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La démarche interdisciplinaire de Martin Beck réinvestit l’irrésolution des programmes utopiques de systèmes d’exposition conçus lors de la première partie du 20e siècle. Dans l’arène du musée ou de l’espace commercial, l’existence « expérimentale » de ces dispositifs amorce un changement de paradigme donnant lieu à une rationalisation croissante de la mobilité des objets (oeuvres, marchandises) et des corps (spectateurs, consommateurs). Beck évalue l’effet heuristique de ces références historiques lorsqu’elles migrent vers le champ de l’art contemporain. Son travail élargit la portée des propositions d’acteurs du mouvement de la « critique institutionnelle » des années 1960 et 1970 (Daniel Buren, Michael Asher), qui rendaient perceptibles les idéologies occultées par l’hégémonie du cube blanc[1]. Plutôt que de troubler la configuration d’un site grâce à de subtils déplacements architecturaux, Beck envisage la conception de l’exposition elle-même comme marge de manoeuvre. Cependant, la méthodologie hybride de ses projets de recherche préserve son autonomie. En produisant des appareils interprétatifs sur un ensemble de formations discursives, ce dernier ne substitue pas la neutralité du geste d’un commissaire à la « fonction auteur » habituellement octroyée aux artistes.
Le dossier visuel réalisé par Beck pour la revue Intermédialités consiste à reproduire les pages 15 à 23 d’un ouvrage de George Nelson intitulé Display, publié dans la collection Whitney Interiors Library en 1953. Nelson y décrit le système « Struc-Tube » qu’il a conçu en 1948 afin de répondre à la commande d’une compagnie de cartes de souhaits présentant une exposition itinérante. Il s’agit d’une tentative précoce de constituer un dispositif de monstration de marchandises, où l’expertise d’un personnel d’appoint devient superflue, et dont la structure portante s’efface au profit du contenu qu’elle véhicule. Son assemblage ne nécessite pas d’outils, car ses composantes modulaires peuvent s’emboîter les unes dans les autres et ainsi augmenter de façon exponentielle le périmètre qu’occupe l’exposition. Des pinces ad hoc fixent les panneaux didactiques sur les poteaux d’aluminium selon différentes configurations. Nelson espérait commercialiser massivement le système « Struc-Tube », mais cette tentative échoua[2].
Beck amorce un cycle d’oeuvres autour des ramifications historiques et théoriques du dispositif de Nelson dans le cadre du séminaire qu’il donne à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne en 2005-2006. Un échantillon limité de sources publiées sur le sujet (dont l’ouvrage Display) lui permet de construire un exemplaire fonctionnel du système.
Beck offre à des clients la possibilité de louer le dispositif sous la condition d’inscrire l’intitulé « Struc-Tube Exhibition System by George Nelson, 1948 (reconstructed by Martin Beck 2005-2006) » lors de son utilisation. Pour l’exposition Installation, réalisée avec l’artiste Julie Ault à la Sécession de Vienne en 2006, Beck modifie subtilement la visée du dispositif afin d’en faire une « sculpture » spéculative sous le titre expandable, portable, viewable (2006)[3]. La succession d’adjectifs décrit son programme initial, mais anticipe également d’autres usages et cadres interprétatifs. Dans Display, l’une des photographies illustrant le texte de Nelson montre un panneau arborant la phrase « The artist in social communication : prize winning work of well-known contemporary artists as expressed in greeting cards ». Expandable, portable, viewable élimine la seconde partie de cet énoncé pour ne conserver que le segment évoquant la situation de communication d’une façon générique. Trait distinctif de plusieurs oeuvres de Beck (entre autres, dans ses titres), cet usage pragmatique du langage suscite une zone d’indécidabilité où le spectateur peut mesurer le caractère ambivalent de la référence historique qu’on lui demande d’interpréter. Des panneaux monochromes (bleu, jaune et rouge) se greffent à cette nouvelle configuration. On constate ainsi une revendication minimale de la « fonction auteur » par l’artiste, chaque ellipse et ajout dégage le système de Nelson de son contexte d’origine afin qu’il devienne momentanément une proposition artistique.
