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« Nous ne parlerons pas de la guerre ». C’est avec cette promesse que le journal étudiant de l’Université de Montréal accueillit ses lecteurs au début de la session d’automne 1939[1]. Composés en réaction à l’imposition de la censure militaire, ces mots ainsi que l’éditorial l’accompagnant étaient inéquivoques. Le directeur du journal, conscient que l’opposition de son équipe à l’entrée en guerre du Canada contrevenait aux nouvelles mesures imposées par les censeurs, affirma que le périodique taira son opinion sur le conflit afin de se concentrer sur d’autres sujets moins controversés[2]. Plusieurs générations plus tard, ce mutisme persiste. Bien que la censure ne soit plus qu’un lointain souvenir, la participation des Québécois francophones à la Seconde Guerre mondiale demeure un sujet marginal pour la communauté universitaire du Québec[3]. Libres d’exprimer leurs pensées, les universitaires québécois refusent toujours de parler de la guerre.

Pourtant, ce silence n’est pas indicatif d’une quelconque réalité historique. Tout au contraire, il cache un héritage complexe qui résulte d’une participation mitigée, et parfois contradictoire, à un conflit lui-même incommensurable. Ces universitaires qui, à l’automne 1939, proclamaient ouvertement leur décision de ne pas discuter de la guerre possédaient des opinions fortes sur celle-ci qu’ils ne purent s’empêcher d’exprimer. Bravant la censure et reniant leur propre engagement, ils publièrent annuellement des dizaines d’articles sur les diverses facettes du conflit. Une analyse approfondie de ces derniers ainsi que de la mobilisation des étudiants et du personnel de l’Université de Montréal dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale démontre que, loin d’être muets ou apathiques, les universitaires possédaient une voix forte et passionnée qu’ils utilisèrent afin de faire valoir leurs propres perceptions de la guerre et de leurs rôles au sein de cette dernière.

Souhaitant mettre en valeur la participation longtemps oubliée de l’Université de Montréal à la Seconde Guerre mondiale, le présent article analysera celle-ci sous trois angles : la perception du conflit par les étudiants, la mobilisation des étudiants pour l’effort de guerre et la contribution de l’Université de Montréal à titre d’institution. Cette approche permettra d’étudier la nature et l’évolution du discours étudiant de manière à contextualiser les actions et les décisions prises par la communauté universitaire afin de supporter ou de s’opposer à l’effort de guerre canadien. Le tout permettra de démontrer que, malgré une vision initialement hostile au conflit et une opposition farouche de la population étudiante à toute forme de service militaire obligatoire, l’Université de Montréal et ses étudiants contribuèrent activement à la lutte armée menée par le Canada contre les forces de l’Axe.

Une historiographie restreinte

D’un point de vue historiographique, seuls deux ouvrages adressent directement la contribution globale de l’établissement lors de la Seconde Guerre mondiale. Le premier est un mémoire de maitrise non publié qui fut déposé en 1985 par Gilles Lafontaine, étudiant de l’Université de Montréal[4]. Le second est un bref article publié en 2000 au sein de la revue Forum par l’archiviste Denis Plante[5]. À ces textes, s’ajoutent deux monographies publiées en 2020 sur la contribution de l’Université de Montréal au projet Manhattan : Montréal et la bombe de Gilles Sabourin et Projet Manhattan : Montréal au coeur de la participation du Canada à la bombe atomique américaine d’Antoine Théorêt et Matthieu P. Lavallée. Malgré une publication récente encourageante, ces deux ouvrages n’offrent que peu d’informations sur la réelle mobilisation de l’Université ; les auteurs se limitant uniquement aux recherches nucléaires qui furent menées à l’insu de la quasi-totalité de la communauté universitaire montréalaise. Pour combler ces lacunes, il est possible de se tourner vers certains textes liés à l’histoire universitaire montréalaise, tels que Impatients d’être soi-même de Karine Hébert et L’Université de Montréal : la quête du savoir d’Hélène-Andrée Bizier. Toutefois, ces textes n’offrent eux-mêmes que des mentions succinctes du conflit. En d’autres mots, le milieu universitaire francophone n’a déployé que des efforts extrêmement limités afin d’étudier et de préserver la mémoire de la contribution de l’Université de Montréal à la Seconde Guerre mondiale.

La Seconde Guerre mondiale telle que perçue par Le Quartier Latin

De toutes les sources susceptibles de retranscrire la myriade d’opinions possédées par les milliers d’étudiants qui fréquentèrent l’Université de Montréal lors de la Seconde Guerre mondiale, Le Quartier Latin est la plus prometteuse. Fondé en janvier 1919, ce journal étudiant avait comme principale mission d’offrir aux étudiants de l’Université de Montréal une plateforme au sein de laquelle ils étaient libres d’exprimer leurs pensées et d’informer le public (universitaire et général) des aléas de la vie étudiante. Moins de deux années plus tard, ce périodique devint l’organe officiel de l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM) qui assuma par la suite les couts associés à sa publication[6]. Bien que financé et produit par des étudiants, Le Quartier Latin demeura pendant plusieurs années sous la supervision directe du vice-recteur de l’université. Ce dernier occupait le poste de censeur officiel du journal et devait approuver l’ensemble des articles d’un numéro avant leur publication. Ce poste fut néanmoins aboli en 1939, soit au début de la période étudiée par la présente analyse[7].

