « ce qui n’est plus », et de l’autre, d’après le sens que lui attribuait déjà Thucydide, la déclaration de l’historien d’avoir « vu par [lui]-même » (auto-opsis) ce qui est écrit dans la narration historique[57]. C’est là un principe que l’oeuvre de Joreige, par le choix d’écrire l’histoire au moyen des images, donc en récupérant ce lien originaire entre vision et histoire, vient en quelque sorte restaurer[58].
Or, que l’on choisisse d’observer cette projection dans sa dimension prospective ou bien rétrospective, les deux étant significativement jumelées par Joreige, dans les deux cas il ne reste(ra) plus de Beyrouth que l’image, matière visuelle à projeter : visions du passé, de la ville d’avant le conflit civil et désormais disparue dont nous ne pouvons que formuler des projections, et de celle qui, d’après la fiction de Joreige, un jour « pourrait » rester. En somme, si la lumière de la projection a pour effet de séparer l’image de sa matière, dans cette vision projetée, la ville s’avère soumise au même processus de « soustraction » matérielle.
Cette convergence de la projection et de la ville par le biais de l’image ne vient toutefois pas par hasard. Afin d’en comprendre davantage la portée, il peut être utile de récupérer ici l’origine du terme. On le fera par le biais d’un texte de Carlo Ginzburg qui, dans un essai contenu dans son recueil À distance, retrace l’emploi de l’image dans la Rome impériale en se demandant « pourquoi donc, à Rome et ailleurs, a-t-on fabriqué l’image des empereurs et des rois défunts ? » La réponse est la suivante : « L’imago était considérée comme un équivalent des ossements, l’une et les autres étant compris comme une partie d’un tout, le corps ». Autrement dit, « l’imago funéraire fonctionnait comme le substitut du cadavre absent[59] ». Que seraient, donc, ces projections sinon des images, visions évanescentes d’une matière visuelle qui n’est plus ? Ce qu’elles nous montrent, en effet, c’est la représentation d’une ville qui n’est plus et sur laquelle les événements qui ont marqué son histoire ont projeté l’image de sa possible disparition. Dans cette convergence entre la ville, son histoire et le processus de dématérialisation de l’image provoqué par la projection, on retrouve finalement l’espace de réflexion le plus significatif ouvert par cette installation. Qu’on la considère telle une dramatisation de l’histoire de la ville, ou bien comme la représentation de sa lecture mythique qui voudrait que « Beyrouth ait survécu, par sept fois, à la destruction[60] », dans les deux cas, cette vision constitue le legs reçu par le spectateur de cet itinéraire.
Joreige nous y a amenés progressivement, par une sorte de diminuendo où l’image est soumise à un processus de dématérialisation progressive, allant de la photographie à la projection, de façon à explorer par l’image une multiplicité de temps, ainsi que les diverses possibilités de leur agencement. Proposant une réflexion autour de l’écriture de l’histoire de la ville, cette installation confère ainsi à la projection un rôle crucial permettant à l’artiste de développer aussi bien les possibilités narratives ouvertes par cette image qu’une combinaison de temps différente par rapport au montage d’images fixes. La relation entre ce montage et l’écriture de l’histoire évoquée par l’artiste constitue par ailleurs la clé interprétative qui nous a permis de faire ressortir de la projection la ductilité temporelle qui la caractérise. L’emploi de différentes techniques visuelles de la part de l’artiste évoque en effet les diverses procédures auxquelles l’historien fait appel lors du processus historiographique et donnant lieu, par l’oeuvre d’écriture, à la médiation entre les différents temps historiques. De même que la narration historienne produit cette articulation, la projection intervient en négociant entre eux les temps des images qui la composent dans une seule et unique représentation. Capable à la fois de creuser le passé ou encore de « jeter » la vision en avant, loin, dans le futur, permettant ainsi à l’espace de la narration de prendre forme, dans tous les cas la projection est venue ici signifier l’hétérogénéité des temps qui s’entrecroisent dans la représentation historienne. Au regard du spectateur (comme à celui du lecteur) reviendra le rôle de les considérer selon leur agencement. Ce sont précisément ces diverses temporalités que Joreige cherche à illustrer en filtrant par la lumière les différentes couches d’images qui décrivent la ville et façonnent son histoire.
