Corps de l’article

The way [members of a group] express themselves musically helps mark them off as a distinctive people. Their music contributes to a universe of shared meanings, memories, and self-understandings that differs from the universe of other groups.

Mattelart et Neveu dans Piroth, 147

Les chansons populaires racontent les histoires quotidiennes des groupes sociaux. Elles aident les individus à trouver leur place dans le monde et à développer une identité politique, créant ainsi un imaginaire collectif. Dans son article sur la musique populaire au Québec, Piroth (2008) fait remarquer que les chansons populaires en français ont contribué à renforcer une identité québécoise distincte vis-à-vis de la culture majoritaire des Anglo-Canadiens. D’après lui, bien que le style pop américain reste le genre musical le plus écouté au Québec, la présence de la musique populaire francophone dans les médias et dans les performances publiques atteste toujours de son importance dans le patrimoine culturel commun aux Québécois. Ici, nous proposons d’étudier un autre exemple de genre musical appartenant à la francophonie mondiale, pour examiner les rapports complexes entre les formes de musique populaire et les identités régionales : il s’agit de l’île de la Réunion (un département français situé dans l’Océan indien) et de la pratique du maloya comme symbole de la réunionnité par rapport à la culture française de la métropole. Suivant une perspective relevant des cultural studies, nous allons explorer comment « les manifestations politiques du culturel et les manifestations culturelles du politique » se cristallisent autour de cette forme dynamique de la musique populaire.

Nous proposerons, dans un premier temps, une définition des cultural studies afin de bien situer notre angle d’étude. Ensuite, nous procéderons à un examen critique des rapports du maloya avec les identités culturelles de la Réunion. Dans une troisième section, concluant cet article sur la musique et les identités culturelles définissant les espaces francophones, nous évoquerons quelques pistes pour des recherches comparées dans le cadre de la francophonie mondiale. Dans le domaine des études de médias et de communication, les chercheurs québécois ont déjà effectué de grands pas en direction des cultural studies, ainsi que le montre Yelle (2009). Or, nous avançons qu’en matière de musique populaire des projets critiques sur les notions d’« accommodation », et de « réinventions culturelles » mettant en jeu le pouvoir, sa contestation et sa négociation, peuvent apporter de significatives contributions aux études québécoises et aux études canadiennes.

Cultures populaires et cultural studies

Depuis quelques années, le domaine des cultural studies a émergé comme « un projet et une perspective » (Yelle 79) afin d’étudier les cultures et les sociétés contemporaines. Désignées soit comme un « umbrella term », comme « interdisciplinary area of enquiry » ou encore comme « a site », les cultural studies se situent à la croisée des sciences humaines, des arts, des sciences sociales et des études scientifiques et techniques. Ce qui les distingue des autres pratiques académiques portant sur l’étude de cultures, c’est tout d’abord leur présupposé selon lequel aucune approche monodisciplinaire ne peut saisir la complexité des formes culturelles. Procédant du postulat que toute culture est politique, les cultural studies soulignent les questions de pouvoir, de justice sociale et de transformation sociale. De plus, étant un projet réflexif, les cultural studies évoquent les opportunités permettant d’effacer les divisions conventionnelles entre théorie critique et production culturelle. Comme le note Toby Miller (2001), les cultural studies :

takes its agenda and mode of analysis from economic, politics, media and communication studies, sociology, literature, education, the law, science and technology studies, anthropology and history, with a particular focus on gender, race, class and sexuality in everyday life, commingling textual and social theory under the sign of commitment to progressive social change

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Il s’ensuit que les cultural studies ne sont pas une théorie fermée, mais un espace critique pour réfléchir sur les significations sociales et politiques des formes, des objets et des processus culturels. À travers une étude des formations culturelles identitaires, les cultural studies se donnent en fait pour objectif « de saisir comment selon les contextes constamment reformulés, l’identité des différentes pratiques culturelles détermine les relations qui y ont cours et comment ces identités sont déterminées à leur tour par ces pratiques » (Yelle 70). Ainsi, les cultural studies refusent la séparation entre production et consommation, entre culture d’élite et culture de masse. Elles tiennent compte des relations chevauchantes entre les questions de la race, de la nation, du genre, des sexualités et des classes. Elles prennent en considération les contradictions internes aux structures organisationnelles, leurs articulations dans le quotidien, leur rapport avec la textualité et leur imbrication avec la politique et les structures économiques. Si les cultural studies proposent de dévoiler les processus de représentation politique de domination et de subordination, elles étudient aussi les modes de résistance et de combat contre les héritiers de ce pouvoir.