Ce relâchement de l’emprise des autorités universitaires sur le périodique ne signifie pas que les écrivains du Quartier Latin furent entièrement libres de publier leurs pensées lors de la Seconde Guerre mondiale. Dès le début du conflit, la censure militaire fut imposée à l’ensemble des médias canadiens, journaux étudiants inclus. Il devint conséquemment illégal pour Le Quartier Latin de traiter directement de certains sujets liés à la guerre. C’est en réaction à cet interdit que le journal publia, le 6 octobre 1939, l’éditorial cité au début du présent article. Réaffirmant à plusieurs reprises, et en majuscule, que le journal ne parlera pas de la guerre, l’auteur promet un « mutisme absolu » afin d’éviter que l’hebdomadaire ne souffre de l’application de la censure[8]. Le 13 octobre, l’équipe du Quartier Latin renforça ce message en publiant une première page frappée de la mention « censuré »[9]. Affublé du titre anodin de Charbonnier est maitre en sa maison, l’article supposément censuré n’était qu’une nouvelle critique du journal vis-à-vis du contrôle exercé par le gouvernement sur les médias. En réalité, le modèle de censure canadien reposait en majeure partie sur la participation volontaire des médias et fut généralement pris à la légère par l’équipe du Quartier Latin sans que celle-ci n’en subisse de réelles conséquences[10]. Quoique le journal s’abstiendra de divulguer des informations militaires stratégiques dans ses pages, la guerre s’avérera l’un de ses sujets de prédilection et les étudiants ne déployèrent pas de réels efforts afin de masquer leurs opinions sur cette dernière[11].

Dans les faits, le conflit et ses différentes facettes firent régulièrement la une du journal. Parmi les 130 numéros du Quartier Latin publiés lors de la Seconde Guerre mondiale, 48 inclurent un éditorial adressant une facette quelconque de cet affrontement armé (ex. : la nature du conflit, la chute de la France, les défis de l’après-guerre, etc.) ou ses impacts sur la société canadienne (ex. : la censure, la conscription, l’unité nationale, etc.). Positionnés stratégiquement au centre de la première page du journal, ces multiples articles sont révélateurs de l’intérêt considérable qu’accordait le journal au conflit ainsi que sa propension à le critiquer ; les 48 éditoriaux en question présentant une image exclusivement négative de la guerre. Cette attention ne fut toutefois pas constante puisque le nombre de textes publiés sur ce sujet diminua drastiquement lors des deux dernières années de la guerre. Alors que 42 des 90 numéros publiés entre octobre 1939 et avril 1943 adressent le conflit au sein de leurs éditoriaux (un ratio de 46,6 %), seul 6 des 40 publications produites entre octobre 1943 et le retour de la paix firent de même (un ratio de 15 %). Cette réduction est particulièrement dramatique lorsque l’on considère que la guerre fit les manchettes du journal 11 fois lors de l’année scolaire 1942-43 pour chuter à seulement trois éditoriaux l’année suivante[12].

Au premier coup d’oeil, un tel changement semble indiquer que la controverse et l’opposition engendrées par le conflit au sein du journal diminuèrent drastiquement à partir de 1943. Cette conclusion est supportée par l’historienne Karine Hébert. Dans son ouvrage dédié à l’étude des journaux étudiants montréalais entre 1895 et 1960, Hébert affirme que :

Avant 1943, il n’était pas rare de remettre en question le bienfondé de la guerre […] À partir de 1943, sans que l’on puisse lire un texte qui présente un portrait positif de la guerre—elle demeure étrangère au Canada français et menace toujours la jeune génération—, les étudiants semblent avoir pris conscience des enjeux soulevés par la guerre en Europe, et ils adhèrent désormais à une partie de la rhétorique de liberté et de démocratie associée au conflit, quand même ce ne serait que pour la survie du Canada français[13].

L’une des meilleures preuves de cette nouvelle appréciation du journal pour le conflit est l’apparition, en octobre 1943, d’une première chronique militaire[14]. Originalement d’une taille fort modeste, cette rubrique dédiée à la vie militaire sur le campus de l’Université de Montréal gagna rapidement en importance et demeura active jusqu’à la fin du conflit. Promouvant avec vigueur la contribution des étudiants à l’effort de guerre du Canada, ses auteurs publièrent plusieurs articles favorables au programme d’entrainement militaire offert par l’Université de Montréal. Lors de la session d’hiver 1945, la chronique amorça la production d’une série d’articles relatant les parcours d’anciens étudiants qui rejoignirent volontairement les forces armées. En l’espace de trois mois, Le Quartier Latin souligna le parcours de sept diplômés qui se distinguèrent au front et publia la photo de six d’entre eux[15]. Cette célébration de la contribution martiale d’anciens étudiants est particulièrement frappante lorsque l’on considère qu’elle prit place au sein du même journal qui refusait préalablement toute participation à la guerre.

Pour comprendre ce changement d’attitude de la population étudiante vis-à-vis de l’effort de guerre canadien, il est nécessaire de le replacer dans le contexte plus large du conflit. Alors que les premières années de la guerre furent marquées par les conquêtes des forces de l’Axe et un engagement limité des troupes canadiennes, la seconde moitié de la guerre vit les soldats canadiens et les Alliés enchainer les succès sur le champ de bataille. À partir de 1944, la victoire finale des forces alliées semblait non seulement inévitable, mais également à portée de main. Ce renversement de situation provoqua une certaine vague d’optimisme au sein de la population étudiante montréalaise[16]. Dans le premier numéro du Quartier Latin de l’année scolaire 1944–45, le recteur de l’Université de Montréal captura ce nouvel état d’esprit en affirmant que :

Alors que tant de vos amis sont sur la ligne de feu ou au camp d’entrainement, il ne vous conviendrait pas de flâner, de perdre votre temps ou de vous amuser follement. Personne ne saurait rester insensible aux évènements qui se déroulent outre-mer. La question n’est plus de savoir si nous nous y sommes engagés à tort ou à raison. La Victoire s’impose. Elle galvanise les énergies de nos soldats. Nous devons, dans notre sphère d’action, participer à leur état d’âme, à leur courage et leur générosité[17].

