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Dérivé du latin anima, qui signifie « âme » ou « souffle », le verbe « animer » se réfère à l’acte de donner la vie, dont les signes principaux consistent en des mouvements apparemment spontanés et autotéliques de la part de corps ou d’objets matériels normalement inertes. Le désir, ainsi que la capacité technique de « rendre la vie visible à travers le mouvement » reposent sur une logique culturelle peut-être aussi vieille que la civilisation humaine elle-même. « Dès le début, écrit l’historien d’art Hans Belting, les humains ont été tentés de communiquer avec les images comme avec des corps vivants, et ainsi de les accepter à la place des vivants. Dans ce cas, nous animons de fait les médias afin d’expérimenter la vie des images[1]. » L’animation – « le souffle vital » qui nous permet de ressentir les images comme des choses vivantes – doit provenir, selon Belting, des cultes mortuaires préhistoriques, dans lesquels des masques, des costumes, des objets rituels, des statues et d’autres « images » ont servi de substituts aux corps des défunts. C’est grâce à de tels actes d’animation que les morts pouvaient être maintenus présents et visibles parmi les vivants malgré l’absence de leurs corps.
Au coeur de l’animation se trouvent des questions profondes et troublantes au sujet de l’authenticité. Un mouvement causa sui peut-il vraiment exister ? Pouvons-nous – nous qui comptons parmi les vivants – réellement fournir le « souffle vital » qui portera le monde inanimé à la vie ? L’animisme, le terme inventé par l’anthropologue victorien E. B. Tylor, fournit une réponse à l’énigme de l’origine de l’animation. Pour Tylor, l’animisme était un produit de l’imagination « primitive », une vision enchantée du cosmos basée sur une « erreur » : celle d’attribuer la vie, l’âme ou l’esprit aux objets du monde naturel. Dans le contexte de l’impérialisme européen et des expéditions des missionnaires chrétiens, le concept d’animisme a ainsi fourni le prisme à travers lequel les non-Européens et les non-chrétiens pouvaient être relégués aux marges du progrès de la civilisation, comme des « survivances sauvages » : ceux qui ne savent pas comment distinguer le créateur du créé, ou le littéral du métaphorique. Mais l’histoire de la fascination des spectacles d’animation suggère que la catégorisation des « êtres vivants » n’a jamais été très claire, non plus que la lecture de tels « signes de vie ». D’un point de vue phénoménologique, ce qui nous apparaît comme un acte de mouvement causa sui ne peut pas être expliqué simplement comme une « illusion » ou comme un problème psychologique de « l’inférence erronée », comme Tylor l’avait imputé aux « sauvages ». Dans cette ligne d’argumentation, il est important de noter qu’au cours des dernières années, un nombre grandissant d’anthropologues et d’historiens, entre autres, ont cherché à réhabiliter la notion d’animisme, en proposant que nous vivions dans un monde où nos suppositions doxiques sur le cosmos, héritées du projet des Lumières d’établir la nature et la culture comme des phénomènes radicalement distincts, avaient échoué; et que nous nous trouvons alors devant une pléthore d’objets qui brouillent les divisions entre la culture et la nature, et entre la vie et la mort[2].
Le récit biblique de la création d’Adam, qui a été façonné d’argile et amené à la vie par le souffle de Dieu, offre une allégorie bien connue pour mettre en lumière les promesses, mais aussi les dangers, de l’animation en tant que technologie qui confère la vie aux objets non vivants. Les efforts visant à « jouer à Dieu » se sont souvent mal terminés pour les protagonistes impliqués dans des tels actes, comme l’illustrent les récits sur la création du Golem, un être anthropomorphique de la culture juive médiévale, également construit d’argile, qui aurait été amené à la vie par des manipulations mystiques de mots sacrés hébraïques; ou, plus récemment, le récit du monstre de Frankenstein, ainsi que ses nombreuses itérations impliquant des androïdes, des clones et d’autres créatures étranges, animés par les puissances modernes de l’électricité, de la programmation informatique ou de la chimie. Comme l’affirme Dick Tomasovic dans son article publié ici, « donner du mouvement à ce qui devrait désormais rester immobile » comporte toujours un risque que l’ordre des choses soit violé.