Inaugurées dans les années 1960 par le Center for Contemporary Cultural Studies à Birmingham, autour de Stuart Hall, Richard Hoggart et Raymond Williams, les cultural studies se voient introduites en Amérique dans les années 1980 (Lawrence Grossberg en étant l’agent principal), où elles sont vite adoptées et adaptées par les groupes féministes et les black intellectuels[1]. D’après Yelle, pour Stuart Hall et Lawrence Grossberg les cultural studies comme pratique conjecturale ne prétendent ni à l’exhaustivité, ni à l’universalité. En réalité, elles obligent continuellement à définir ce qu’est la culture dans le cadre spécifique du combat culturel, à savoir le contexte sociohistorique. Critiquées quelque fois quant à leur faiblesse épistémologique à cause de leur nature interdisciplinaire, d’autres fois pour leur supposé « populisme », le projet complexe des cultural studies continue de provoquer de vives réactions, surtout chez ceux qui y voient la menace d’une révélation des relations de pouvoir par leur programme « interventionniste ». Il n’est reste pas moins que le phénomène des cultural studies acquiert une profondeur certaine et une véritable solidité, comme l’indique le nombre grandissant de readers, de handbooks et de revues qui leur sont consacrées[2]. Dans son article, Kellner, tout en délinéant les problèmes potentiels de la glorification de la résistance et de l’unidimensionnalité d’une approche primordialement basée dans l’étude de la réception des formes culturelles (réception studies), en propose une définition équilibrée. D’après lui, un projet de cultural studies qui se définirait comme « critical » et « multicultural » est celui dont les « comprehensive perspectives encompass political economy, textual analysis, and audience research and provide critical and political perspectives that enable individuals to dissect the meanings, messages, and effects of dominant cultural forms »[3].

Conformément à cette définition, la pratique des cultural studies ne peut se présenter sous forme d’une théorie fermée (Yelle 277). En effet, nous pourrions affirmer que c’est bien leur faculté d’adaptation conjecturelle qui les ont aidées à se transnationaliser et à circuler aisément (d’où l’adoption des dénominations nationales telles que Australian, American, British,Canadian ou African cultural studies). Tandis que la francophonie hexagonale ne s’est pas pressée de s’y intéresser, il faut mentionner que le Québec fait exception en se présentant dès les années 1980 comme un espace propice au développement des cultural studies (Yelle 78) [4].Puisque les cultural studies suggèrent des manières différentes d’analyser « les manifestations politiques du culturel et les manifestations culturelles du politique » suivant des conjectures nationales, idéologiques et matérielles différentes, leur application dans la francophonie transnationale et multiculturelle devrait générer des travaux académiques intéressants, surtout dans une perspective de comparative cultural studies, une idée que nous allons reprendre dans la troisième section de cet article.

Toby Miller, dans l’introduction de son livre, cite Graham Pollock pour résumer ce que les cultural studies proposent :

[C]ultural studies, at its best, has much of value to say about… how discourse and imagery are organized in complex and shifting patterns of meaning and how these meanings are reproduced, negotiated and struggled over in the flow and flux of everyday life

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Notre étude sur le maloya, qui se donne pour but d’examiner les forces historiques, politiques et sociales qui régissent les rapports entre le maloya, une forme d’expression musicale à l’île de la Réunion, et les identités culturelles de ses habitants partage les objectifs des cultural studies.

La Réunion : terre de métissage

Christian Ghasarian définit ainsi la Réunion, ce département français d’outremer qui se trouve dans l’archipel des Mascareignes, au sud-ouest de l’océan indien :

From the beginning of its construction as a society… Reunion Island has been a place of cultural encounters and mixing. Different power relationships and different meanings related to different systems of value have been and still are constantly produced, affirmed, challenged, and contested in this small French multi-cultural society that constitutes a very interesting social laboratory for the study of historical and cultural dynamics

Ghasarian 361

Depuis des siècles, la rencontre dans les espaces india-océaniques des Européens, des Africains, des Indiens et des Chinois a engendré de multiples hybridations culturelles. Inhabitée et découverte par les Arabes au XIIe siècle, l’île a vu arriver les Européens dès le XVIe siècle, d’abord les Portugais puis les Hollandais qui n’ont guère trouvé le terrain facile pour y poursuivre une colonisation effective. L’île entre dans la cartographie coloniale française en 1642 comme l’île Bourbon. Peuplée par les colons français, les esclaves africains et malgaches, puis, après l’abolition de l’esclavage en 1848, par les engagés indiens (les malbars), l’île se développe comme une société coloniale de plantation. En 1946, après la Deuxième guerre mondiale, la Réunion se transforme en un département d’outremer (aujourd’hui, région monodépartementale) et bénéficie d’une modernisation socioéconomique extraordinaire et très rapide. De nos jours, la population réunionnaise est constituée de Cafres ou Kaf (descendants d’esclaves mozambicains et malgaches et fortement métissés), de Malbars, issus d’« engagés » indiens, de Créoles et de « petits blancs » (des Français créolisés), de Chinois, de Zarabs (les Musulmans d’origine indienne) et de zoreils (les « Français de France »).