Dans un film de 12 minutes intitulé About the Relative Size of Things in the Universe (2007), Beck amplifie cette dimension processuelle en exposant l’assemblage de la structure sur le mode d’un micro-récit chorégraphique « joué » par des comédiens. La caméra isole d’abord le bloc compact formé de ses composantes modulaires gisant au sol, puis, deux individus entrent dans le champ de l’image et composent un agencement d’une façon méthodique. Lorsqu’ils accrochent le premier panneau avec la phrase « The Artist in Social Communication », une troisième personne fait irruption et interpelle les deux protagonistes pour qu’ils participent à une manifestation sur le statut des travailleurs précaires. Cependant, ceux-ci ne pourront y prendre part, car on leur a demandé d’installer une autre exposition au même moment. Le militant syndicaliste abandonne alors ses tracts sur l’une des bases soutenant la structure et les deux techniciens parachèvent l’installation des trois panneaux monochromes. Après quelques vérifications d’usage, ils quittent la pièce en emportant les tracts. La caméra s’immobilise pour établir une vue d’ensemble du dispositif. Après une minute en position stationnaire, elle capte ensuite les gestes des acteurs qui désassemblent la structure. L’étranger vient de nouveau interrompre leur trajectoire. Cet événement bouleverse la continuité narrative de ces deux moments – donnant d’abord l’illusion d’une boucle – comme si les protagonistes avaient refoulé leur première rencontre avec ce tiers. Une fois le cycle de tâches complété, les composantes forment un bloc au sol, semblable au contenu du plan en ouverture de la première séquence du film.
Fruit d’une utopie assimilant l’exposition à la transmission fluide d’informations, le dispositif de Nelson métaphorise le phénomène de désubjectivation du travail lorsque l’automatisation prend le pas sur la chaîne de montage au cours des années 1960 et 1970. L’assemblage du système « Struc-Tube » préfigure cette déqualification où une expertise particulière, voire la connaissance d’un mode d’emploi d’un outil, n’est plus nécessaire afin d’accomplir une série de tâches. Le scénario du film évoque également les partitions chorégraphiques du Judson Dance Theater produites lors de ce moment charnière de l’évolution du système capitaliste, particulièrement celles d’Yvonne Rainer et de Robert Morris, mettant en relief la façon dont la manipulation des objets par des danseurs (et des non-danseurs) vide les gestes de tout coefficient expressif. Or Beck introduit une rupture narrative qui bouleverse l’arrimage de la logique cartésienne du dispositif de Nelson au caractère prédéterminé des stratégies de tournage du film.
L’ensemble du cycle d’oeuvres composé par la permutation d’une même série d’énoncés fait le procès du protocole citationnel lui-même. Beck inscrit ainsi sa constellation de références dans des registres conceptuels concomitants qui se déploient cependant au sein de contextes spatiaux et temporels séparés les uns des autres. Le dossier visuel réalisé pour Intermédialités complète le cycle, car cette fois, Beck utilise la revue universitaire afin de publier la source de chacune de ces relectures. Après avoir accepté l’invitation, il a hésité entre l’écriture d’un article – forme employée fréquemment en contrepoint de son oeuvre – et une contribution découlant des contraintes de la situation qu’on lui avait proposée.
Au cours des années 1960 et 1970, plusieurs artistes conçoivent des interpolations prenant pour cadre le format du magazine populaire et ses modes de distribution. Ceux-ci insèrent des propositions dans la rubrique des petites annonces ou dans les encarts publicitaires. Corollairement, ils tentent de rendre coextensives l’exposition et la publication en court-circuitant le réseau de tiers (critiques, conservateurs, galeristes) qui assurent la légitimation institutionnelle de l’expérience esthétique. Beck fait un geste analogue, mais celui-ci ne confère aucune valeur intrinsèque à la dissémination de l’information. Son intervention investit le périodique comme l’une des structures portantes par lesquelles le système de Nelson peut exister de nouveau sur un plan discursif.
Sans titre, le projet réalisé pour Intermédialités est composé du nom de l’artiste, de la référence bibliographique de l’ouvrage et de la reproduction intégrale des neuf pages de Display où Nelson décrit le dispositif[4].
Diffusant sa source sans la modifier ou y ajouter un commentaire, Beck se met en retrait, mais mesure également les effets de l’association de son nom à cette référence, ainsi que de sa seconde existence au sein des pages d’une revue savante. Dans la foulée d’une « redistribution » un contenu difficilement accessible, il pose plus généralement la question de la validité d’un produit de recherche lorsque rattaché au travail d’un artiste plutôt qu’à celui d’un universitaire.
Les rédacteurs d’Intermédialités ont choisi d’utiliser des verbes à l’infinitif comme intitulés des numéros pour activer la contiguïté potentielle de différents champs de savoir. La revue porte le sous-titre « histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques », annonçant cette rencontre sur le mode programmatique. Pourtant, d’une façon générale, l’hybridité ne caractérise pas les articles, marqués par leur appartenance aux méthodologies d’une discipline. L’artiste invité doit, quant à lui, fournir un corpus d’images (et plus rarement, un article) faisant figure de supplément. Son intervention est solidaire de la constellation discursive que produit le jumelage des contributions d’auteurs. Le dossier s’accompagne toujours d’une « présentation » explicitant la démarche de l’artiste en rapport avec le thème du numéro. Cette double médiation indique dans quelle mesure une économie particulière est ici en marche. Une fois son article cautionné par le comité de lecture, le chercheur accumule un capital symbolique chiffrable. En revanche, l’artiste se situe au sein d’une zone grise où il illustre la polysémie du verbe et laisse derrière lui une retombée dont la valeur ne se comptabilise pas selon des critères académiques.