De nos jours, le mot « animation » est plus généralement réservé à la représentation cinématographique du mouvement « artificiel », par le déploiement de dessins, de figurines en pâte à modeler, de photographie stop motion, de robots ou de modélisations informatiques. Toutefois, les techniques et les technologies visant à « faire croire au mouvement de l’inerte » ont depuis longtemps diverti et instruit les spectateurs, attirant leur attention sur les frontières fragiles qui séparent la vie de la mort, l’esprit de la matière, l’organique du machinique. Donc, le dispositif cinématographique doit être considéré d’un double point de vue historique et intermédial qui nous permettrait de comparer l’animation cinématographique avec, entre autres, les théâtres d’ombres que l’on trouve dans l’Antiquité partout en Asie, au Moyen-Orient et en Europe; les statues et jouets mécaniques alimentés par le vent ou l’eau disposés à la cour du califat abbasside de la Bagdad médiévale; les automates, tels que le canard déféquant de Vaucanson, qui a fasciné les salons européens au 18e siècle; ou la propagation au 19e siècle des jouets optiques comme le zootrope, le praxinoscope et le phénakistiscope[3].
Le fait de s’intéresser dans ce numéro d’Intermédialités au verbe « animer », et non au terme « animation », a donc été pour nous une occasion de déplacer le centre traditionnel de la pensée cinématographique sur l’animation vers ses confins – qu’ils soient technologiques, philosophiques ou anthropologiques. Loin de nous l’intention de nous arrêter uniquement au « cinéma d’animation » (même s’il est traité ici). Il nous a semblé primordial d’interroger les diverses manières de penser non plus seulement l’animation, mais ce que nous appellerons « l’animer », en le dé-corrélant de la seule technique de l’image par image. Comme l’a noté Donald Crafton dans un ouvrage récent[4], les films d’animation ont bien souvent à voir avec la prise de vue réelle, notamment quand ils traitent de la performance, de la représentation ou du spectacle. Pour cet auteur, rien ne différencie, dans les faits, la performance d’un acteur ou chanteur en prise de vue réelle et en animation : le performeur « est agi » dans les deux cas; il donne à voir une performance « vivante ». Le Kermit du Muppet Show est bien « animé » par un marionnettiste, tout comme Betty Boop est « animée » par un animateur, mais les deux existent, pour le spectateur, exactement de la même manière qu’un acteur en prise de vue réelle, « animé » par la puissance de son propre corps. Il existe donc, dans ce numéro, un principe d’équivalence entre toutes les formes d’« animer ».
Le filtre de l’histoire des technologies et des religions est puissant pour faire table rase (non pas dans son esthétique, mais dans son principe) du mode d’« animer » le plus répandu – le film d’animation. L’animateur disparaît dans « l’animer ». C’est l’animation sans animateur, sans technique d’animation; c’est le mouvement donné par les esprits, par l’électricité, par l’énergie, qui n’est pas forcément la « vie », mais peut aussi bien être un mouvement mortel : un éclair donne la puissance motrice au corps morcelé de Frankenstein, et le Golem est mis en mouvement par des signes religieux, mais ce sont bien d’histoires de mort qu’il s’agit in fine. On s’intéressera donc plus à « ce qui est agi » qu’à ceux qui agissent.
En revenant aux conceptions mécanique, spectatorielle, religieuse et animiste de « l’animer », on pense plus facilement la possibilité d’une cohabitation entre les vivants et les morts, entre le mobile et l’immobile. Le moteur des choses existe, dans cette conception, dans le grand tout de l’univers, là où l’animation tend à faire prévaloir le « don de vie » par un animateur. « L’animer » existe comme forme d’animation supérieure des vivants et des non-vivants, comme principe dynamique donc et non comme technique – une métanimation pour poursuivre avec un autre néologisme. L’animation définirait un ensemble de techniques visant à faire bouger des objets et des personnages, que ce soit image par image, par le biais de marionnettes (voir ici le texte de Jacques Sapiega sur la série Cabaret Crusades de Wael Shawky), en motion capture (voir ici le texte de Jean-Baptiste Massuet sur la question), voire de manière métaphorique en architecture (voir ici le texte de Spyros Papapetros). « L’animer » définirait une pensée globale du vivant pour le non-vivant. Ainsi, la question du franchissement des frontières, qui semble tellement centrale dans la question de l’animation, serait abolie par une nouvelle manière de concevoir, dans les images animées, une équivalence entre les régimes de mouvements des personnages.
