Pour de nombreux Montréalais, Michel Goulet demeure « l’homme des chaises », une étiquette réductrice qui ne rend justice ni à la diversité du répertoire d’objets de sa pratique de sculpteur, ni à la complexité de sa prise en compte de l’espace public. C’est évidemment la controverse autour de l’aménagement de la Place Roy qui, en 1990, inscrivit le travail de Goulet, artiste déjà célébré par le milieu des arts visuels, dans l’oeil aveugle d’un ouragan médiatique. Mais Les leçons singulières, dont l’installation à la Place Roy venait marquer la relance, après vingt ans d’inertie, d’un ambitieux programme de sculpture publique dans la métropole, constitue un cas de figure révélateur dans les annales pourtant bien fournies des controverses qui ont marqué le tournant des années 1980-1990. La guerre culturelle, qui généralement opposait, en deux clans fantasmés comme réels et monolithiques, une supposée élite culturelle à l’homme de la rue, prenait ici une tournure déstabilisante, car ce fictionnel Monsieur Tout-le-monde, malgré le fait qu’il ait cette fois trouvé à s’incarner en résidents d’un quartier fier de sa haute réputation culturelle — le Plateau Mont-Royal —, continuait à clamer son mécontentement d’usager dérangé et antagoniste. Se confirmait une sourde et profonde aliénation du milieu des arts visuels au sein d’une scène culturelle plus large, toujours prête à dénoncer les plasticiens contemporains, et à travers eux, la possible imposture, la contribution incertaine et la scandaleuse opacité de leur travail. Pourtant, ces chaises, dans leur distribution apparemment aléatoire et dans leur désordre aéré, figuraient, de façon quasi emblématique, le problème de la place publique contemporaine. Elles donnaient à voir des sièges individuels, « singuliers », mais pour la plupart inoccupables, comme si elles cherchaient à rappeler, dans la foulée de ce que suggérait Rosalyn Deutsche à la suite de Claude Lefort, qu’en régime démocratique, la seule intervention qui puisse « tenir » en toute légitimité politique une place publique consisterait à en affirmer et à en préserver le vide. Les chaises des Leçons singulières de la Place Roy ont peut-être bien à voir, sinon avec le vide, du moins avec la vacance, figure atténuée de l’absence. Il conviendrait à cet égard de leur reconnaître une double filiation. D’une part, au sein d’une tradition des arts visuels, leur caractère quasi idéel, non décoratif, fait signe vers le travail conceptuel de Joseph Kosuth (One and Three Chairs, par exemple, qui juxtapose une chaise, une photographie de cette chaise et la définition du mot « chaise » dans le dictionnaire) dont Goulet délaisse le traitement ascétique et démonstratif au profit d’une modulation ludique et bricoleuse à partir de modèles épurés. D’autre part, leur prolifération renvoie paradoxalement à une affirmation de l’absence et du vide, d’une façon qui rappelle un certain théâtre de l’absurde que Goulet a bien fréquenté alors que, dans les années 1960, il se colletait une première fois aux coulisses du théâtre. On pensera ici au désir d’« encombrer le plateau de plus en plus avec le vide » par lequel Eugène Ionesco commentait la fonction de l’objet et du mobilier dans Les chaises. Certes, Goulet distribue davantage qu’il n’accumule ; le vide se figure dans l’écart plutôt que dans l’excès et l’absence se décline sans pathos dans un désordre concerté, qui, sur la place publique, demeure déconcertant, sans jamais courtiser le chaos. C’est peu après que cette controverse s’est apaisée que Denis Marleau approche Michel Goulet pour la scénographie de Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès dont il prépare la mise en scène pour une production du Théâtre Ubu. Or, il ne semble pas, à mesurer l’ensemble produit par cette …
Goulet, scénographe de Marleau[Notice]
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Johanne Lamoureux
Université de Montréal