La loi de départementalisation adoptée en 1946 érige au rang de département les anciennes colonies de la Guadeloupe, la Martinique, la Réunion et la Guyane, et signale ainsi l’achèvement symbolique de la politique d’intégration. Ces territoires sont désormais administrés par des préfets dépendant du ministère de l’Intérieur. Grâce à la départementalisation, l’île achève en moins de cinquante ans ce que la France entière aura pris plus de cent cinquante ans à accomplir. Sandrine Carassou-Benjelloun (2006) observe que « La départementalisation entraîne donc le passage brutal et violent d’une économie de plantation à une économie postindustrielle de type tertiaire basée sur les services, sans phase d’industrialisation intermédiaire ». Simonin et Wolff (2009), dans leur étude progressive de la société réunionnaise, soulignent trois phases dans le développement de l’île pour expliquer l’entrée dans la modernité des Réunionnais :

Dans les années soixante, sous l’impulsion de l’État, les interventions publiques, principalement dans le domaine sanitaire, social et scolaire commencent à transformer le paysage sociétal. Le sens politique de l’action étatique est clair : faire de la Réunion un département français « comme les autres ». Cette phase de substitution-assimilation précède une phase de « résistance » qui aura cours du milieu des années soixante jusqu’à la décennie Quatre-vingt dix. C’est une période de télescopage qui voit se heurter en un choc brutal, une organisation traditionnelle et une organisation moderne de la société. S’ouvre aujourd’hui, une période d’hybridation qui, à l’heure de la mondialisation des échanges, se caractérise par l’entrée de l’île dans la société de l’information et de la communication

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En réalité, la division en périodes progressives distinctes que proposent Simonin et Wolff (2009) ne s’avère pas si nette à l’étude. Ces sociologues avancent que la Réunion se présente comme la coexistence tendue de deux univers symboliques, l’un qui articule la sociabilité traditionnelle créole et l’autre qui articulerait la sociabilité moderne européenne. Mais cette vision simplifiée d’une identité réunionnaise qui fige l’île et ses habitants dans une alternative univoque entre le désir de s’assimiler et le désir de trouver l’écart maximal à l’égard de la « métropole », ne fait au final que réinsérer l’île dans le paradigme conventionnel de dominant/dominé, de métropole/périphérie. Cette perspective ignore que la cohabitation dans un espace insulaire restreint depuis trois siècles des Européens, des Ouest-africains, des Est-africains, des Malgaches, des Indiens et des Chinois a donné lieu à des hybridations complexes dans de nombreux domaines socioculturels. Comme le souligne Laurence Pourchez, l’identité culturelle des Réunionnais est très complexe et ne peut être réduite à « un rapport de force dominant/dominé, culture de la Métropole/culture créole ». Elle ajoute que :

les origines plurielles des habitants de l’île ont permis la constitution d’un ensemble original composé à la fois de certaines traditions issues des diverses composantes du peuplement de l’île (indien, malgache, européen, chinois pour les influences les plus importantes), traditions qui se sont elles-mêmes non pas appauvries, mais transformées sous l’effet du nouveau contexte réunionnais, mais aussi du tronc commun à tous, continuum culturel dynamique qui s’enrichit en permanence des interactions existant entre les diverses traditions originelles

Pourchez 2005, 48

Afin de mieux comprendre la dynamique culturelle et historique de ces rencontres entre peuples et civilisations à la Réunion, et d’expliquer comment la période des conflits pourrait chevaucher la période d’hybridation, nous aurons recours au concept de « créolisation » tel que défini par Edouard Glissant (1991). D’après le poète martiniquais, la créolisation est une formation rhizomique composée d’interactions plurielles, complexes et dynamiques, et constituée d’emprunts, d’échanges, de négociations, de pertes et d’innovation culturelles[5]. Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, dans leur livre Amarres : créolisationsindia-océanes (2004), proposent un paradigme spécifique à la société réunionnaise auquel nous allons faire allusion dans notre étude. À la suite de Glissant, les auteurs d’Amarres dénoncent les binarismes caractéristiques du discours de la résistance anticolonialiste et du discours nationaliste de l’assimilation. Ils suggèrent que :

La créolisation n’est pas un agrégat, une somme de différences. Elle se sait inachevée, soumise aux mutations, à la perte. Elle est emprunt, mimétique et créatrice. Elle ne craint pas de s’enraciner

car pour elle la racine n’est pas mortifère, si elle amarre pour mieux laisser partir… Dynamique d’altérité où nous ne voyons pas aliénation, soumission mais créativité d’un monde soumis à une permanence d’apports conflictuels

Vergès et Marimoutou 58

Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo (2006) note que la créolisation se présente comme :

une conflictualité constructive, progressiste que l’on peut définir ce que, dans les perspectives interprétatives et critiques insulaires, on nomme la créolisation. Une tentative réunionnaise de redéfinition de la créolisation comme Amarres a ceci d’intéressant qu’elle nous permet de voir ce qu’en pense l’île, indépendamment de ce qu’en ont dit les Antilles. Et l’accent est mis sur l’acceptation de la perte.

Une telle définition de la créolisation considère le fait que les hybridations (emprunts, bricolage, mimétisme, rapiéçage) chevauchent l’assimilation (qui peut entraîner les pertes). De plus, la métaphore d’amarres qui évoque un « ancrage » rappelle en même temps l’image de l’océan, qui par ses mouvements perpétuels suggère un espace dans lequel s’entremêlent plusieurs temporalités. Cela étant, les rapports de force dans lesquels se produisent les créolisations india-océaniques et les discours politiques qui les accompagnent restent-ils pour autant constants? Cette appréhension des réalités culturelles de la Réunion comprend-elle les processus émergents de la « décréolisations »? En proposant ici une étude du maloya comme produit de la créolisation réunionnaise, nous voudrions nous interroger sur les fonctions sociopolitiques changeantes revêtues par cette forme culturelle telles qu’elles sont représentées au sein de la société réunionnaise. Nous souhaiterions ainsi estimer la pertinence du paradigme de créolisation pour décrire les réalités culturelles dans le cadre géopolitique des îles francophones de l’Océan indien.

