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Sociologue de formation, Rachel A. Feinstein publie en 2018 When Rape was Legal, un ouvrage mélangeant sociologie, criminologie et histoire. Portant sur le viol d’esclaves afro-américaines par des hommes blancs durant le XIXe siècle, ses recherches s’attachent à démontrer d’une part comment ce type de violence sexuel perpétue le privilège et l’oppression et d’autre part comment la violence subie par les femmes noires aujourd’hui découle de l’héritage esclavagiste.

Le viol d’esclaves est un phénomène connu des chercheurs de moult disciplines mais qui a rarement été l’objet exclusif d’études. Les recherches de Feinstein innovent à ce sujet. La sociologue s’appuie sur les théories d’intersectionnalité et de racisme systémique pour révéler les dynamiques de pouvoir entourant la question du viol d’esclaves, en particulier entre hommes blancs et femmes esclaves, hommes blancs et femmes blanches, et femmes blanches et femmes esclaves. Ses sources sont variées—procès pour séparation, autobiographies, journaux intimes, actes de vente d’esclaves, témoignages d’esclaves—et permettent une appréhension globale de la réalité de l’époque. Il faut toutefois s’attarder à la provenance de ses sources pour constater que son étude porte strictement sur le sud Antebellum, alors qu’elle a de prime abord pour ambition de s’intéresser à l’entièreté de l’esclavage aux États-Unis. Une précision claire en introduction aurait bénéficié à l’ouvrage auquel il manque un cadre spatio-temporel clair.

Le livre se décline en trois parties. D’abord, l’autrice s’intéresse au rôle économique et social du viol des esclaves par des hommes blancs. Ensuite, elle se concentre sur la contribution des femmes blanches à l’oppression des femmes esclaves et à leur propre subordination. Enfin, elle étudie la violence subie par les femmes de couleur aujourd’hui. Dans la première partie, Feinstein démontre que la masculinité blanche se construit à travers les violences sexuelles qu’ils font subir aux esclaves, en particulier par le biais de ce qu’elle nomme la transmission intergénérationnelle de la masculinité blanche. Basé sur la notion de la transmission intergénérationnelle de la richesse créée par le sociologue Joe Feagin, le concept avancé par Feinstein fait référence au processus à travers lequel les parents blancs transmettent les normes du privilège blanc et masculin à leur fils, en particulier par l’exploitation des groupes qui leur sont subordonnés. Le viol d’esclaves est une composante de ce processus et sert plusieurs objectifs. D’une part, il permet aux hommes blancs d’accomplir des attentes liées à leur masculinité, comme la perte de la virginité et la dominance sexuelle. D’autre part, il préserve la pureté des femmes blanches et contribue à la vision de la sexualité des femmes noires comme débridée et lascive.

Idée particulièrement intéressante de l’ouvrage, les femmes blanches sont pensées par l’autrice en tant que « groupe intermédiaire » dans ce qu’elle nomme la hiérarchie intersectionnelle. En ce sens, elles possèdent un certain degré de privilège et de statut par rapport à certains groupes—dans ce cas-ci les esclaves—et sont subordonnées à d’autres—dans ce cas-ci les hommes blancs. Ainsi, pour Feinstein les femmes blanches jouent un rôle crucial dans la perpétration des violences sexuelles envers les esclaves. En particulier, elles contribuent à l’exploitation des femmes noires en refusant de reconnaître qu’elles subissent des violences sexuelles. La sociologue s’appuie par exemple sur des demandes de divorce pour adultère, dans lesquelles les femmes blanches se représentent comme des victimes des comportements d’un mari qui entretient une relation avec une ou des esclaves. Elles ne dépeignent jamais les esclaves dans ces situations comme des victimes de violence, mais plutôt comme des complices d’adultère. Agissant comme groupe intermédiaire dans la hiérarchie intersectionnelle, elles se peignent comme répondant aux idéaux de leur catégorie identitaire : pures et obéissantes. Employant des stratégies propres à leur groupe, elles contribuent donc à leur propre oppression tout en maintenant leur position de pouvoir sur les esclaves.

Le livre est court (environ quatre-vingt pages de contenu) et concis. L’autrice écrit de manière convaincante, avec un style clair et direct, ce qui se traduit toutefois parfois par un manque de nuances. En particulier, la démonstration du dernier chapitre est peu efficace. S’ancrant dans le présent, Feinstein s’attarde aux continuités qui persistent entre le passé esclavagiste et l’époque contemporaine. Sa proposition ne s’appuie toutefois pas sur une argumentation solide, entre autres parce qu’elle passe directement du XIXe au XXIe siècle, sans s’intéresser à la période de transition. Le manque de rigueur historique est d’ailleurs la lacune la plus importante de l’ouvrage. L’étude de Feinstein est construite comme un bloc monolithique sans évolution à travers l’espace et le temps. Aussi, son analyse manque cruellement de contexte historique. Par exemple, elle souligne au détour que les normes sur la masculinité changent en fonction du temps et de l’espace, mais ne le considère jamais réellement dans son analyse. Or le phénomène des violences sexuelles n’évolue pas en vase clôt, mais plutôt dans un contexte historique et social plus large.

En somme, l’ouvrage de Feinstein apporte une contribution appréciable à l’historiographie de l’esclavage et des violences sexuelles, malgré ses lacunes importantes. Surtout, When Rape was Legal emprunte à l’histoire en ce sens que ses sources proviennent du passé, mais aurait grandement été enrichi de méthodes historiographiques; en particulier en ce qui a trait à la contextualisation des archives employées. Toutefois, ses concepts de transmission intergénérationnelle de normes et de groupe intermédiaire peuvent se révéler fort utiles pour les analyses intersectionnelles de moult disciplines.