La multiplication des plaintes et des recours en justice, en France notamment, du fait de la spécificité du contexte juridique sur la question du droit à l’image, montre que la pratique documentaire est particulièrement sensible aux rapports sociaux qu’elle met en jeu. Il semble en effet qu’elle ne puisse s’inscrire dans un cadre unique, fixe, juridique et fonctionnel, mais doive composer avec la concurrence des règles de chaque terrain qu’elle occupe, en tant que production commerciale, pratique artistique et discours social. Commanditaires, cinéastes et personnes filmées ont chacun une idée du film, de leur rôle et de leur droit, qui ne coïncident pas forcément les unes avec les autres. En fait, différentes pratiques sociales sont impliquées dans la production documentaire, qui relèvent des règles du secteur marchand, artistique et médiatique, sans qu’il y ait forcément entre elles de commune mesure. Au coeur de cet affrontement : le statut de l’image, qui varie considérablement d’un secteur à l’autre. Produit d’une industrie et objet de transaction commerciale, l’image est réifiée, en devenant un bien cessible ; oeuvre d’artiste, elle se constitue de manière autonome, indépendamment de son contexte de production, pour ne devoir son sens qu’aux spectateurs qui en font une expérience esthétique ; constitutive d’un discours social, impliquée dans l’existence publique de chacun, elle est dite substitut des personnes, au même titre que leur parole. En cas de litige entre cinéastes et personnes filmées ou commanditaires, c’est non seulement la question du statut de l’image qui ressurgit, mais aussi celle d’une expérience relationnelle difficile, qui n’a pas su s’inscrire dans un cadre institué, ou s’est inscrite dans plusieurs cadres, avec, comme résultat, des positions et des investissements incompatibles. En France, le traitement juridique de ce type de litige a suscité beaucoup de remous dans le milieu des documentaristes. La plupart des cinéastes ont réagi pour faire valoir la prééminence de leur droit d’auteur sur celui des personnes filmées ; les personnes filmées, la prééminence de leur droit au respect de l’intégrité de leur personne sur celui de diffuser leur image et d’en faire commerce ; et les commanditaires, leur droit sur l’exploitation et la diffusion des images issues de leurs investissements sur celui des auteurs à disposer de leur oeuvre. Ce débat a permis de mettre en lumière l’importance de l’expérience relationnelle singulière à l’origine de toute image documentaire, mais essentiellement du point de vue du cinéaste, de sa pratique professionnelle et artistique, et de l’incidence commerciale et publique de cette pratique. Or, cette expérience relationnelle ne se résume pas aux possibilités de conflit ou d’entente, à propos d’une prise, d’une fabrication, d’une diffusion ou d’une perception d’images, dans le contexte d’une économie de marché et d’un État de droit. Elle a une portée esthétique. Il est possible d’établir un rapport étroit entre l’expérience relationnelle et l’expérience esthétique du documentaire, qui reposerait sur la perception du sens et de la valeur du rapport à l’autre. Le lien à l’autre serait alors le principal enjeu d’une image offerte, créée et perçue hors des cadres institués des rapports sociaux qu’implique ce commerce de l’image. Dès lors, il s’agit de comprendre comment une pratique documentaire s’ouvre sur une expérience esthétique singulière, que je qualifierai de communautaire : elle ferait écho, du côté du spectateur, à une forme de socialité qu’il met luimême en oeuvre, et qui privilégie le lien social sur la production, l’acquisition et l’échange de biens et de services : ce que Jacques T. Godbout a nommé le système du don. Il est pourtant habituel de dissocier expérience relationnelle et expérience esthétique : la manifestation de la première étant censée bloquer l’accès …