En d’autres mots, il devint difficile pour les étudiants et étudiantes de l’Université de Montréal de critiquer trop sévèrement l’effort de guerre canadien au moment même où plusieurs de leurs camarades contribuent activement à l’inéluctable victoire des Alliés et au retour de la paix.

Ce survol de la représentation du conflit au sein du Quartier Latin permit de démontrer que l’opinion des étudiants vis-à-vis de la guerre évolua sensiblement au fil des années. Percevant initialement le conflit comme un désastre, les étudiants en charge du journal dénoncèrent fortement et régulièrement toute tentative visant à mobiliser le pays, et, plus particulièrement, la jeunesse, pour l’effort de guerre. À partir de 1943, cette perception catégoriquement négative du conflit commença à changer. Le nombre de textes opposé à la guerre diminua et certaines voix favorables à sa poursuite apparurent. Bien qu’il serait erroné d’affirmer que les étudiants de l’Université de Montréal supportèrent activement la participation du Canada à la Seconde Guerre mondiale, il est indéniable qu’ils développèrent progressivement une plus grande tolérance et appréciation pour celle-ci.

La question de la conscription

Parmi les innombrables aspects de la Seconde Guerre mondiale traités au sein du Quartier Latin, celui qui inspira la plus grande hostilité auprès de l’équipe du journal et de la population étudiante est sans nul doute la conscription. Bien que trop jeunes pour posséder de réels souvenirs de la première crise de la conscription qui secoua le Canada lors de la Première Guerre mondiale, les étudiants de l’Université de Montréal partageaient une opinion similaire à la majorité des francophones du pays, soit une opposition inébranlable et vocale à toute tentative du gouvernement visant à imposer le service militaire obligatoire pour le service outre-mer.

Les efforts anti-conscription des universitaires montréalais débutèrent dès le début des hostilités et prirent rapidement une envergure nationale. Plus spécifiquement, ils cherchèrent à obtenir le support de leurs confrères anglophones afin de former une coalition étudiante pancanadienne contre la conscription. Pour ce faire, ils envoyèrent des délégations aux réunions convoquées à la fin de 1939 par les deux organisations étudiantes nationales dont ils étaient membres : la Fédération nationale des étudiants des universités canadiennes (FNEUC) et l’Association des étudiants canadiens (AEC)[18]. À la grande déception des délégués montréalais, les autres membres de la FNEUC choisirent de limiter les discussions aux questions purement estudiantines et rejetèrent tout débat relatif au conflit[19]. Tel que le résuma le député de l’Université Mount Allison, au Nouveau-Brunswick : « We did not waste any time in long winded discussions about questions such as Great Britain’s war policy and the like. The only matters which were discussed were the ones which directly pertained to students affairs[20] ». Le refus d’aborder la question de la conscription fut particulièrement décrié par les étudiants de l’Université de Montréal et leurs collègues de l’Université Laval qui l’interprétèrent comme une dérive autocratique de la part de la FNEUC. Quelques semaines après la tenue de ces discussions, les conseils étudiants de ces deux universités annoncèrent conjointement leur retrait de l’organisation. Identifiant le refus de la fédération à supporter la tenue d’un plébiscite étudiant sur la conscription comme la principale cause de leur départ, ils l’accusèrent officiellement d’ignorer la volonté des étudiants francophones sur la question de l’enrôlement militaire obligatoire. Ils affirmèrent également que : « les étudiants canadiens-français, comme groupe, sont carrément opposés à la conscription[21] ».

Les délégués dépêchés auprès de l’AEC trouvèrent un auditoire plus favorable à leurs positions. Adoptant une résolution contre la conscription, l’AEC organisa également une campagne d’information sur le sujet. Celle-ci incluait la tenue du plébiscite rejeté par la FNEUC ; l’organisation offrant aux universités canadiennes la possibilité de sonder leurs membres sur la question de la conscription via un questionnaire détaillé[22]. Le 15 mars 1940, Le Quartier Latin publia les premiers résultats de ce plébiscite étudiant et, comme espéré, ces derniers illustrèrent une opposition claire et nette des étudiants universitaires à une éventuelle imposition de la conscription. Seuls 35 étudiants de l’Université de Montréal votèrent « pour une forme quelconque de conscription[23] ». À ce minuscule groupe s’opposaient 900 étudiants qui rejetèrent toute forme de service militaire obligatoire[24]. Un rejet inéquivoque qui fut partagé par les étudiants de l’Université Laval et de l’Université du Manitoba qui avaient également accepté de participer au plébiscite. Les premiers offrirent un jugement encore plus tranché que celui de leur camarade montréalais : 1 158 contre et 8 en faveur. Lorsque l’on prend en considération les collèges affiliés à l’université, le ratio passe à 2673 contre et 8 en faveur. Quant aux étudiants manitobains, ils dévoilèrent un ratio de 773 contre et 277 en faveur[25].

Toutefois, il serait erroné de percevoir ces chiffres comme une preuve d’un quelconque consensus au sein de la population universitaire canadienne. Tout au contraire, la majorité des universités refusa de participer au plébiscite de l’AEC, condamna sévèrement sa prise de position sur la conscription et commença à se dissocier de l’organisation[26]. Le 7 février 1940, les étudiants de l’Université de la Colombie-Britannique votèrent afin de suspendre l’AEC au sein de leur campus « on the grounds that the national conference had brought adverse publicity to the university by its reputed anti-war atmosphere[27] ». Dans les mois qui suivirent, plusieurs autres communautés étudiantes choisirent également de rejeter l’AEC qui se retrouva dans un état d’effondrement total dès le mois de mai[28]. En seulement quelques mois, la question de la conscription avait poussé les universités francophones hors de la Fédération nationale des étudiants des universités canadiennes et les universités anglophones hors de l’Association des étudiants canadiens.