Le maloya : description et histoire

Le maloya, désignant une musique, un chant et une danse, est conventionnellement associé à la composante afro-malgache de la population réunionnaise, et donc lié à l’esclavage dans les plantations de l’époque coloniale. Jouée par les esclaves dans le noir et le silence de la souffrance, cette plainte musicale liant la douleur, la haine et la joie interdites par les maîtres est censée avoir aidé à préserver l’espoir d’une liberté future. Le mot, vraisemblablement d’ascendance malgache, traduit l’expression « je suis triste » (Vellayoudom 243). Dans les récits coloniaux, les auteurs font également référence au « séga », caractérisé comme une « danse indécente ». Le terme maloya lui-même n’apparaît qu’en 1930 chez les chercheurs retraçant le développement des formes musicales et des danses à la Réunion (Lagarde 4-5). Le maloya (tel qu’on l’envisage aujourd’hui comme parole, musique, danse et pratique religieuse) s’est créolisé au cours des siècles mélangeant les traditions africaines, malgaches et indiennes tant dans les contenus (allusions culturelles et expressions) que dans les rythmes et sa formulation. À cet égard, le rôle joué par les engagés indiens dans l’évolution du maloya est significatif. Lagarde (2007) relève que : « Le fait que l’on nomme sati (nom d’un membranophone joué lors des cérémonies malbar) une boîte en fer blanc que l’on bat avec deux baguettes et de fonction comparable dans le maloya à celle du pikèr (bambou monté sur trépied) atteste de ce type de liens entre engagés et anciens esclaves » (5). Le maloya est également teinté des romances françaises du XVIIIe et XIXe siècles. Comme le précisent les auteurs du « Dossier de presse sur le Maloya », soumis au ministère de la Communication et de la Culture lors de la demande d’inscription du maloya sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel mondial, le maloya est un exemple « particulièrement net des processus de créolisation culturelle » (16) qui se sont opérés dans l’île.

Le maloya, chanté en créole réunionnais, est pratiqué selon des règles assez précises dans sa forme traditionnelle. Aussi, durant une performance traditionnelle, un dialogue (d’appel et de réponse) s’installe entre le maître chanteur et les personnages présents. Le chanteur principal, qui se trouve au milieu de l’assemblée, commence a capella une mélopée qui est suivie par l’entrée en scène de l’instrumentation. Selon les formes et les contextes d’interprétation, les instruments utilisés sont un ensemble de tambours (rouler), d’idiophones (piker, sati), de hochets (kayamb) et le bob (un arc musical). D’autres instruments de percussion introduits plus récemment sont les djembés d’Afrique de l’Ouest, ainsi que les congas d’Amérique latine et, dans le cas du maloya électrique, des instruments modernes tels que les guitares, les synthétiseurs, la basse, la batterie, etc. (Vellayoudom 243). Vellayoudom attire notre attention sur le fait que le rapport entre le maloya et les cultes religieux est intime. Traditionnellement, il existe deux formes de maloya : le maloya « pilé » qui est festif, véhiculant des thèmes de la vie quotidienne, et le maloya « roulé » qui est lié à des rites ancestraux (pratiques animistes d’hommage aux défunts) d’influences malgaches. Ce dernier, aussi nommé maloya « service » ou maloya « kabaré » (cabaret), se présente comme un moyen de communication entre les esprits des ancêtres et l’assemblée, permettant aux esprits des ancêtres de s’incarner parmi ceux qui participent à la cérémonie.

Il importe de rappeler ici que le maloya est une forme culturelle dynamique qui aura su traverser plusieurs époques sociopolitiques. Pendant la colonisation et jusqu’aux années 1960, la musique n’est pas reconnue dans le domaine public comme un fait culturel réunionnais. Confiné aux rites privés (dans les fêtes et les services religieux), il est alors encore considéré comme une distraction des « Noirs ». La transformation socioéconomique rapide qui accompagne la départementalisation relègue cette musique au « monde rural » (l’intérieur moins développé de l’île); cette dernière se trouve ainsi plus marginalisée sur les plans culturel et géographique, surtout avec la présence toujours croissante de la population métropolitaine[6]. Pourchez (2005) indique que « la culture créole, considérée comme un héritage de l’esclave est souvent reléguée (qu’il s’agisse de la langue créole ou des usages culturels) au rang de folklore, voire de superstitions. » La censure du maloya par le gouvernement départemental de Michel Debré n’était donc que la traduction politique de la volonté de supprimer les particularités culturelles locales de cette ancienne colonie intégrée à la France métropolitaine. Comme l’observe Carassou-Benjelloun (2006) :

