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Désir, joie, angoisse, déception, excitation, fierté, découragement… La recherche scientifique est jalonnée par des émotions multiples. Pourtant, longtemps, elles ont été oubliées, voire volontairement masquées, au profit d’une image idéalisée de la science où objectivité rimait avec neutralité, et où toute manifestation subjective se devait d’être exclue. Si la sociologie et l’histoire des sciences ont, depuis longtemps, démontré la nature idéologique et trompeuse de ce type de représentation, rares sont les histo- rien.ne.s à s’être jusqu’alors intéressé.e.s aux émotions dans le travail scientifique, et ce malgré l’important développement, au cours des dernières années, de l’histoire des émotions comme champ historiographique à part entière. C’est pour pallier ce manque que l’historienne Françoise Waquet a décidé de se pencher sur ce que les scientifiques, les chercheur.e.s « ressentent dans l’exercice quotidien de leur activité » (p. 11). Il s’agit pour elle tant de proposer une histoire « concrète et charnelle » du savoir que de rétablir, par là même, l’« identité émotionnée » (p. 11) de ceux et celles qui le produisent. Pour ce faire, elle a divisé son étude en trois grandes parties.
Dans la première, intitulée « écologie émotionnelle », elle s’intéresse aux dimensions affectives et émotionnelles des êtres, lieux et objets qui font la science à l’époque contemporaine. Pour ce qui est des êtres, il est question de l’angoisse de la soutenance de thèse de doctorat ou d’une HDR, de la déception d’une candidature ratée, ou des émotions instillées dans les discours pour convaincre ou séduire l’auditoire. Wacquet s’interroge aussi sur les liens interpersonnels et les communautés au sein desquelles se construit le savoir, où les émotions jouent un rôle central : douloureuse situation des chercheurs sans poste permanent marquée par la précarité et l’exclusion ; relations heureuses ou tendues entre maîtres et disciples ; liens d’amitié entre chercheur.e.s. ; ou fins de carrière qui sont, selon elle, des moments privilégiés d’expression des émotions. Dans un deuxième chapitre, l’historienne s’intéresse à la dimension émotionnelle des lieux de la recherche : bibliothèques, laboratoires, terrains d’enquête ou bureaux. Dans le troisième, Waquet aborde finalement les objets de la recherche ainsi que leurs enjeux affectifs. Elle rapporte la douleur de la perte d’une bibliothèque ou de documents de travail ; elle détaille le rapport intime d’attachement qui se noue avec les cahiers de recherche et les notes de terrain, mais également l’ambiguïté de notre relation aux livres imprimés. Enfin, elle s’intéresse à l’introduction de l’informatique dans la recherche : les premières angoisses, les premières peurs, mais aussi les premiers émerveillements face à ces machines qui sont censées appuyer les chercheur.e.s, mais qui parfois les freinent.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, Waquet analyse les émotions à l’oeuvre dans le travail même de la recherche, toujours au XIXe et XXe siècles. Elle entend ainsi démystifier la figure du scientifique contemporain, montrer qu’il ou elle n’est pas un robot sans âme ni ressenti. Elle revient d’abord sur les rencontres livresques ou personnelles qui ont lancé ou transformé des carrières. Le choc que fut la lecture de La Société féodale de Bloch pour le jeune Georges Duby, ou celle de La Chine de Maspero pour l’orientaliste Bernard Frank. L’importance des cours de Braudel pour toute une génération d’historien.ne.s, tout comme ceux de Lévi-Strauss pour les anthropologues. Elle s’intéresse ensuite aux sujets de recherche et à ce qui a pu conduire les chercheur.e.s à s’y intéresser. Elle questionne les doutes, angoisses, revirements, surprises, rencontres agréables ou non, qui font la recherche, mais aussi le travail collectif qu’implique la science et qui est également source de joie ou de profondes déceptions, tant les relations avec les collègues peuvent être tout aussi amicales qu’emplies de mépris. Pour finir, Waquet étudie l’épreuve de l’écriture, du devenir auteur, depuis la discipline que s’impose celui ou celle qui écrit jusqu’à la parution qui se vit comme un accomplissement ou au contraire une déception, et ce en passant par la réception des évaluations (le peer review) et le travail sur les épreuves.
Finalement, Françoise Waquet propose, dans la troisième partie de l’ouvrage, d’étudier les mêmes grands thématiques et objets, mais à l’époque moderne. Son but est de proposer une comparaison afin de mieux apprécier les résultats précédemment mis en lumière. Elle revient d’abord sur les émotions dans la République des Lettres, montrant que là aussi « l’émotion fait l’ordinaire de la science [ou] plus exactement de ceux qui en font leur métier » (p. 246). Puis, elle s’attarde, pour préciser les liens entre les deux périodes étudiées, sur les discours qui ont été produits en vue de penser les émotions dans la science, depuis Francis Bacon jusqu’à Marcel Mauss. Elle constate ainsi un certain retour des émotions dans les publications scientifiques, les discours des savant.e.s sur leur propre pratique ou les études portant sur la fabrication des savoirs, mais tout en déplorant que la culture scientifique reste encore trop souvent, dans les laboratoires comme dans les médias, une « culture sans émotions » (p. 318).
In fine, en démontrant, sur la base d’un corpus riche et habillement traité, la prégnance et l’importance des émotions et des affects dans le travail quotidien de la recherche scientifique à l’époque moderne autant que contemporaine, Françoise Waquet ne fait pas que remplir un vide historiographique devenu béant. Elle souhaite également contribuer à une « réhumanisation du monde scientifique » (p. 321) ou du moins de l’image que l’on peut s’en faire. Car, comme elle le précise en conclusion, ne pas reconnaitre la place des émotions dans le travail des savant.e.s, c’est aussi favoriser la non-reconnaissance, par exemple, de la souffrance au travail qui sévit toujours au sein des universités, et qui semble même grandir du fait des réformes managériales importantes qu’elles ont connues au cours des dernières années, en France comme ailleurs. Mettre en lumière les émotions qui ont animé les chercheur.e.s permet de rappeler que la production du savoir, la fabrique de la connaissance n’est pas un processus mécanique, robotique, mais au contraire un domaine proprement humain dont il convient de reconnaitre et d’accepter toutes les facettes. Et ce rappel est utile pour le grand public autant que pour les scientifiques qui ont, les premiers, tendance à mettre de côté les émotions qui font pourtant leur quotidien et leur parcours. Ainsi, s’engager, en tant que chercheur.e, dans la lecture de ce livre passionnant, c’est aussi se donner l’occasion d’un moment, aussi rare que nécessaire, de réflexivité sur sa pratique, sa carrière, son cheminement. C’est une invitation à se réapproprier, à assumer et à exprimer ces émotions qui font la science, afin que le travail de la recherche conserve tout son sens, son intérêt, et surtout son humanité.