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Le Griti, ou groupe de recherche sur l’interculturalité et l’immigration de l’Université de l’Alberta, a tenu en mai 2010 un colloque où ont été présentées plusieurs communications, de collègues, non seulement de l’Université de l’Alberta, mais aussi d’un peu partout dans le monde. Ce dossier constitue un échantillon des textes présentés. Avant de présenter rapidement chacun de ces textes, nous aimerions préciser la démarche de notre groupe de recherche.
Depuis quelques années, les approches théoriques et pratiques sur la question de l’intégration ou de l’inclusion des immigrants se sont particulièrement diversifiées : de plus en plus, on oppose entre autres le multi, l’inter et le transculturel comme autant de modèles permettant un modus vivendi entre les membres de différentes cultures partageant un même espace social. Au Canada, on semble s’entendre généralement sur le sens et l’usage d’un multiculturalisme qui n’a cessé d’évoluer depuis l’énoncé de politique annoncé par le premier ministre Pierre Trudeau en 1971. En 1982, l’article 27 de la Charte des droits et libertés fait référence « au maintien et à la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens » alors que la politique du multiculturalisme est devenue une loi fédérale en 1988.
Jean-Claude Guillebaud définit de la façon suivante la distinction à établir entre “inter” et “trans” : “d’un point de vue linguistique, dit-il, on récuse les expressions courantes – même bien intentionnées – qui se fondent sur le préfixe ‘inter’ (interculturel, interreligieux, interdisciplinaire, international). Raisonner ainsi, c’est laisser entendre que chaque composante de cet ‘inter’ n’est pas transformée par la relation avec l’autre, ou de façon superficielle. On suggère avec le mot ‘inter’ que les identités acceptent de se rapprocher mais que chacune reste ce qu’elle est. Le préfixe ‘trans’ suggère au contraire l’idée d’une fécondation réciproque, d’une altération consentie, d’une émergence nouvelle” (2008, p.150). Ou comme l’avait défini Fernando Ortiz en 1940 “en étudiant le processus de formation ethnoculturel de Cuba”, ce qu’il a appelé “transculturation” : il s’agit dans sa conception initiale d’un “ensemble de transmutations constantes : (la transculturation) est créatrice et jamais achevée; elle est irréversible. Elle est toujours un processus dans lequel on donne quelque chose en échange de ce que l’on reçoit : les deux parties de l’équation s’en trouvent modifiées. Il en émerge une réalité nouvelle, qui n’est pas une mosaïque de caractères, mais un phénomène nouveau, original et indépendant” (Lamore, 45, 47); en somme, c’est l’émergence d’un nouvel être de synthèse, d’une nouvelle conscience de soi et du monde, rien de moins qu’un imaginaire de la diversité.
Le Rapport Bouchard –Taylor (Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, 2008), avance que l’interculturalité « propose une façon de promouvoir les rapports ethnoculturels caractérisée par les interactions dans le respect des différences ». Il précise que « tous les régimes authentiquement pluralistes sont construits sur une même tension entre le souci de respecter la diversité et la nécessité de perpétuer à la fois le lien social et les références symboliques qui le soutiennent. Ces références, ce sont les traditions et les valeurs fondatrices qui se sont forgées dans l’histoire et qui structurent un imaginaire collectif. Les régimes pluralistes se distinguent par l’accent qu’ils mettent sur l’un et l’autre pôle » (p. 118). Plus récemment, Gérard Bouchard (2011) a précisé sa pensée en modifiant quelque peu le rapport qu’il prévoit entre les “communautés culturelles” et la société d’accueil dans le cadre du Québec : “à partir de la diversité ethnoculturelle, les éléments d’une culture commune (ou d’une culture nationale) en viennent à prendre forme, donnant ainsi naissance à une appartenance et à une identité spécifiques qui s’ajoutent et se greffent de quelque façon aux appartenances et aux identités premières”. Et pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté quant à la part de chacune, il ajoute que “l’impact de la culture majoritaire sera proportionnel à son poids démographique et sociologique” (423).