Parties annexes
Note biographique
Claudia Polledri a obtenu un doctorat en littérature comparée à l’Université de Montréal avec une thèse intitulée « Photographier la ville, penser l’histoire : Beyrouth dans la photographie artistique contemporaine » (2015). Coordinatrice scientifique du CRIalt (Université de Montréal), elle étudie dans le cadre de ses recherches le rapport entre l’image et l’histoire à partir des productions artistiques contemporaines du Moyen-Orient, et plus particulièrement du Liban. Elle a publié « La synthèse d’un conflit. Le double exil des écrivains arabes en Israël » (Aux marges de la littérature arabe, 2013) et « Photographier la ville, interroger l’histoire » (Contemporary French and Francophone Studies, 2014).
Notes
-
[1]
Dans Dominique Païni (dir.), Projections, les transports de l’image, Paris, F. Hazan, 1997, p. 74.
-
[2]
Comme pour d’autres artistes libanais émergeant dans les années 2000 (Walid Raad, Akram Zaatari, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, pour en citer seulement quelques-uns), l’oeuvre de Lamia Joreige (1972) est connue aussi bien au Liban qu’à l’étranger et elle a été exposée dans des musées et des galeries d’envergure internationale. Outre son travail d’artiste (elle est l’auteure d’une trentaine d’oeuvres : vidéos, films et installations, etc.), Lamia Joreige se distingue par son engagement sur la scène culturelle beyrouthine, notamment pour la fondation du « Beirut Art Center », un des plus grands centres artistiques et culturels au Moyen-Orient, dont elle est la cofondatrice et codirectrice. Pour une liste complète des oeuvres de Joreige ainsi que pour plus d’informations au sujet du Beirut Art Center, voir : http://www.lamiajoreige.com/biography.php et www.beirutcenter.org.
-
[3]
Réalisée en 2010, l’installation Beyrouth, autopsie d’une ville a été exposée dans les institutions suivantes : en 2010, au Mathaf de Doha; en 2011, au Kunshtalle de Vienne, dans le cadre d’une exposition qui portait sur Beyrouth en tant que « ville créative »; en 2012, au San Francisco Museum of Modern Art, dans le cadre de l’exposition Six Lines of Flight, et au MORI Art Museum de Tokyo; en 2013, à la Biennale de Sharjah et à la Galerie Art Factum de Beyrouth; à l’été 2014, au Musée de Louvain, dans le cadre de l’exposition Ravage. Art et culture en temps de conflit; en septembre 2014, à l’Espace 104, à Paris, lors de l’exposition Passé simple, futurs composés.
-
[4]
Pour que le spectateur puisse s’orienter entre faits réels et faits inventés, l’artiste propose un système d’identification différencié : les faits réels sont accompagnés de lettres suivant l’ordre alphabétique, alors que les faits inventés sont indiqués par des numéros suivant un ordre croissant.
-
[5]
À ce propos, voir Samir Kassir, Histoire de Beyrouth, Paris, Fayard, 2003, p. 54 : « La tourmente de la guerre civile qui secoua le royaume séleucide, vers le milieu du siècle, n’interrompt pas longtemps ce début de prospérité, bien que la ville, demeurée légitimiste, fût ruinée par l’usurpateur Diodote Tryphon qui en fit incendier et raser les bâtiments entre 143 et 138 av. J.-C. »
-
[6]
Comme nous l’avons déjà remarqué, l’absence de légende nous empêche d’attribuer une référence temporelle à ces vues de Beyrouth. Toutefois, un rapprochement avec les photographies de la collection Fouad-Debbas nous laisse penser que les images choisies par Joreige remontent à la fin du 19e siècle : Fouad Debbas, Des photographes à Beyrouth (1840-1918), Paris, Marval, 2001.