Le choix de Beck de s’effacer partiellement – d’autant plus prégnant car ce dernier écrit habituellement un texte sur chacun de ses projets – génère à la fois une perte et un gain de sens. L’extrait de Display est pris entre deux ordres discursifs : la publication savante et la source d’une proposition artistique absente. Il faut se sensibiliser aux ruptures que le dévoilement de cette source opère d’après les paramètres dictés par la revue, et ses conditions de réception. Commenter l’intervention de Beck, c’est-à-dire restituer sa solidarité avec le cycle des réinterprétations du dispositif de Nelson et l’ensemble des références périphériques qu’elle convoque, aurait pour effet de possiblement amortir sa frappe critique. Or ce commentaire est nécessaire, non seulement pour baliser l’ambivalence du geste, mais afin d’interpeller les lecteurs peu familiers avec le travail complexe de Beck. Le croisement improbable entre les modes de production de savoir du monde universitaire et les retombées de la recherche d’un artiste disposant de sa propre méthodologie nécessite la présence d’une troisième voix qui consolide cette transaction. Le gouffre spéculatif ouvert par l’interpolation de Beck trouve alors provisoirement une limite discursive, ou, tout au moins, une nouvelle adresse bibliographique.
Textes de Martin Beck sur ce cycle d’oeuvres
Martin Beck, « Methodologies and Formalism », dans Peio Aguirre et Emily Pethick (dir.), Casco Issues X : The Great Method, Utrecht, Casco Office for Art, Design and Theory et Revolver, 2007, p. 54-69.
Martin Beck, « Sovereignty and Control », dans Martin Beck : About the Relative Size of Things in the Universe, Utrecht et Londres, Casco Office for Art, Design and Theory et Four Corners Books, 2007, p. 44-59.
« The Industrialization of Display Systems : An Interview with Martin Beck », dans Displayer, n° 3, 2009, p. 17-25.
Parties annexes
Note biographique
Vincent Bonin vit et travaille à Montréal. Outre ses recherches portant sur les pratiques artistiques des années 1960 et 1970, il s’intéresse à la signification sociale des archives et au renouvellement de la forme documentaire dans le domaine de l’art contemporain. Ses textes figurent, entre autres, dans les anthologies Chris Marker et l’imprimerie du regard (2008) et Ouvrir le document : enjeux et pratiques de la documentation dans les arts visuels contemporains (2010). Il a en outre été récipiendaire du prix Joan-Lowndes de 2010 décerné par le Conseil des Arts du Canada. Conjointement avec la conservatrice Catherine Morris, il prépare une exposition d’envergure sur la critique américaine Lucy R. Lippard provisoirement intitulée (with some occasional political overtones) Lucy Lippard’s Six Years Project, qui sera présentée au Elizabeth Sackler Center for Feminist Art du Brooklyn Museum en janvier 2012.
Notes
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[1]
Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, trad. Catherine Vasseur, revue par Patricia Falguières, Zurich, JRP-Ringier, 2008. Édition française de l’ouvrage publié sous le titre Inside the White Cube. The Ideology of the Gallery Space, Santa Monica et San Francisco, The Lapis Press, 1976. Voir également Alexander Alberro et Blake Stimson (dir.), Institutional Critique : An Anthology of Artists’ Writings, Cambridge (Mass.) et Londres, MIT Press, 2009.
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[2]
Le principe modulaire qui le sous-tend se généralisera au cours des années 1950, avec, par exemple, la conception du joint universel de Konrad Wachsmann. Au cours de cette décennie, le bureau de Nelson brevette des prototypes de dispositifs analogues (le « Jungle Gym » exposé lors de la National American Exhibition en 1959).
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[3]
Voir Installation : Julie Ault, Martin Beck, Vienne, Sécession, 2006.
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[4]
Les publications consacrées aux projets de Beck isolent uniquement les illustrations photographiques tirées du livre. Le lecteur prend connaissance de ces images qui représentent le dispositif « Struct-Tube » tel qu’il fut présenté au Brooklyn Museum en 1938. Voir Martin Beck, About the Relative Size of Things in the Universe, Utrecht et Londres, Casco Office for Art, Design and Theory et Four Corners Books, 2007, p. 9-10.