Le GRITI, pour sa part, se distancie des deux premiers modèles en tant que chez ces derniers les contacts entre les cultures sont conjoncturels et aléatoires malgré toutes les bonnes intentions qui les régissent. De plus, la dominance de la culture d’accueil, implicite chez l’un et explicite chez l’autre, hypothèque le dialogue en le définissant dans un rapport d’inégalité ontologique. Le GRITI adopte plutôt la définition que donne ci-dessus Guillebaud du sens du préfixe “trans” pour lancer l’idée d’une fécondation réciproque menant à l’emergence d’un être nouveau. Ainsi, la transculturalité prévoit le “décentrement” de la culture dominante pour créer un dialogue d’égal à égal, réel et authentique, entre les membres de différentes cultures, et que son objet, malgré des finalités imprévisibles quant à l’identité, est de produire des “imaginaires de la diversité” (Chamoiseau, 2005, p. 2).
Une personne ayant un “imaginaire de la diversité” serait quelqu’un/e dont le rapport au monde est multiplié par cette sorte de traversée de cultures, d’expériences, de mémoires, d’histoires de soi et des autres, ce qui lui donne paradoxalement une sorte de conscience (sensibilité, respect, reconnaissance) in-consciente de l’autre en tant qu’autre (celui-ci passant inaperçu dans son imaginaire et sa perception immédiate), c’est-à-dire que celui-ci n’apparaît pas dans sa vie comme autre mais comme un individu singulier déjà rencontré et apprivoisé dans son imaginaire de la diversité. Une telle personne a plus ou moins éliminé de son imaginaire les préjugés et les stéréotypes habitant toutes les cultures (quand elles portent le regard sur les autres), de sorte que les zones sociales et politiques habituellement perçues comme des zones de fatalité se sont effacées, qu’il s’agisse de l’emploi, du logement, du système de justice, de l’éducation, par rapport à l’alimentation, dans les médias, jusqu’aux profils racialistes stéréotypés dans la foulée de la guerre récente contre le terrorisme.
Ce premier colloque du GRITI a voulu créer un espace de réflexion sur cette question de grande actualité, soit l’inclusion et le vivre-ensemble dans ce nouvel espace transformé par l’immigration en tenant compte du positionnement du groupe organisateur, et selon l’orientation donnée et définie par le titre : “Théories et pratiques de l’inter/transculturalité dans les milieux professionnels de la communauté francophone”. Les participants/es se sont prévalus, ou non, des perspectives théoriques et/ou pratiques suggérées, mais comme cela est souvent le cas dans ce genre de colloque, seul un échantillon des textes est ici présenté.
Le premier texte est celui de Sheena Wilson et une étude intitulée “Multiculturalisme et transculturalisme : ce que peut nous apprendre la revue ViceVersa (1983-1996)”. La position transculturelle de la revue conçue comme “alternative au multiculturalisme canadien et au nationalisme québécois” s’intéresse à toutes les formes d’expressions artistiques et sociales, au travail de terrain, “le point de jonction de divers univers culturels”, tout en faisant une part significative, comme le dit un des rédacteurs, à “une parole déterritorialisée qui ne revendique aucune appartenance tout en les revendiquant toutes”, notamment, comme le dit un autre, “celle qui reconnaît le rôle du métissage dans les réalités historiques du pays”. Tout en adhérant au sens de la transculturalité tel que défini par le GRITI au niveau du dialogue égalitaire entre les communautés culturelles, ViceVersa défend une conception individualiste de la construction identitaire, et ose même, par les voix de deux collaborateurs, proposer que les deux communautés dites dominantes se décentrent ou se “ré-ethnicisent” pour assurer un dialogue authentique au sein de la nouvelle complexité de la texture sociale canadienne.
Tous les participants n’ont pas, cependant, abondé entièrement dans le sens de la démarche définie par le groupe de recherche. Ainsi, s’inspirant de deux ouvrages collectifs de linguistes et de didacticiens publiés en 2009, Eva Lemaire tente de répondre à la question : “quels sont les paradigmes sur lesquels se construit la didactique des langues et des cultures actuelle?” Les traits convergents dans les deux ouvrages incitent à une réinvention d’une didactique de la “diversité et de l’hétérogénéité, (...) ancrée résolument dans l’interdisciplinarité”, allant jusqu’à penser la didactique comme un “espace d’action et de responsabilité politique et éthique pour nos sociétés contemporaines construites dans la diversité et la complexité”. Nous sommes loin de l’équation une langue = une culture = un pays, même si la discipline, prometteuse grâce aux convergences notées, reste encore en construction.