-
[7]
Parmi les références les plus significatives, outre celle à Samir Kassir, se trouve l’oeuvre de Mahmoud Darwich, Dhâkyra li-l-nisyân (Beyrouth, 1987), traduite en français dans Une mémoire pour l’oubli (trad. Yves Gonzalo-Quijano et Farouk Mardam-Bey, Arles, Actes du Sud, 1994). D’après les indications de l’artiste, les autres textes correspondent aux références suivantes : Philip Hitti, Tarikh Loubnane, Beyrouth, Éditions Dar al Thakafa, 1959; Saleh Bin Yahya, History of Beirut, Beyrouth, Éditions Dar el-Machriq, 1969; Nina Jidedjian, Beirut, A City of Contrasts, Mansourieh, Aleph, 2008; Ibn Tulun, Mufakahat Al Khilan, Beyrouth, Éditions Dar al Kutub al-Ilmiyah, 1998; Sami El-Masri, « Beirut: The City and its Crafts in the Medieval Period », thèse de doctorat, Université libre de Berlin, 1999; Joseph Chami, Le Mémorial du Liban, Paris, Éditions Henri Berger, 9 vol., 2002-2013.
-
[8]
Debbas, 2001. Pour un aperçu de la collection, voir : http://fouaddebbas.com.
-
[9]
Créée en 1996 par trois artistes, Fouad el-Khoury, Akram Zaatari et Samir Mohdad, la Fondation arabe pour l’image (http://www.fai.org.lb), basée à Beyrouth, a pour objectif de soutenir et de diffuser la culture photographique au Moyen-Orient et au Maghreb. Elle a la double fonction de collectionner et de diffuser les images photographiques réalisées par des photographes locaux souvent exclus des ouvrages de référence de l’histoire de la photographie traditionnelle. Il va sans dire que nombreuses sont les implications politiques derrière ce geste, la première étant la déconstruction d’un imaginaire photographique orientaliste développé à partir du 19e siècle en lui juxtaposant la production photographique locale, et ce, afin de faire émerger les différences mais aussi les éléments de continuité existant entre les deux. À ce propos, voir Stefanie Baumann, « Archiver ailleurs, archiver autrement. La Fondation arabe pour l’image », Ateliers d’anthropologie, no 36, 2012, https://ateliers.revues.org/9013.
-
[10]
Entretien avec Lamia Joreige, juillet 2011, Beirut Art Center; voir aussi la page du site Internet dédié à l’installation Beyrouth, autopsie d’une ville : www.lamiajoreige.com/installationsDetails.php?BEIRUT-AUTOPSY-OF-A-CITY-16.
-
[11]
Ce qui justifie la double déclinaison de cette notion viendrait de l’étymologie même du terme. En effet, dès la Grèce ancienne, les murs de la cité ont été un lieu d’inscription où entamer « l’étude sur le passé » (ta archaia). À Athènes, par exemple, les listes des archontes, les magistrats éponymes, étaient gravées sur les murs de la ville dans l’intention de rendre le passé officiel clairement « visible ». Cette oeuvre s’avère plus importante après la guerre civile du Péloponnèse, explique François Hartog, quand ces listes deviennent « […] une façon de répondre aux doutes du temps, en fournissant des rappels ou des repères, à un moment où les destructions, les épreuves et les morts dues à la guerre du Péloponnèse devaient renforcer l’impression de rupture avec une époque désormais révolue. La cité ne parlait plus suffisamment, il fallait faire parler ses murs. » François Hartog, L’évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Édition de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005, p. 69.
-
[12]
Jacques Derrida, Mal d’archive, Paris, Éditions Galilée, 1995.