Aussi dramatique que soit cette rupture du dialogue étudiant pancanadien, elle ne constituait que le premier chapitre de la lutte menée par les étudiants de l’Université de Montréal contre la conscription. Le 22 janvier 1942, le gouvernement libéral de Mackenzie King annonça sa décision de tenir un plébiscite national sur la question de la conscription afin de se libérer de sa précédente promesse de ne pas envoyer de conscrits hors du pays[29]. Le 30 janvier, l’Association Générale des Étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM) répondit à cette annonce en prenant officiellement position, au nom des étudiants, contre « toute conscription du capital humain pour service outre-mer[30] ». Blâmant la tenue du plébiscite sur les pressions exercées par un groupe de financiers torontois favorables à la conscription, l’AGEUM encouragea les étudiants à offrir leur appui au premier ministre King afin que ce dernier soit en mesure de maintenir ses engagements[31]. Moins de deux semaines plus tard, l’AGEUM réaffirma sa prise de position en utilisant Le Quartier Latin afin de promouvoir une large assemblée contre la conscription orchestrée par la Ligue pour la Défense du Canada, une organisation récemment formée afin de combattre la conscription au Québec[32]. Cet appel à la manifestation est également supporté par l’équipe du journal qui affirme que cette manifestation « DOIT être un succès[33] ».

Les efforts du périodique pour mobiliser les étudiants en prévision du plébiscite atteignirent leur paroxysme le 20 mars 1942 lorsque le journal publia un numéro entièrement dédié à ce sujet. Bien que l’équipe du Quartier Latin affirmât vouloir aider ses lecteurs « à se former un jugement équitable, solidement établi sur des faits », le contenu de ce numéro ne laissa pas de place à la nuance[34]. Réitérant, dès la première page, l’opposition de l’AGEUM à la conscription, le périodique invita ouvertement les lecteurs à participer à une nouvelle manifestation de la jeunesse contre la conscription et à voter non au plébiscite. Dans l’ensemble, la conscription pour le service outre-mer fut présentée comme dangereuse, immorale et contraire aux intérêts du Canada ; une interprétation qui ne fut jamais remise en question au sein des huit pages du numéro[35]. De toute évidence, l’objectif de cette publication consista à mobiliser le lectorat du journal contre la conscription ; une réalité que l’équipe du Quartier Latin reconnut elle-même lorsqu’elle affirma que : « On nous pardonnera sans doute cette indiscrète ardeur avec laquelle nous voulons SAVOIR POURQUOI il faut répondre NON au plébiscite »[36].

Malheureusement pour les étudiants, les résultats du vote donnèrent raison aux partisans de la conscription. À l’exception du Québec, l’ensemble des provinces canadiennes acceptèrent de libérer le gouvernement fédéral de sa promesse[37]. Désormais libre de déployer les conscrits outre-mer, mais conscient de l’opposition catégorique des francophones, le premier ministre King repoussa leur utilisation le plus longtemps possiblement sous le prétexte que le recrutement volontaire demeurait suffisant[38]. Cependant, les importantes pertes occasionnées par les campagnes européennes combinées à une importante chute du nombre de volontaires forcèrent la main du premier ministre qui, en 1944, annonça le déploiement de 16 000 conscrits en Europe[39].

Sans surprise, cette annonce fut condamnée par Le Quartier Latin. Au sein de l’éditorial du 1er décembre, Louis-Phillipe Dupuy, un des rédacteurs du journal, synthétisa l’opposition de ses pairs au déploiement des conscrits de la manière suivante : « Même si telle est la volonté de la majorité du pays, cet acte constitue une violation de l’esprit de la Confédération et d’engagements solennels pris en 1939 et 1940 par les mêmes hommes politiques qui gouvernent aujourd’hui le pays, engagements dont ils n’ont jamais été relevés par l’une des parties au contrat[40] ». Comme plusieurs autres Canadiens français, M. Dupuy et ses collègues du Quartier Latin avaient perçu l’engagement du premier ministre à ne jamais imposer la conscription comme une promesse spécifiquement adressée aux francophones. Les Canadiens français ayant majoritairement voté contre l’utilisation des conscrits outre-mer, le plébiscite ne constituait pas, à leurs yeux, une justification valable à la rupture de cette promesse[41].

Malgré la déception engendrée par le déploiement des conscrits, le journal demeura généralement élogieux à l’endroit du gouvernement libéral et du premier ministre. Vantant « l’habileté extraordinaire de M. King comme homme politique », M. Dupuy affirma que le premier ministre parvint à retarder pendant plusieurs années l’imposition de la conscription souhaitée par un large segment de la population anglophone[42]. Percevant toujours le gouvernement libéral comme étant le plus apte à protéger les Canadiens français contre les dangers d’une possible « conscription totale et sans limites », Dupuy s’opposa à une potentielle démission des députés libéraux du Québec visant à contester la décision du premier ministre[43]. Plutôt que de proposer un renouvellement des efforts anticonscriptionnistes, il termina son éditorial en demandant à la députation canadienne : « d’avoir au moins le sens du devoir suffisant pour agir de telle sorte que notre avenir et l’avenir de notre pays ne soit pas une faillite complète[44] ». Cette attitude de résignation devant le fait accompli qu’est l’envoi des conscrits outre-mer semble indicative de celle du reste de la population étudiante. Dans les mois qui suivirent, le sujet de la conscription ne sera que sporadiquement mentionné dans le journal étudiant et Le Quartier Latin ne déploya pas de nouveaux efforts afin de mobiliser les étudiants contre la conscription[45]. Cette relative passivité est compréhensible lorsque l’on prend en considération le changement d’attitude constaté dans la précédente section ainsi que le fait que, en 1944, les étudiants étaient conscients que la guerre tirait à sa fin[46]. Loin d’accepter de plein gré la conscription, ces derniers semblent simplement avoir toléré son existence lors des quelques mois qui séparèrent l’annonce du déploiement des conscrits et la conclusion de la guerre.