Ainsi, la mise en place de la modernité française à la Réunion se résume à la volonté de faire disparaître les moindres différences jusqu’à ce qu’elles paraissent acceptables. […] Les pratiques culturelles jugées comme subversives parce que rappelant trop l’esclavage (service kabaré, moringue, service malbar) furent également prohibées. Musique qui vient du coeur de l’esclavage, le maloya n’est pas épargné par ce mouvement de censure impulsé par Michel Debré (député de la Réunion, 1963). Sa pratique devient alors un phénomène caché, entretenue par de rares initiés…

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Au fur et à mesure que l’île devient dépendante de ses importations métropolitaines, les Réunionnais traversent de violentes crises d’identité et les opinions se départagent avec fureur entre assimilation et autonomie. Le déséquilibre de considération et de statut entre la culture créole et la culture métropolitaine entraîne à la fois une très forte valorisation de tout ce qui est européen ou métropolitain, et une dévalorisation, voire une négation des éléments propres à la culture et à la langue créole. Lors de cette période particulièrement clivée, le maloya change de « forme » (d’un genre privé, il devient un genre du spectacle), surtout à l’initiative du Parti communiste réunionnais (PCR) créé en 1959. Il se transforme en se chargeant politiquement du symbole de la résistance. Les militants autonomistes du PCR se réapproprient le symbole du marronnage et adoptent le maloya afin d’affirmer leur identité insulaire, pour chanter les problèmes sociaux et réclamer l’égalité de droits entre la Réunion et la France métropolitaine. La « fête du 20 décembre », le jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage, est établie par le Parti communiste. Elle alimente la mémoire d’un passé esclavagiste comme intrinsèque à l’identité réunionnaise dans le présent de l’île[7]. Le maloya, ancien symbole de la résistance dans le passé colonial, redevient au présent le symbole de la résistance de la Réunion postdépartementalisation. La première performance de cette musique dans un espace public date de la performance de Firmin Viry au congrès du PCR en 1976. En fait, c’est le PCR qui produit la même année son premier disque 33 tours. Né le 11 mars 1935, Firman Viry s’initie au maloya dès l’âge de huit ans sur les plantations et joue depuis dans les fêtes populaires. Militant du Parti communiste réunionnais, il est contraint de pratiquer son art dans la clandestinité durant les années 1960 et 1970, chantant la vie quotidienne, les injustices sociales et les luttes. Emprisonné en 1963, il mentionne explicitement le mot « esclavage » dans une de ses compositions datant du début des années 1960 (Lagarde 8).

En 1981, les communistes (PCR) abandonnent leur lutte pour l’autonomie de la Réunion lors de l’arrivée au pouvoir de la coalition socialiste-communiste menée par François Mitterrand. L’antagonisme qui actualise l’opposition à l’assimilation, par ceux qui voulaient voir la départementalisation comme un retour à l’époque de l’esclavage, disparaît. La reconnaissance officielle du maloya en 1983 coïncide avec sa modernisation. Dans les années 1980, les interdictions ayant disparu, un nouveau genre de maloya « électrique » entre en scène avec le groupe Ziskakan. Les textes changent de forme et diffèrent du format court du maloya traditionnel. Aux instruments traditionnels (roulier, bob, pikier, kayam et sati), les chanteurs ajoutent des instruments européens comme la guitare, le piano, la basse, etc. D’après Lagarde, c’est autour de ce moment que le thème de l’identité, ou la réunionnité, devient le message essentiel de cette musique (11), soit une réserve de l’identité authentique des ex-colonisés :

Progressivement légitimé par une production discographique matérielle qui le tire hors de l’ombre et du silence, le maloya s’est affirmé comme le lieu de conservation le plus authentique de l’identité culturelle des oubliés de l’histoire officielle

Lagarde 9

C’est ainsi que Batou fou (1981) du groupe Ziskakan[8] se transforme en l’une des premières marques de la nouvelle culture insulaire réunionnaise. Gilbert Pounia, charismatique Réunionnais dorigine tamoule et chanteur principal de ce groupe pionnier, a fait du maloya son cheval de bataille, et la défense de la culture créole sa mission principale. Batou fou contient les paroles les plus grinçantes qu’ait écrites Gilbert Pounia (« Ils nous ont donné l’ordre de nous blanchir la peau, d’apprendre le français vite fait pour que les patrons français n’aient pas trop de problèmes… »)

Avan na débarké

Banna la di i fo

Ni dèf nout sové

Ni éklèsi nout po

Ni dégaz koz fransé

Po bann patron zorèy

La pa tro annuyé.

Mon péi bato fou

Ousa banna i ral anou!