-
[13]
Le centre-ville, d’abord endommagé par le conflit civil (1975-1990), a ensuite été rasé et reconstruit par l’oeuvre de la société Solidere (Société Libanaise pour le Développement et la Reconstruction), fondée par l’ex-premier ministre Rafiq Hariri en 1994.
-
[14]
À ce propos, écrit Dina Al-Kassim : « Le programme d’urbanisation ne comportait aucun projet de préservation archéologique, et ce n’est qu’après le début des excavations que l’entreprise a intégré ce facteur dans ses plans. […] Cernés par des sacs de ciment et des stocks de poutrelles attendant le début de la construction de la nouvelle ville, les archéologues de Solidere ont exhumé un village néolithique, une arcade romaine, un souk médiéval, un port phénicien, tous dûment photographiés et inventoriés, mais destinés pour la plupart à être ensevelis pour servir d’infrastructures aux fondations des réalisations du programme d’urbanisme. » Dina Al-Kassim, « Unearthing the Political Aesthetics of Hysteria in the Archaeology and Arts of the New Beirut », Parachute, no 108, 2002, p. 158.
-
[15]
On se réfère notamment aux Accords de Taëf (1989) signés à la fin du conflit civil. Le plus étonnant de cet accord, écrit Aïda Kanafani-Zahar, « est l’absence de clauses faisant référence à la guerre qui a fait cinq cent mille victimes entre tués, blessés, handicapés, des millions de disparus sur une population de trois millions et demi d’habitants. Ni la guerre et les violations des droits de l’homme, ni ses protagonistes, ni ses victimes ne sont évoqués ». À la suite de cet accord, « une loi d’amnistie générale pour les crimes commis avant le 28 mars 1991 a été promulguée en 1991 ». Aïda Kanafani-Zahar, Liban. La guerre et la mémoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 33-37.
-
[16]
Ancien premier ministre libanais mort lors d’un attentat en 2005, à la suite des événements du « printemps libanais ».
-
[17]
Philippe Dubois, La question vidéo. Entre cinéma et art contemporain, Crisnée, Yellow Now, 2011, p. 268.
-
[18]
On reviendra sur ce thème plus loin dans le texte.
-
[19]
Pour mieux visualiser ce mouvement alterné, on pourrait imaginer une ligne reliant entre elles les diverses images-écrans à travers lesquelles l’artiste apporte un regard contemporain sur la ville. L’on remarquera, alors, que le mouvement qui s’installe entre ces différentes images est à caractère ondulatoire, le regard procédant non seulement de manière horizontale de la gauche vers la droite, comme pour la lecture, mais aussi du bas vers le haut et vice-versa.
-
[20]
Les informations techniques de l’oeuvre sont données par l’artiste : animation, vidéo HD (in loop), 16 minutes, noir et blanc, muet. Il s’agit d’un montage d’images fixes projetées sur le mur de l’installation.
-
[21]
Il s’agit ici d’une information non directement accessible au spectateur, mais qui est donné par l’artiste. Pour plus d’informations, voir : http://www.lamiajoreige.com/installationsDetails.php?BEIRUT-AUTOPSY-OF-A-CITY-16.
-
[22]
Une perte qu’il ne faut toutefois pas considérer comme absolue, car il reste la « consistance » de la lumière.
-
[23]
Dominique Païni, « Faut-il en finir avec la projection ? », dans Projections : Les transports de l’image, Paris, Éditions Hazan, 1997, p. 171.
-
[24]
Il peut être utile de signaler à ce propos que la vidéo sur moniteur et la vidéo projetée répondent à deux principes de diffusion de l’image profondément différents. On en résume ici les traits principaux : les moniteurs LCD se composent d’un ensemble de cristaux qui s’illuminent lorsque le courant électrique passe à travers. Ils se composent d’une structure stratifiée qui voit les cristaux liquides emboités entre deux plaques en verre. Ces derniers se déplacent selon la différence de voltage entre le verre de filtrage des couleurs et l’autre verre doué de transistors. L’intensité de lumière apportée par l’éclairage arrière est déterminée par le déplacement des cristaux liquides de manière à créer les couleurs. L’image apparaît donc comme la résultante d’une rétro-illumination fluorescente. En revanche, le projecteur d’images numériques se compose – selon le principe de la projection – d’un ensemble de miroirs (microscopiques) installés sur une matrice de pixels. Au centre du projecteur se trouve un interrupteur de lumière qui, une fois synchronisé avec un signal vidéo, une source de lumière et une lentille de projection, permet aux miroirs de refléter une image numérique sur un écran ou sur toute autre surface.