Bien que les étudiants de l’Université de Montréal fussent incapables d’influencer le résultat du débat sur la conscription, il est important de reconnaitre que ces derniers y jouèrent un rôle actif. S’organisant dès le début des hostilités, les étudiants cherchèrent à collaborer avec leurs confrères canadiens dans le cadre d’une coalition étudiante nationale contre l’imposition d’une forme quelconque de service militaire obligatoire. Face à l’échec de ces tentatives, les étudiants se replièrent sur la scène québécoise et travaillèrent auprès de la Ligue de Défense du Canada dans le cadre du plébiscite de 1942. Finalement, ce n’est qu’à la suite de l’annonce du déploiement des conscrits à la fin de 1944, soit plus de cinq années après le début de leur lutte, que les étudiants abandonnèrent le combat.

Cette analyse des efforts anticonscriptionnistes déployés par les étudiants et étudiantes de l’Université de Montréal offre un aperçu de leurs capacités de contestation et de leur état d’esprit lors de la Seconde Guerre mondiale. Premièrement, il est possible de constater que la population étudiante était hautement politisée et capable d’un haut niveau de mobilisation sur les scènes locales et nationales. Organisant leurs propres manifestations tout en travaillant conjointement avec différentes organisations (étudiantes et autre), les étudiants et étudiantes de l’Université de Montréal démontrèrent une importante capacité organisationnelle ainsi qu’une volonté de jouer un rôle actif sur la scène politique. Deuxièmement, la constance et la véhémence de l’opposition des étudiants et étudiantes à la conscription démontrent que l’ouverture progressive de ces derniers à la participation canadienne au conflit, constatée dans la section précédente, possédait de claires limites. Pour les étudiants et les étudiantes de l’Université de Montréal, l’imposition par l’État d’une participation active à l’effort de guerre demeurait un non-sens, et cela, peu importe leur changement d’attitude vis-à-vis de la nécessité de la victoire alliée. Ces deux constats quant à la capacité de contestation des étudiants et leur rejet de toute participation forcée au confit devront être maintenus à l’esprit lors de la prochaine section de la présente analyse.

Le Corps-École d’Officiers Canadiens (CEOC) et l’entrainement militaire

Pour les étudiants, l’une des principales conséquences de l’adoption de la conscription par le gouvernement canadien fut l’imposition de l’entrainement militaire obligatoire[47]. Étant généralement d’âge adulte, les étudiants de l’Université de Montréal n’eurent d’autres choix que de suivre une série de formations militaires en milieu académique afin d’éviter d’être conscrits[48]. Hautement critiquée au sein du Quartier Latin, l’imposition de cet entrainement militaire constitue ironiquement l’une des plus grandes contributions des étudiants à l’effort de guerre canadien. De bon ou mauvais gré, des milliers d’étudiants seront formés sur le campus de l’Université de Montréal. Cette expérience laissa plusieurs étudiants et étudiantes amers alors que d’autres développèrent une nouvelle appréciation pour le monde militaire.

L’entrainement militaire fut introduit à l’Université de Montréal bien avant l’imposition de la conscription. À l’instar de l’Université McGill, celle-ci créa son propre Corps-École d’Officiers Canadiens (CEOC) peu de temps avant l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Inspirés des corps-écoles créés en Angleterre à la suite de la Guerre des Boers, les CEOC étaient des organismes chargés d’offrir aux étudiants universitaires canadiens la possibilité de suivre, simultanément à leurs études, une formation militaire les préparant à l’obtention d’un grade d’officier[49]. Reposant sur une base entièrement volontaire, l’entrainement offert n’engageait aucunement les étudiants à servir au sein des forces armées, mais cherchait plutôt à créer un bassin d’hommes possédant les connaissances et l’entrainement militaires nécessaires afin de servir en temps de crise[50]. Conscient de sa raison d’être, le CEOC de l’Université de Montréal amorça, dès le début de la Seconde Guerre mondiale, une campagne de recrutement sur le campus afin de convaincre la population masculine de rejoindre ses rangs[51].

L’entrainement offert par le CEOC devint rapidement inévitable pour plusieurs étudiants. À la suite de l’entrée en vigueur de la Loi sur la mobilisation des ressources nationales en 1940, les universités canadiennes se retrouvèrent confrontées à la possibilité que leurs étudiants puissent être conscrits au sein du programme de formation militaire imposé par le gouvernement canadien. Soucieux de limiter les impacts de la guerre sur le développement académique de leurs étudiants, les autorités universitaires négocièrent avec le gouvernement fédéral afin de trouver un moyen de conjuguer instruction militaire et études. Le résultat de ces négociations fut l’imposition de l’entrainement en milieu académique à l’ensemble des étudiants masculins âgés de 18 ans et plus afin de les exempter temporairement de la conscription[52]. Au minimum, les étudiants universitaires devaient compléter, au sein du CEOC de leur établissement, 110 heures d’entrainement par année. À ces heures s’ajoutaient deux semaines d’instructions militaires tenues à l’intérieur d’un camp géré par le ministère de la Défense nationale[53].