Après avoir théorisé la complexité en passant par Edgar Morin, expliqué les “crispations structuralistes” des schémas interprétatifs qui opèrent encore dans la relation de l’individu au social, Jean-Jacques Defert fait appel à Bernard Lahire pour montrer que les présupposés conceptuels toujours en cours - trop axés entre autres sur des sociétés faiblement différenciées – ne peuvent rendre compte de la réalité complexe des sociétés occidentales actuelles transformées par les flux migratoires, financiers, commerciaux, etc.
La sociologie dispositionnelle de Lahire avance l’idée, selon l’auteur, que les “individus sont des objets construits, produits d’une fabrication sociale (...) dans le sens complexe d’une forme repliée aux confluences d’univers de socialisation multiples, régis par des modes discursifs et des pratiques spécifiques”. À partir de cette perspective, Defert étudie l’”Évolution des politiques sociales et linguistiques dans les communautés francophones canadiennes”.
Dans son “Retour sur la Commission Bouchard-Taylor...”, Frédéric Boily note d’abord que ce qui aurait dû au départ signifier l’intervention de la sphére juridique a vite pris le tournant de l’identité et du vivre ensemble, même, citant Lysiane Gagnon, de l’avenir de la société québécoise. Boily interroge la notion du “pluralisme intégrateur comme philosophie de l’interculturalisme”, - ce dernier vocable et modèle d’intégration étant désormais associé au Québec -, interpellé par la juxtaposition de ces deux mots, signifiant cette oscillation dans la vision proposée entre le respect de la diversité et le désir de continuité, fondant même, selon lui, le “sous-bassement théorique (de) l’interculturalisme”. L’étude emmène le lecteur dans l’argumentaire du rapport dont “la nécessité de l’intégration” évoquée à partir du principe durkheimien de la nécessaire “cohésion collective” pour éviter l’écueil de “l’anomie”, les composantes essentielles et les notions clés du modèle québécois, soit participation, interactions et protection des droits; égalité, réciprocité et mobilité. L’auteur ne manque pas de soulever des questions problématiques comme la tolérance et le sens de la laïcité dans un tel contexte, soulignant en fin de parcours que le débat va continuer à produire réflexions, tensions et débats.
L’étude “Britannicité et multiculturalisme canadien”, de Donald Ipperciel, avance d’entrée de jeu la thèse selon laquelle “le multiculturalisme canadien puise sa source idéologique dans un multiculturalisme normatif” déjà présent dans “l’espace discursif” du Commonwealth britannique (le Troisième Empire britannique) en tant qu’il renvoie “à l’idéal de cohabitation des cultures à l’intérieur d’un même État et à la dimension identitaire qui en découle pour le projet de construction nationale”. Pour la démonstration, notre auteur nous accorde un bref historique du vocable “britannique” considéré à une époque comme porteur d’un nous “hétéroclite et inclusif”. Il convoque ensuite pour asseoir son argumentaire les travaux du renommé Alfred Zimmern dont la pensée se répercute dans les discours largement diffusés au Canada dans les années trente du Gouverneur général John Buchan évoquant une britannicité qui a pénétré jusqu’au Canada français de l’entre-deux-guerres par la voix d’Édouard Montpetit.
Sous le titre “la sémiotique postmoderne dans la pédagogie et la recherche interculturelles” Roger Parent et Peeter Torop rappellent au lecteur que des enjeux méthodologiques sont inhérents à toute tentative de compréhension des rapports entre les cultures. C’est ainsi qu’ils entendent préciser la contribution de la sémiotique dite textuelle (Postmoderne) au développement des compétences interculturelles dans les domaines de l’éducation et de la recherche. Reconnaissant la complexité du phénomène culturel que la rationalité moderne – en son caractère essentiellement positiviste et analytique, ne peut à elle seule rendre compte – les auteurs établissent la pertinence de nouvelles approches sensibles à la complexité de significations et de problématiques relevant des représentations culturelles. A la différence d’une approche “conscience de soi” qui privilégierait la pédagogie interculturelle comme moyen de se tenir à distance de la fragmentation sociale créée par la barrière des identités culturelles, la sémiotique culturelle basée quant à elle sur une approche “conscience culturelle” serait, selon les auteurs, une approche qualitative englobante qui, allant au-delà du texte, viserait à insérer les relations extratextuelles dans le processus d’interprétation. Une telle approche, développée par l’école de Tartu, permettrait de construire le sens dans un but d’action et de justice sociale.