-
[25]
Ibid., p. 12.
-
[26]
Johan Gunnar Andersson, Children of the Yellow Earth. Studies in Prehistoric China [1934], Cambridge, The MIT Press, 1973, p. 94-95; cité dans Hubert Damisch, « Morceaux choisis », dans Projections : Les transports de l’image, 1997, p. 15.
-
[27]
Il est intéressant de signaler ici les propos de Foucault que Païni transfère au sujet de la projection : « […] la machine répète le contenu du récit, qu’elle projette en avant, hors temps et hors langage, selon un système de traduction qui triomphe de la durée comme des mots. Le système est donc réversible : le récit répète la machine qui répète le récit ». Michel Foucault, Raymond Russel, Paris, Gallimard, 1992, p. 75; cité dans Païni, 1997, p. 174.
-
[28]
Michel de Certeau, « L’opération historiographique », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire : nouveaux problèmes, nouvelles approches, nouveaux objets [1974], Paris, Gallimard, 2001, p. 35-36.
-
[29]
Nous développons ici cette association élaborée par Jacques Derrida dans « Inventions de l’autre », Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987, p. 11-61 et mentionnée aussi dans Païni, 1997, p. 167.
-
[30]
Derrida, 1987, p. 21.
-
[31]
Ibid., p. 22.
-
[32]
C’est-à-dire : « fabula et fictio, d’une part, tekhnè, epistemè, istoria, methodos, d’autre part, c’est-à-dire art ou savoir-faire, savoir et recherche, information, procédure », ibid., p. 22.
-
[33]
Ibid., p. 32.
-
[34]
Ibid.
-
[35]
Ibid.
-
[36]
Païni, 1997, p. 164.
-
[37]
Ibid.
-
[38]
Viva Paci, La machine à voir. À propos de cinéma, attraction, exhibition, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012.
-
[39]
Derrida, 1987, p. 33.
-
[40]
Adriana Zangara, Voir l’histoire. Le récit historique à l’époque hellénistique et romaine, Paris, Vrin-Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005, p. 301.
-
[41]
Ibid., p. 302.
-
[42]
Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 302-369.
-
[43]
Jacques Rancière, Les mots de l’histoire, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
-
[44]
Païni, 1997, p. 169.
-
[45]
Frizot, 1997, p. 92.
-
[46]
Les informations techniques de l’oeuvre sont données par l’artiste : animation, vidéo HD (in loop), image en couleurs, avec audio.
-
[47]
Il est opportun de préciser, toutefois, que la présence de cette « séparation » ne se retrouve pas toujours dans l’installation, car elle dépend en bonne partie de la configuration de l’espace d’exposition.
-
[48]
Frizot, 1997, p. 92.
-
[49]
Patrick De Haas, « Entre projectile et projet. Aspects de la projection dans les années vingt », dans Projections : les transports de l’image, 1997, p. 123.
-
[50]
Derrida, 1995, p. 19.
-
[51]
« Since 2005 a series of tragic occurrences have disrupted our everyday lives in Beirut, from numerous political assassinations to a war with Israel in Summer 2006 and a potential civil war in May 2008. Each time I believed Beirut would vanish. The constant anxiety led me to explore past and future temporalities in search of other specific moments when Beirut was endangered. Hence I became absorbed in the city’s possible history, one filled with tragic events yet haunted by obscure and unrevealed periods » (ma traduction).