Ces nouvelles mesures menèrent à une explosion rapide de la taille et de l’envergure du CEOC de l’Université de Montréal. Possédant approximativement 425 membres tous rangs confondus lors de la session d’hiver 1940, le CEOC atteignit le seuil de 1000 hommes à l’été et estima entre 1400 et 1600 le nombre d’étudiants qu’il devra entrainer en automne[54]. Lors de l’année scolaire 1942-43, l’université créa la 14e escadrille du plan d’entrainement universitaire afin de former des pilotes pour l’armée de l’air et autorisa la création d’un programme d’entrainement pour la marine. Cette même année, le CEOC estima avoir formé environ 1800 étudiants[55]. Quoique l’ensemble des CEOC du pays connurent une croissance fulgurante lors de la Seconde Guerre mondiale, celui opérant à l’Université de Montréal se distingua rapidement par sa taille. En raison des nombreux collèges affiliés à l’université, le CEOC possédait un bassin de recrues qui dépassait largement celui des autres établissements universitaires et devint rapidement le plus important corps-école du pays. À titre indicatif, le CEOC de l’Université possédait 1761 membres à la fin de l’année 1943, comparativement à 1184 pour l’Université du Manitoba, 1176 pour l’Université de Toronto, 895 pour l’Université de la Colombie-Britannique et 978 pour l’Université McGill[56]. Bref, l’adoption de la Loi sur la mobilisation des ressources nationales transforma l’Université de Montréal en un immense terrain d’entrainement pour l’armée canadienne.

Sans surprise, l’imposition de plusieurs dizaines d’heures d’entrainement martial ne fut pas au goût de tous. Bien que la majorité des nouvelles recrues du CEOC accepta en silence la généralisation de l’entrainement militaire, certains étudiants ne purent s’empêcher d’exprimer leur frustration en public. Parmi les diverses critiques de l’entrainement militaire obligatoire retrouvées dans Le Quartier Latin, la plus cinglante fut écrite par un dénommé Pierre Martineau. Étudiant et membre involontaire du CEOC, ce dernier composa un article résumant les principaux griefs émis par ses pairs à l’endroit de l’organisation. Il accusa l’éducation militaire obligatoire de priver les étudiants d’un temps d’étude précieux, le CEOC d’offrir un entrainement de base que les gradués devront inévitablement répéter une fois dans l’armée et les médecins chargés de l’examen médical d’accepter des étudiants physiquement inaptes. Aux yeux de M. Martineau et de plusieurs autres, l’entrainement militaire était conséquemment « […] inutile pour l’armée, pour l’effort de guerre et pour l’avancement de l’individu ; nuisible aux études, à la profession, à la société[57] ».

Confrontées à de telles critiques, de rares voix se firent entendre afin de défendre la pertinence des cours offerts par le CEOC. La plus passionnée fut celle d’un dénommé C.D. qui composa plusieurs des chroniques militaires publiées dans Le Quartier Latin. Le 5 novembre 1943, il rappela aux étudiants que l’entrainement militaire obligatoire était une imposition gouvernementale et que « le CEOC s’offrait comme un intermédiaire pour permettra aux étudiants de continuer leurs études tout en satisfaisant aux règlements de la mobilisation des ressources nationales[58] ». Il souligna également que les commandants du corps-école « s’efforcèrent toujours de nuire le moins possible aux études, et démarches sur démarches, tant auprès des autorités universitaires que militaires pour concilier les exigences de chacun[59] ». Dans une autre chronique, il adressa la monotonie associée aux entrainements militaires en soutenant qu’« avec de la patience et un peu de bonne volonté il y a moyen de réduire au minimum les désavantages de l’entrainement militaire que personne d’entre nous n’a voulu mais dont nous avons tiré le meilleur parti possible[60] ». De tels arguments démontrent que même les défenseurs du CEOC reconnaissaient volontiers que l’entrainement militaire était une imposition gouvernementale non désirée par la population étudiante.

Considérant cette impopularité, il est raisonnable de se questionner quant au réel succès de ce programme d’entrainement obligatoire. Bien que leur formation auprès du CEOC offre aux diplômés de l’Université de Montréal la possibilité d’obtenir une commission d’officier au sein des forces armées canadiennes, rien n’obligeait ceux-ci à servir. La cessation des études, à la suite de l’obtention d’un diplôme ou d’un abandon, signifiait simplement que l’ancien étudiant n’était plus protégé contre la conscription[61]. À moins d’être l’un des 16 000 conscrits déployés en 1944, il était parfaitement possible pour un gradué du CEOC d’ignorer son entrainement et de demeurer au Canada jusqu’à la conclusion du conflit. Dans ce contexte, il est surprenant de constater qu’approximativement 1 200 diplômés du CEOC de l’Université de Montréal choisirent d’appliquer concrètement les connaissances et habiletés qu’ils développèrent dans le cadre de leurs formations militaires et rejoignirent volontairement les forces armées canadiennes à la suite de leurs études[62].

Également surprenant est le fait que la fin du conflit ne fut pas particulièrement néfaste pour le corps-école de l’Université de Montréal. Dans un article publié dans Le Quartier Latin du 6 novembre 1945, le conseil de l’AGEUM fit la promotion d’un plan de réforme du CEOC de l’université qu’il soumit aux quartiers généraux responsables de l’organisation. Quoique ce plan prouve la persistance de plusieurs critiques émises à l’endroit du CEOC lors de la guerre, son existence démontre également un désir de préserver, et même bonifier, cette organisation[63]. Deux semaines plus tard, on annonça que les réformes proposées furent acceptées et on encouragea les étudiants à rejoindre le CEOC, car ce dernier « offre l’opportunité d’accéder aux postes directeurs d’une institution nationale qui existe [les forces armées]. Et qui existera, ou que nous en retirions, ou que nous y adhérions[64] ». Bien qu’il soit difficile de déterminer si ces arguments furent acceptés par l’ensemble de la communauté étudiante, il est indéniable que le CEOC réussit à s’adapter au retour de la paix puisqu’il possédait toujours 264 membres en 1947. À l’époque, ce nombre plaçait le corps-école de l’Université de Montréal en seconde position sur la scène universitaire canadienne ; derrière l’Université de Toronto (360 membres), mais devant l’Université McGill et l’Université Laval (164 membres chacune)[65]. Ainsi, il est possible de constater que l’imposition de l’entrainement militaire obligatoire poussa plusieurs étudiants de l’Université de Montréal à développer un intérêt nouveau pour la sphère militaire, et cela, malgré son importante impopularité.