Pour sa part, Srilata Ravi, définit l’approche des études culturelles dans une perspective enfin éclairante et propose un programme de recherche comparée pour la francophonie internationale. Elle écrit : « Depuis quelques années le domaine de cultural studies a émergé comme « un projet et une perspective » (Yelle 79) afin d’étudier les cultures et les sociétés contemporaines. Désigné soit comme un « umbrella term », ou comme « interdisciplinary area of enquiry », ou encore comme « a site », les cultural studies se situent à la croisée des sciences humaines, des arts, des sciences sociales et des études scientifiques et techniques. Ce qui distingue les cultural studies des autres pratiques académiques portant sur l’étude de cultures c’est, tout d’abord, le fait qu’ils reconnaissent qu’aucune approche mono-disciplinaire ne peut saisir la complexité des formes culturelles ». Ainsi, à partir de l’exemple du maloya et, au Canada-Québec, celui de la Bolduc, elle propose le développement d’un authentique programme de recherche comparée entre la francophonie internationale et le Canada francophone.
C’est aussi cette démarche qualitative, soucieuse de la complexité et de la particularité que les deux derniers textes adoptent, en recourant aux récits de vie comme tentatives de donner sens à des expériences de vie. En effet, dans son étude des défis à l’intégration professionnelle rencontrés par quelques femmes africaines, Ismaelie Hyppolite nous amène à constater que si le processus d`établissement et d’intégration est difficile pour les immigrants, il peut s`avérer particulièrement plus complexe pour les femmes immigrées africaines. Bien souvent, aux difficultés générales connues par tout immigrant (non reconnaissance des compétences, sous-emplois etc.) s`ajoutent celles qui relèvent de la différence entre les genres. Ce type de difficultés qui prennent parfois racine dans les pays d`origine (position sociale, discrimination etc.) affecte leur potentiel économique en les cantonnant dans des professions peu rémunératrices mais exigeantes en termes de charge temporelle. Cette situation engendre le stress et déstructure le tissu familial. Ainsi le projet de l’immigrante peut prendre une forme différente de celle planifiée avant son départ de son pays d’origine. Ses idéaux de vie seront grandement modifiés au contact de la nouvelle réalité. Ainsi, même si ces femmes ont du potentiel économique, s`intégrer économiquement est une démarche très exigeante leur demandant de traverser à la fois plusieurs types de barrières (préjugés raciaux, et statut d’immigrant, insuffisance connaissance de l’anglais etc.). Qu`importe ces limites puisque ces femmes sont trèsdéterminées et affrontent ces défis avec courage.
Cette même complexité peut être relevée par rapport au processus d`insertion professionnelle dans le milieu de l`éducation francophone, particulièrement, pour les étudiants des minorités visibles. La plupart de ceux-ci expérimenteraient des difficultés qui conduisent à l`échec. Selon Paulin Mulatris et Rochelle Skogen, les obstacles systémiques comme la culture de l`école, les exigences académiques, les stigmates sociaux sont autant de facteurs qui dressent une barrière quasi infranchissable pour ces étudiants. Ceux ou celles qui ont réussi se sont, en général, remis en question pour se conformer aux normes de la société d`accueil. Si une telle démarche favorise la réussite, elle n`est pas cependant conforme à une dynamique identitaire et communautaire qui favorise le dialogue interculturel dans une société caractérisée par sa diversité. Les témoignages de quelques étudiants montrent que des ajustements en termes de symboles, ressources mises à la disposition de ces étudiants, la réflexion sur les valeurs et sur les curriculums sont des étapes nécessaires dans ce processus de remodelage de l`environnement académique et scolaire favorisant le succès.