De nos jours, le maloya trouve sa place à la radio, à la télévision et dans les programmes du secteur public d’où il avait été banni il y a une cinquantaine d’années[9]. Il est même enregistré dans les studios de musique en métropole, et il fait son entrée comme attraction populaire dans les fêtes et célébrations publiques officielles de la Réunion. Le maloya, forme artistique créolisée au cours de trois siècles, se voit transformé d’un chant de plainte d’opprimés à un chant de révolte des subalternes, pour enfin devenir un symbole d’identité des Réunionnais face à une volonté hégémonique métropolitaine postdépartementale, pour finir comme numéro musical parmi bien d’autres dans les fêtes de musique mondiale annuelles comme le WOMAD, les Francofolies, etc. Lagarde résume ainsi la signification de cette expression culturelle :

Écouter le maloya, prendre vue sur son développement diachronique, est essentiel pour qui veut comprendre la Réunion dont la culture populaire, profondément marquée par l’esclavage, est porteuse d’une « contre-vision du passé » (Price 2000, 50). En cela, il en constitue peut-être le monument le plus représentatif

Lagarde 12

Le maloya ou la créolisation complice

Une lecture progressive et évolutive du maloya, qui suit sa transformation d’un chant de douleur en un chant de revendication et finalement un chant de métissage homogénéisant, comme le propose Lagarde, quoique satisfaisante, cache les complexités qui caractérisent les processus de créolisation. À première vue, cette lecture diachronique de la forme et du contenu du maloya semble réaffirmer la thèse de Simonin et Wolff qui présentent un portrait progressif de la société réunionnaise où les différences ont peu à peu cédé du terrain à un métissage culturel (2006). Tout de même, si nous examinons l’instrumentalisation de cette expression de plus près, nous constatons que le maloya dans sa forme francophone créolisée renégocie constamment sa « perfomativité ». Nous allons démontrer comment ce symbole de la résistance, devenu expression identitaire de la réunionnité, se voit intégré dans un réseau complexe de complicités stratégiques dans lequel les rapports de force changent continuellement.

La « Fèt kaf » du 20 décembre qui est intimement liée avec la popularité du maloya révèle un jeu dynamique d’accommodations entre le « local » et la métropole. Le discours tenu autour de cette fête célébrée en l’honneur de la mémoire collective d’un passé esclavagiste, et la centralité de l’interprétation publique du maloya ce jour-là entrent, en effet, dans un jeu de double discours sur l’identité réunionnaise. Le premier participe du discours de la modernisation, à savoir le discours du secteur touristique qui veut présenter l’île comme une région intense (sauvage) à grand spectacle, « domestiquée » par une infrastructure ultra moderne pour faciliter l’écotourisme. Dans ce contexte, le maloya devient le symbole dominant d’un peuple métissé pratiquant une culture « créole » homogène[10].

En revanche, dans le second discours, parallèlement formulé et manipulé par les intellectuels (progressistes) locaux, le maloya sert la lutte menée contre la perte de mémoire, et comme une tentative de réécriture, de réaffirmation d’une histoire subalterne niée par l’administration coloniale, puis départementale, jusque dans les années 1970. C’est dans ce cadre du double discours sur l’identité réunionnaise qu’il faut interpréter l’inscription du maloya dans le patrimoine mondial de l’UNESCO en 2009[11]. Dans le dossier de presse de cette annonce, on souligne l’unité culturelle de la Réunion et l’effet unificateur de cette musique que l’on considère liée à tous les différents groupes ethniques de l’île plutôt qu’à une communauté particulière.

Le maloya est une pratique qui concerne l’ensemble de l’île de la Réunion. Apporté par les esclaves et les engagés africains et malgaches, d’abord lié à des cultes aux ancêtres et pratiqué dans et autour des plantations sucrières, il s’est créolisé au fil du temps et des contacts avec les travailleurs venus de l’Inde du Sud. Il a progressivement occupé, à partir des années 1970, tout l’espace public et social. Approprié par tous, il est aujourd’hui le symbole de l’identité culturelle réunionnaise. (15)

Le dossier de presse ajoute que :

Le maloya – dans sa dimension profane et publique – n’est plus particulièrement lié à une communauté ou à un groupe « ethno-culturel » à La Réunion. Il a été approprié par l’ensemble des Réunionnais pour qui il est à la fois l’expression d’une identité commune et une très riche base de créativité... En ce sens, on peut dire que tous les Réunionnais sont impliqués dans la sauvegarde et la valorisation du maloya

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Nous tenons ici à relever deux aspects significatifs encadrant ce dossier de presse : premièrement, l’idée d’une identité « homogène » (évoquée par « l’ensemble des Réunionnais »), et deuxièmement, l’idée de la monumentalisation (évoquée par « sauvegarde »). Comme nous venons de le souligner, le maloya s’inscrit dans le discours dominant du métissage, de l’homogénéisation culturelle et de la sécularisation régionale (discours imposé par les métropolitains et intériorisé par les intellectuels, les médias locaux, le lobby canne à sucre et les « zoreils »). Or, comme nous le remarquions dans notre introduction, la société réunionnaise n’est pas uniquement constituée d’un continuum créole. Cette culture complexe est en réalité composée de traditions issues de diverses composantes du peuplement de l’île. Ces traditions sont ensuite elles-mêmes transformées sous l’effet du nouveau contexte réunionnais. Dans certains cas, les interactions diasporiques avec les traditions d’origine mènent à la recherche, en réaction violente au métissage, d’une authenticité pure. Le maloya par exemple est rejeté par certains malbars qui, par désir de retrouver leurs origines pures (la malbarité), s’éloignent de toutes pratiques de créolisation, surtout en matière de musique et de religion. Les chercheurs remarquent que depuis la fin des années 1970, deux mouvements identitaires idéologiquement opposés coexistent dans l’île de la Réunion. Tout d’abord le mouvement pour la malbarité, plus populaire, qui défend le patrimoine et les cultures hindoues locales, créolisées et syncrétiques, tout en portant sur l’orthodoxie brahmane et le système des castes un regard critique. Il cherche à préserver les temples hindous marqués par l’engagisme, la créolisation de la société et l’hindouisme réunionnais[12]. Quant au « Renouveau Tamoul », sensiblement plus élitiste que le premier, il recherche la valorisation ethnique en mettant en avant l’existence de liens culturels, linguistiques et architecturaux avec le Tamil Nadu (Inde), cela tout en se démarquant de l’hindouisme créole malbar[13]. La coexistence de ces mouvements avec d’autres, remettant en question la culture créole comme la culture commune des Réunionnais, ne fait que déconstruire le discours dominant du métissage homogénéisant que tient l’État français. Dans un cadre ethnoculturel si complexe, proclamer que le maloya concerne « l’ensemble de la Réunion » ne signifie-t-il pas un refus de reconnaître que la créolisation coexiste avec la « décréolisation »? Les auteurs du dossier de presse ne s’insèrent-ils pas à leur tour dans un discours hégémonique après avoir pourtant dénoncé la politique d’assimilation longtemps menée par l’État français?

