Étymologiquement, notre mot « disparaître » renvoie à la phénoménologie : « disparaît » ce qui est privé (dis-) de paraître, et donc n’apparaît plus. La vision chinoise de la disparition s'accorde avec cette conception. En Chine ancienne et impériale, la disparition est plus affaire de phénoménologie que d’ontologie, ou tout au moins, elle n’a pas toujours des implications ontologiques radicales : disparaître, ce n’est pas forcément être anéanti, ce n’est pas perdre son être ou son existence, c’est simplement ne plus être visible ou ne plus être vu. Le vocabulaire chinois pour dire le disparaître n’est pas celui de l’annihilation, c’est celui de l’éclipse, de l’oubli, du déplacement, éventuellement de la réduction ou de la transformation. Dans notre traduction du poème, cité en exergue, la voile apparaît et disparaît », dans le texte chinois, elle se contente de « sortir (chu) et sombrer (mo) » : le mot composé des deux caractères chu et mo (chumo), suggère, encore en chinois moderne, l’alternance entre ce qui est visible et ce qui ne l’est pas, entre le présent et l’absent. La barque, lorsqu’elle est au creux de la vague, est soustraite au regard, mais elle n’est pas soustraite au monde : dans un instant, elle réapparaîtra. Notre barque disparaît parce qu’elle est cachée. On pourrait dire aussi que la disparition résulte du passage de la barque dans une autre dimension que celle de l’observateur, dimension à laquelle celui-ci, au moins durant un court instant, n’a pas accès. De façon générale, en Chine ancienne, le passage à une autre dimension n’implique ni anéantissement, ni coupure radicale, et ce même lorsque la dimension en question est celle des morts. Dans le texte suivant, tiré de la très officielle Histoire dynastique des Han postérieurs (compilée au ve siècle de notre ère), Liu Gen, un magicien de la fin de la dynastie Han (206 av. J.-C.–220 apr. J.-C.) fait apparaître des défunts : Dans ce texte, le magicien ne ressuscite pas les morts, il se contente de les faire apparaître : ceux qui avaient disparu (les défunts) n’avaient pas été anéantis, mais transportés dans une autre réalité. Le magicien rend visible ce qui est invisible aux gens ordinaires ; la magie, ici, est de nature médiumnique, elle fait communiquer des sphères qui sont normalement séparées. À la fin de l’épisode, les morts s’en vont, mais là encore, les mots pour décrire cette disparition n’ont pas de connotation ontologique : les défunts s’en vont, et seule la soudaineté de leur départ (« d’un coup tous s’en allèrent ») indique le surnaturel. Le médium fait coïncider deux ordres normalement séparés. On touche à l’idée de coïncidence, qui est instructive pour mieux appréhender les conceptions implicites sur la disparition en Chine ancienne : disparaît ce qui ne coïncide plus dans l’espace avec l’observateur, généralement en raison d’un mouvement ou d’un déplacement. À l’inverse, pour que les choses s’apparaissent les unes aux autres, il faut qu’elles « tombent ensemble ». La coïncidence implique parfois une part de chance ou de hasard, et les auteurs chinois ont largement usé de ce ressort. Dans le roman chinois traditionnel, les personnages sont nombreux, et ils apparaissent et disparaissent au fil du récit, dont la trame est souvent lâche, au gré de la fantaisie du conteur ou du narrateur. Le célèbre roman Au bord de l’eau (xive siècle), qui raconte les tribulations de 108 brigands, recourt de manière fréquente à ce procédé. Au chapitre 6, par exemple, Lu Da, l’un des brigands, erre sans but dans la forêt des Pins rouges, qui n’est pas localisée de manière …