En se mettant au niveau du personnage (qui vit dans la fiction) et du spectateur recevant ce personnage comme étant simplement vivant, il est possible de reconsidérer l’animation à l’aune d’une bonne partie de l’histoire des divertissements. C’est ainsi que l’attraction, notion englobant ces diverses activités humaines spectaculaires, peut servir utilement afin de dresser des ponts entre les différents états de la matière. « L’animer » a pour avantage de mêler dans les faits les concepts de vie, d’âme et de mouvement de manière à penser simultanément le « devenir vivant » du non-vivant comme une opération « normale » en ce sens qu’elle ne serait plus seulement une illusion, mais un étant donné dans les domaines des arts vivants, du cinéma et de l’audiovisuel. Le principe d’équivalence non vivant = vivant est au coeur des spectacles, du fait que le spectaculaire met à distance le principe de réalité au profit d’une willing suspension of disbelief fondatrice faisant de ces « fruits de l’imagination[5] » des réalités. « L’animer » est ce moteur commun aux arts de la représentation, ce dénominateur commun entre théâtre kabuki (où l’animateur et sa marionnette fusionnent sur scène), cinéma d’horreur (où les poupées, tout comme Frankenstein, prennent vie pour le pire), fantasy, et cinéma d’animation – entre autres genres et techniques. « L’animer » n’est donc pas forcément pensé par les animateurs et les théoriciens comme un moment magique, même si cela a été le cas pour Disney et pour nombre de ses suiveurs, ou encore pour Eisenstein comme il l’indique dans ses textes de sidération sur l’animisme disneyien. L’« animer » peut être considéré comme magique; il peut aussi être considéré comme trivial, normal, usuel.
On s’intéressera également dans ce numéro aux limites entre l’animé et l’immobile, et donc à « l’animer » en tant que frontière entre le fixe et le mobile, notamment dans les textes de Hervé Joubert-Laurencin, Thomas LaMarre et Karl Sierek. On proposera ici « l’animer » en tant que moteur non plus seulement pour des personnages et des choses non vivantes, mais aussi pour des textes ou des images; en tant que processus dépassant la technique même d’animation. C’est dès lors la fiction tout entière qui permet à « l’animer » d’exister à travers de multiples conventions valables aussi bien dans la littérature que dans les arts visuels. C’est bien l’intérêt de la fiction que de faire accepter au spectateur ce monde parallèle, impossible, comme un monde non seulement possible, mais réel durant la durée du spectacle. Ce qu’il voit a bien lieu devant ses yeux, quelle que soit la technique d’animation employée (stop motion, motion capture, marionnettes, etc.). Kermit est là, qui parle à ses invités et – oui – il est vivant.
Ainsi, l’animisme, l’animation et « l’animer » se complètent, faisant du spectateur le « croyant » volontaire d’un moteur universel mettant en mouvement de manière égale les éléments à l’écran. Cette croyance nous amène à une perception élargie, qui ne serait pas seulement magique mais « normale », et qui permettrait dès lors d’accepter la perméabilité totale entre des mondes et des régimes de représentation différents. Il s’agirait en fait de revenir à un temps attractionnel où le « cinéma » n’existait pas et où, comme l’ont noté André Gaudreault et Philippe Marion, les différences n’existaient pas non plus entre les films à trucs et le « cinématographe » – où régnait donc l’animage[6]. C’est cette piste que suit également, depuis un autre champ qui est justement celui de l’animation, Suzanne Buchan quand elle parle d’une pervasive animation, d’une animation qui devrait être pensée sans hiérarchie et simultanément aux images en « prise de vue réelle », rappelant que Charles Francis Jenkins, dans son livre de 1898 Animated Films, indiquait : « Donner vie à des choses inanimées a été le rêve des philosophes depuis toujours; mais peindre des images et les doter d’animation [imbue them with animation] est l’ambition de chercheurs plus pratiques; l’évidence du succès de telles entreprises est leur récompense journalière[7]. » Or il ne s’agissait pas pour lui de décrire le dessin animé à travers cette « peinture » des images, mais bien la « prise de vue réelle », permettant ainsi de comprendre une pensée alors non scindée des images « animées ». On le voit, les débats sont aujourd’hui vifs autour de l’animation, et ils nous ramènent finalement le plus souvent à des temps pré-cinématographiques; la réflexion sur « l’animer » proposée dans ce numéro d’Intermédialités vise donc à approfondir la question depuis des champs disciplinaires différents et dans un esprit d’ouverture toujours renouvelé.