Contribution financière des étudiants

Une seconde forme de contribution de la population étudiante de l’Université de Montréal à l’effort de guerre canadien fut sa participation aux Emprunts de la Victoire : une série de campagnes pancanadiennes visant à financer la poursuite du conflit par l’achat d’obligations émises par le gouvernement fédéral[66]. Bien qu’il soit impossible de juger de la valeur des montants investis personnellement par les universitaires, une analyse du budget étudiant publié dans Le Quartier Latin démontre que ceux-ci supportèrent collectivement les Emprunts de la Victoire. Pour être plus précis, l’AGEUM investit 6 000 $ au sein de ces obligations gouvernementales lors de la Seconde Guerre mondiale[67].

Ces investissements débutèrent en 1942, lorsque l’AGEUM acquerra des obligations pour la somme de mille dollars. Loin de faire l’unanimité, cette décision provoqua une certaine indignation et plusieurs accusèrent l’association étudiante d’être motivée par des sentiments impérialistes. Afin de défendre la décision d’investir l’argent des étudiants auprès des Emprunts de la victoire, Florian Leroux, le président de l’AGEUM, publia un article dans Le Quartier Latin, le 13 mars, dans lequel il argua vigoureusement que celle-ci reposait uniquement sur « un principe de bonne économie[68] ». Affirmant que l’association étudiante « n’a jamais été enflammée d’un impérialisme morbide » et que son opposition à la conscription demeure inchangée, Leroux distingua l’AGEUM « des milieux dont la teinte est franchement participationniste à outrance, tant pour le capital matériel que pour le capital humain[69] ». Soucieux de prouver cette distinction, il termina son texte en rappelant aux lecteurs que l’Association générale avait préalablement versé une somme de cinquante dollars à la Ligue de Défense du Canada[70].

Le fait que l’AGEUM ait ressenti la nécessité de défendre publiquement sa contribution aux Emprunts de la victoire sous les traits d’une simple décision d’affaire dénuée de patriotisme est un excellent exemple du climat universitaire tendu engendré par la crise de la conscription. Le plébiscite du 27 avril approchant à grands pas, il n’est guère surprenant que certains étudiants interprètent négativement la décision de leur assemblée d’utiliser leur argent afin de supporter ouvertement l’effort de guerre canadien. Toutefois, la controverse engendrée par ce premier investissement de 1 000 $ ne semble pas avoir découragé l’AGEUM de poursuivre et même d’augmenter ses achats d’obligations gouvernementales liées aux Emprunts de la victoire. En 1943, 2 000 dollars supplémentaires furent investis sans que le moindre article justificatif ne soit publié dans le journal[71]. Similairement, un troisième investissement fut déclaré en 1944 pour la somme de 3 000 $ dans la plus grande indifférence[72]. Ces investissements croissants démontrent une certaine volonté des étudiants de contribuer financièrement à l’effort de guerre du pays quoiqu’il soit difficile de juger de leurs motivations. Les nouvelles contributions aux Emprunts de la Victoire étant simplement présentées aux étudiants dans le cadre du budget sans célébrations ou commentaires, il semble raisonnable d’assumer que l’AGEUM continua de catégoriser celles-ci comme des investissements d’ordre purement financiers.

Contribution financière des employés de l’Université de Montréal

Le support monétaire des employés de l’Université de Montréal vis-à-vis de l’effort de guerre canadien fut moins ambigu que celui de leurs étudiants. Les diverses campagnes de souscriptions associées aux Emprunts de la Victoire reçurent le support du recteur et virent la création d’un comité chargé de structurer les investissements consentis par les membres du personnel soit : le Comité des oeuvres sociales et patriotiques. Ce dernier encouragea, entre autres, les membres de l’établissement à autoriser le prélèvement automatique d’un montant prédéterminé de leur salaire ; le montant retiré étant alors investi dans l’achat d’obligations gouvernementales[73]. Les sommes ainsi cumulées par les employés de l’Université de Montréal furent conséquentes. À titre indicatif, la première participation collective des membres de l’établissement à une campagne des Emprunts de la Victoire leur permit de récolter 76 000 $ ; un sommet qui sera rapidement dépassé puisque les employés investirent 87 000 $ lors de la campagne suivante[74]. Ne passant pas inaperçus, ces efforts furent reconnus par le Comité des finances de guerre de la province de Québec qui, en 1943, contacta le recteur afin de féliciter le personnel de l’Université de Montréal pour sa contribution financière exemplaire. Aux dires des dirigeants de cette organisation, les montants mentionnés précédemment constituaient : « […] une nouvelle preuve de civisme éclairée qui servira d’exemple à toute notre population[75] ». Bref, il est adéquat d’affirmer que l’Université de Montréal contribua activement et massivement à la mobilisation monétaire du pays lors de la Seconde Guerre mondiale.