En outre, la sauvegarde et la connaissance, ainsi légitimées par la reconnaissance internationale obtenue du classement au patrimoine culturel de l’UNESCO par le maloya, risque fort, à terme, de mener à la muséification d’une forme culturelle qui est dynamique, fluide et créolisante. Les remarques chagrines d’Yvan Couvidat, metteur en scène du film Maloya Kabosé sur le chanteur Davy Sicard, ne font que souligner cette éventualité :

Aujourd’hui bien répandu, le Maloya semble pourtant s’être éloigné de ses origines, de la tradition, et de l’héritage des esclaves, pour devenir une musique festive où ne subsistent du Maloya que les instruments (kayanm et roulér). C’est dans la continuité de cette histoire mouvementée, et avec la volonté de raviver l’âme du Maloya que Davy Sicard envisage sa musique.[14]

Il suffit de voir les innombrables sites Internet consacrés aux chanteurs de maloya pour comprendre que tous les genres du maloya, traditionnels et électriques, sacrés et profanes coexistent et continuent à évoluer. L’historique que nous venons de retracer montre aussi à quel point le maloya comme expression transculturelle s’est modifié et diversifié suivant les situations sociohistoriques. « Rechercher l’âme » et la sauvegarder ne constituent-ils pas des moyens d’essentialiser cette forme créolisée, de la muséifier et de faire disparaître ces complexités multitemporelles? Mais alors, que devient le projet de la créolisation? Les auteurs d’Amarres et les rédacteurs du dossier de presse (Carpanin Marimoutou et Françoise, responsables du projet « Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise », se sont impliqués dans la préparation du dossier de presse) ne se trouvent-ils pas malgré eux dans un double bind, piégés entre le discours dynamique de la créolisation et le discours immobilisant de la mémorialisation? Dans leur description du maloya comme expression musicale qui met en scène cet espace de « créolisations india-océanes », les auteurs d’Amarres attirent l’attention sur son aspect performatif, donc son caractère variable et indéterminable. Ils soutiennent que le maloya n’acquiert de signification que dans l’interaction interne (chanteur/choeur) et externe (troupe/public participant) (Vergès et Marimoutou 45). Nous avançons que les propos tenus par les auteurs d’Amarres restent ambigus. Car tout en mettant l’accent sur la performativité du maloya, ils accentuent les significations poétiques de cette pratique culturelle, mais sans tenir compte des significations politiques du maloya comme performance sociale. Malgré les précisions qu’il apporte, le concept de créolisation tel qu’élaboré dans Amarres reste en effet inadéquat pour appréhender la culture réunionnaise.

Nos analyses nous mènent à proposer que toute étude sur la créolisation comme produit culturel dynamique devrait tenir compte des circonstances sociopolitiques changeantes de ses actualisations. L’historique, la pratique et la politique du maloya suggèrent que la créolisation ne fonctionne pas toute seule. Son actualisation a lieu simultanément à d’autres processus dialogiques (assimilation, décréolisation) au cours desquels les expressions culturelles créolisées se réinventent continuellement en s’accommodant des rapports de force variables. Les conclusions tirées ici rejoignent les réflexions de Ghasarian (2002) qui, dans son examen des réalités culturelles réunionnaises, note que :

Les concepts classiques de l’analyse des interactions culturelles : « intégration », « acculturation » et même « créolisation », doivent être mis à l’épreuve des phénomènes sociaux. Nous devrions y ajouter les notions de « reformulation », « accommodation », « réinventions culturelles », etc., autant de « processus dialogiques » mettant en jeu le pouvoir, sa contestation, sa négociation et, éventuellement, sa transformation.