-
[52]
Reinhart Koselleck, « Temps et histoire », Romantisme, 1987, no 56, p. 9-10.
-
[53]
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou le métier de l’historien, Paris, Collin, 1993, p. 4-5.
-
[54]
Reinhart Koselleck, Vergangene Zukunft. Zur Semantik geschichtlicher Zeiten, Francfort-sur-le-Main, Éditions Suhrkamp, 1979, traduit en français dans Le futur passé. Contribution sémantique des temps historiques, trad. J. Hoock et M. C. Hoock, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1990, p. 170-175.
-
[55]
Dans ce travail d’interprétation et de lecture du passé, la récente reconnaissance du rôle des affects dans l’écriture de l’histoire, soulignée d’ailleurs par l’exergue de Joreige, vient davantage attester la circulation de temps mobilisés lors de l’opération historiographique. Sur les traces de Nicole Loraux, l’historienne Sophie Wahnich décrit la notion d’affect comme étant « historiquement déterminée par l’histoire collective, mais aussi par les histoires familiales et individuelles », ce qui lui permet d’agir en tant que « passerelle » et de « postuler un autre temps », celui du « récurrent, le temps du répétitif » (Sophie Wahnich, « Sur l’anachronisme contrôlé », Espace Temps Les Cahiers / CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, nos 87-88, mars 2005, p. 145). C’est ce même temps qui est suggéré par Joreige, dont l’oeuvre représente la tentative de tracer des liens entre les différentes occurrences afin de faire ressortir les différents événements qui ont caractérisé l’histoire de Beyrouth selon l’ordre de la répétition.
-
[56]
Voici un extrait du texte qui accompagne le troisième chapitre de l’installation : « A few days later, the sky cleared up a little. There was no breeze, the dust was resting on the ground. The fire had reached the mountains surrounding Beirut. The flames had encircled the city on its outskirts, isolating it from the rest of the country, from the rest of the world. On that day I stopped calling their names. I called my own name… », (« Quelques jours après, le ciel s’était quelque peu éclairci. Il n’y avait pas de vent, la poussière était restée sur le sol. Le feu avait atteint les montagnes autour de Beyrouth. Les flammes avaient encerclé la ville et ses faubourgs en l’isolant du reste du pays, du reste du monde. Ce jour-là, j’ai arrêté d’appeler leurs noms. J’ai appelé mon propre nom… » [ma traduction]).
-
[57]
Sur ce thème, on renvoie notamment à deux ouvrages de François Hartog, L’évidence de l’histoire, 2005, et Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980, où l’historien retrace le profil des origines grecques de cette association entre « voir » et « savoir », une véritable « constante épistémologique » illustrée par le fait que « des philosophes de Ionie à Aristote en passant par les médecins et les historiens, il est question de la vue comme instrument de connaissance », p. 272-273. Sur la notion d’« autopsie » dans l’historiographie grecque, voir aussi Guido Shepens, « L’idéal de l’information complète chez les historiens grecs », Revue des études grecques, t. 88, fascicule 419-423, 1975, p. 81-93.
-
[58]
À propos des déclinaisons de la notion d’« autopsie » dans l’oeuvre de Joreige, je me permets de renvoyer au texte suivant : Claudia Polledri, « Autopsie de la ville et/ou de l’histoire ? Lecture d’une oeuvre de Lamia Joreige », présenté lors du colloque Littérature, art et monde contemporain : récits, histoire, mémoire, qui s’est tenu à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth du 16 au 17 mai 2014 et à paraître dans les actes du colloque aux Presses de l’Université Saint-Joseph.
-
[59]
Carlo Ginzburg, « Rappresentazione. La parola. l’idea, la cosa », Occhiacci di legno. Nove riflessioni sur la distanza, Milan, Feltrinelli, 1998; traduit en français dans « Représentation. Le mot, l’idée, la chose », trad. P.A. Fabre, À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001, p. 78.
-
[60]
Kassir, 2003, p. 35.