Parties annexes
Notes biographiques
Sébastien Denis, agrégé d'arts plastiques et docteur en histoire du cinéma, est maître de conférences habilité à diriger des recherches à l'Université d'Aix-Marseille. Ses recherches portent notamment sur la propagande cinématographique (Le cinéma et la guerre d'Algérie. La propagande à l'écran, 1945-1962, 2009), sur l'animation (Le cinéma d'animation, 2007), sur les relations entre arts plastiques et cinéma et sur le transmédia.
Jeremy Stolow est professeur agrégé au Département de communication à l'Université Concordia, Montréal, où il enseigne l'histoire des médias. Ses recherches portent principalement sur les rapports entre religion et médias. Il a notamment publié Orthodox by Design: Judaism, Print Politics, and the ArtScroll Revolution (2010) et Deus in Machina: Religion, Technology, and the Things in Between (2013). Pour plus d'informations sur ses publications et projets de recherche, veuillez consulter son site internet : www.jeremystolow.com
Notes
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[1]
« From early on, humans were tempted to communicate with images as with living bodies and also to accept them in the place of bodies. In that case, we actually animate their media in order to experience images as alive. », Hans Belting, « Image, Medium, Body: A New Approach to Iconology », Critical Inquiry, vol. 31, no 2, hiver 2005, p. 306-307 (notre traduction).
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[2]
Voir, par exemple, Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005 ; Irene Albers et Anselm Franke (dir.), Animismus. Revisionen der Moderne, Zürich, Diaphanes, 2012.
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[3]
Voir, entre autres, Victor I. Stoichita, A Short History of the Shadow, Londres, Reaktion Books, 1997; Gerard Brett, « The Automata in the Byzantine “Throne of Solomon” », Speculum: A Journal of Medieval Studies, vol. 29, no 3, 1954, p. 477-487; Jessica Riskin, « Le canard, l’homme et le robot », La recherche, no 350, février 2002, p. 36-40; Jean-Claude Heudin, Les créatures artificielles. Des automates aux mondes virtuels, Paris, Éditions Odile Jacob, 2008; Jonathan Crary, Techniques of the Observer : On Vision and Modernity in the Nineteenth Century, Cambridge, MIT Press, 1990.
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[4]
Voir Donald Crafton, Shadow of a Mouse. Performance, Belief, and World-Making in Animation, Berkeley, University of California Press, 2013, p. 58-95.
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[5]
En référence à la traduction française du passage de l’ouvrage de Samuel Taylor Coleridge intitulé Biographia Literaria qui serait à l’origine de l’expression willing suspension of disbelief : « […] afin de faire naître en chacun de nous un intérêt humain et un semblant de vérité suffisants pour accorder, pour un moment, à ces fruits de l’imagination cette suspension consentie de l’incrédulité, qui constitue la foi poétique. » Le texte original en anglais est le suivant : « […] yet so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes poetic faith », Biographia Literaria, 1817, chapitre XIV.
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[6]
André Gaudreault et Philippe Marion, La fin du cinéma ? Un média en crise à l’ère du numérique, Paris, Armand Colin, 2013, p. 211-241.
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[7]
« To give life to inanimate things has been the dream of philosophers for ages, but to paint pictures and imbue them with animation, is the ambition of more pratical investigators, and the evidence of the success of such endeavors is their daily accomplishment », Charles Francis Jenkins, cité dans Suzanne Buchan, Pervasive Animation, New York, Routledge, 2013, p. 3 (notre traduction).