Le laboratoire de recherche atomique

De toutes les contributions consenties par l’Université de Montréal à l’effort de guerre, la plus obscure et indirecte fut sa participation au projet Manhattan. Celle-ci prit forme au mois de novembre 1942, lorsque le Conseil National de la Recherche identifia l’Université de Montréal comme un site propice à l’installation d’un laboratoire de recherche sur la création d’une arme nucléaire[76]. Cette décision s’expliquait par deux facteurs. Le premier était la relative isolation de l’université. Érigée sur le Mont-Royal, l’Université de Montréal offrait aux chercheurs la possibilité de mener leurs recherches à l’abri des regards indiscrets. Le second avantage reposait sur la taille du territoire occupé par l’université, celle-ci possédant suffisamment d’espace pour accueillir les installations scientifiques requises par le projet ainsi que tout potentiel projet d’expansion[77]. Le 9 décembre 1942, l’université signa un accord dans lequel elle céda 22 000 pieds carrés d’espace pour la construction de ce laboratoire. Le projet se mit rapidement en branle et le laboratoire devint opérationnel dès le 1er mars 1943[78].

Une fois le contrat signé, la participation de l’Université de Montréal à ce projet devint relativement passive. En raison de la nature sensible des recherches menées par ce laboratoire, les autorités et le personnel de l’université furent maintenus dans le noir le plus complet quant à la teneur de ces efforts scientifiques. Une potentielle contribution des professeurs de science de l’université ne fut à aucun moment envisagée et nul contact ou communication n’existaient entre les chercheurs et les membres de l’Université de Montréal[79]. C’est donc à l’insu de tous qu’une équipe de scientifiques internationaux prit possession de l’aile ouest du bâtiment principal de l’université et qu’ils y travaillèrent jusqu’à la conclusion du projet Manhattan[80].

Quoique l’Université de Montréal ne fut que l’hôte de ce laboratoire, il demeure pertinent de souligner la contribution de l’établissement à un projet d’une telle envergure. Selon l’historien Donald Howard Avery, les recherches menées par ce laboratoire furent bénéfiques pour le Canada puisqu’elles offrirent à plusieurs chimistes, ingénieurs et physiciens nucléaires canadiens un incroyable terrain d’entrainement sur lequel ils furent en mesure de collaborer avec plusieurs de leurs collègues internationaux. Également cruciales furent les expériences menées par les chercheurs de ce laboratoire sur le réacteur au plutonium à eau lourde ; une technologie qui s’avéra essentielle au développement de l’industrie nucléaire canadienne à la suite de la guerre[81]. Ainsi, l’Université de Montréal contribua, dans le plus grand des silences, à la naissance de l’ère nucléaire.

Un héritage complexe et oublié

La participation de l’Université de Montréal et de ses étudiants à l’effort de guerre canadien fut contradictoire, controversée et colossale. Opposée à plusieurs aspects de la participation canadienne au conflit, la population étudiante déploya une énergie considérable à la lutte anticonscriptionniste. Simultanément, les étudiants acceptèrent, de bon et mauvais gré, de se plier à l’imposition de l’entrainement militaire et investirent une part non négligeable de leurs fonds communs au sein d’Emprunts de la Victoire. Pour ce qui est de l’Université de Montréal à titre d’institution, elle choisit de collaborer pleinement avec les autorités gouvernementales : structurant l’enseignement militaire de ses étudiants, encourageant ses employés à investir des sommes massives auprès de l’effort de guerre et acceptant sans broncher de céder une part conséquente de son campus au gouvernement pour la complétion de mystérieuses recherches militaires. Ce contraste entre la participation mitigée, et parfois imposée, des étudiants et la collaboration enthousiaste de leur établissement d’enseignement illustre le caractère complexe et fondamentalement nuancé de la mobilisation militaire du milieu universitaire canadien-français.

Confrontées à un héritage aussi chaotique et divisif, l’Université de Montréal et la communauté académique francophone éprouvèrent certaines difficultés à honorer leur participation à la Seconde Guerre mondiale. Sur le campus, les efforts commémoratifs se limitèrent à l’installation de deux plaques. La première fut dévoilée en 1954 par la duchesse de Kent en l’honneur des anciens étudiants tombés au combat. La seconde, dévoilée en 1962 par le duc d’Édinbourg, souligne la contribution des chercheurs du laboratoire atomique au projet Manhattan[82]. Modestes et faciles à ignorer, ces deux plaques constituent de rares preuves physiques de la participation mouvementée de l’établissement à l’effort de guerre canadien.

Loin d’être unique, cette apathie n’est que l’un des nombreux exemples du désintérêt général du Québec francophone pour sa propre participation à la Seconde Guerre mondiale. Souvent réduite à la crise de la conscription et aux tensions opposant les anglophones aux francophones, celle-ci n’occupe qu’une place restreinte et généralement négative à l’intérieur de la mémoire collective des Québécois. Conforté par le désintérêt des auteurs, des cinéastes et des historiens pour le sujet, cet oubli de masse confine la Seconde Guerre mondiale au statut de non-événement historique au sein du Québec[83]. Cependant, cette perception du passé n’est pas représentative de la réalité historique. Comme démontré par le présent article, une rigoureuse opposition à la conscription et une contribution active à l’effort de guerre canadien n’étaient pas incompatibles. Tout au contraire, la participation de l’Université de Montréal à la Seconde Guerre mondiale exemplifie la profonde dualité de cette dernière, l’opposition et la collaboration de la communauté universitaire au conflit étant simultanées et indissociables. Obscurcie par plusieurs décennies de négligence académique, cette complexité inhérente à la contribution du Québec francophone à la guerre nécessite une plus grande attention de la part des historiens afin qu’une part essentielle de l’histoire collective du Québec puisse finalement échapper à l’oubli auquel elle fut condamnée.