Musique populaire et manifestations politiques du culturel : vers les recherches comparées

Comme l’île de la Réunion, le Québec est lui aussi une terre féconde en métissages, où deux histoires de colonisation européenne s’entremêlent avec les cultures autochtones diverses, et où plusieurs vagues d’immigration, irlandaise, écossaise et italienne au cours des siècles précédents se métissent avec les cultures de nouveaux immigrants européens, asiatiques et africains aux XXe et XXIe siècles. Dans l’espoir d’une éventuelle recherche comparée en études culturelles francophones, nous voulons suggérer quelques pistes de recherche pour des projets comparés entre les francophonies indien-océaniques et québécoises, en prenant le cas de La Bolduc au Québec.

Dans son article sur la musique populaire au Québec, Scott Piroth, citant Roy, affirme que même avant l’époque des enregistrements sonores, la musique traditionnelle servait déjà à transmettre l’idée d’une identité collective chez les Québécois (Piroth 147). Il ajoute qu’avec l’émergence du rock’n roll, les chanteurs tels que Robert Charlebois ont su combiner les styles de la musique anglo-américaine avec la tradition chansonnière québécoise pour renouveler cette forme. Selon Scott Piroth, dans les années 1960, la musique populaire a contribué à la création d’une conscience identitaire et a inspiré les jeunes Québécois à se libérer des pesantes contraintes religieuses et sociales (148) qui régnaient jusqu’alors. L’article de Piroth, tout en établissant en détail les caractéristiques des chansons populaires au Québec et leurs rapports avec la scène politique dans les années 1960 et 1970, laisse pourtant planer quelques imprécisions et ouvre ainsi d’autres pistes de recherche. Par exemple, il n’est pas fait mention du rôle éminent qu’a joué la première chansonnière du Québec, La Bolduc (née Mary Rise Anna Travers) dans le développement de la chanson francophone populaire au cours des années 1930. On ne mentionne pas non plus la signification de l’interprétation des chansons populaires historiques des années 1930 et 1960-1970 par les musiciens-interprètes d’aujourd’hui. Nous trouvons particulièrement intéressant le cas de La Bolduc. Chantée en langue du peuple, imprégnée d’optimisme et racontant la vie de petites gens, la musique de la Bolduc représenterait un exemple fascinant du métissage culturel au Québec. Comme l’ont souligné les musicologues, ses chansons reflétaient merveilleusement le croisement de traditions musicales diverses qui existaient alors au Québec, comme les traditions anglaise, irlandaise, française et américaine. Un trait caractéristique de ses performances était la turlute, un jeu de langue qui ponctue les mélodies et dont l’origine peut être attribuée au folklore écossais. Ce qu’il est aussi intéressant de noter est qu’en plein milieu de la crise économique des années 1930, et à une époque où la présence des femmes dans la sphère publique était toujours perçue comme une menace pour la famille et la patrie, La Bolduc, auteure-compositrice-interprète, a connu un succès phénoménal (Lonergan 1992; Dufour 2001). Ses textes souvent autobiographiques, qui parlaient du chômage et des malheurs de la vie quotidienne, qui donnaient une perspective sur le monde des travailleurs des milieux défavorisés, dédramatisaient la honte associée à la pauvreté par leur verve et leurs tournures langagières humoristiques.

Son oeuvre s’intègre à l’horizon contextuel d’une époque, une époque qualifiée de Grande dépression, de décennie des naufragés, « d’années perdues », ou de « dirty thirties », pour ne reprendre que quelques expressions apparaissant dans des titres d’ouvrages historiques connus concernant cette époque de grandes remises en question du système économique occidental

Charest 57

Et pourtant son statut de chanteuse professionnelle qui abordait la pauvreté du point de vue de la femme ne l’empêchait pas d’affirmer publiquement son identité d’épouse-mère-ménagère, en souscrivant ainsi à une image conservatrice du rôle de la femme dans une société toujours sous emprise cléricale. De plus, son conservatisme la poussait même à suggérer dans ces chansons que le travailleur immigrant était un voleur de travail (Charest 66). L’article de Charest, qui propose une étude sociocritique très informative, ne fait qu’évoquer très succinctement l’ambigüité profonde nichant dans une oeuvre musicale populaire qui valorise la foi chrétienne et les valeurs catholiques dans la « fiction qu’élabore La Bolduc d’une société des travailleurs en période de crise. » (Charest 67) En conséquence de quoi l’étude de Charest ouvre résolument la voie à des questions qui permettraient éventuellement d’interroger « how discourse and imagery are organized in complex and shifting patterns of meaning and how these meanings are reproduced, negotiated and struggled over in the flow and flux of everyday life? » Ces questions pourraient en effet nous mener à une exploration, à travers une étude diachronique et synchronique, du fait que l’oeuvre de La Bolduc ne constitue pas simplement une représentation artistique d’une réalité vécue, mais aussi l’expression de la tension entre les manifestations politiques du fait culturel, et une manifestation culturelle du politique. Notre examen de l’historique, de la pratique et de la politique du maloya, dans un espace francophone indien-océanique, a montré que les manifestations du culturel sont les processus dialogiques au cours desquels l’expression culturelle créolisée et « créolisante » se réinvente continuellement en s’accommodant des rapports de force toujours variables. En est-il de même pour la musique populaire au Québec, terre de métissage et espace de revendication nationaliste, linguistique et culturelle? Nous sommes persuadé qu’il existe là des pistes passionnantes à explorer.