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John King Fairbank, fondateur de la sinologie américaine, est né en 1907 à Huron, dans le Dakota du Sud. Dès les premières pages de son autobiographie, China Bound: A Fifty-Year Memoir, Fairbank note qu’il a su, tout jeune, que le destin l’emporterait loin de sa région d’origine. Je ne me rappelle plus le chemin exact, assurément sinueux, qui l’a conduit jusqu’à la Chine, mais les grandes universités—Harvard et Oxford—y sont sans doute pour quelque chose. La guerre aussi.
On oublie souvent que les plus banales de nos décisions sont parfois conditionnées par la grande Histoire. Les études chinoises aux États-Unis sont le produit de la Guerre froide. Lorsque j’ai pris la décision, alors que j’étais étudiant de premier cycle à la fin des années 1970, de me spécialiser dans ce domaine, des cours élémentaires de langue, d’histoire et de politique chinoises étaient proposés, même dans les universités de second rang comme celle que je fréquentais alors. Comme Fairbank, je venais moi aussi d’un village un peu perdu des États-Unis—en l’occurrence, situé dans le Tennessee rural. À sa différence par contre, je n’ai pas eu besoin d’un coup de pouce du destin pour poursuivre mon rêve, et ce précisément parce que Fairbank et ses disciples avaient déjà préparé le terrain. Grâce à ces précurseurs, étudier la Chine ou l’Asie n’avait désormais plus rien d’une idée farfelue.
Quarante ans plus tard, le défi est encore plus facile à relever. Certes, les langues asiatiques restent difficiles à maîtriser, mais des cours de chinois sont offerts jusque dans certains CEGEPs québécois. Et, par-delà les cours, les avancées technologiques ont complètement changé la donne. Duolingo fournit gratuitement des enseignements de base en chinois, en japonais, en coréen et en vietnamien. Italki, tout comme d’autres plates-formes en ligne, permettent d’échanger avec des locuteurs natifs via Skype pour une somme modique. Quant aux dictionnaires bilingues, ils ont actuellement perdu la bataille. Je ne me rappelle même plus combien j’en ai acheté par le passé, mais je me souviens à quel point chacun vantait son approche révolutionnaire pour chercher le caractère oublié ou inconnu. Aujourd’hui, Pleco, une simple application téléchargée sur mon téléphone cellulaire, fait le travail de tous ces ouvrages pour une fraction du coût et avec une efficacité désarmante. Il va sans dire qu’il faut tout de même des années de travail acharné pour en arriver à maîtriser une langue asiatique, mais tout concourt dorénavant à favoriser cette réussite. C’est d’ailleurs sans parler des programmes d’échange, de la présence des étudiants chinois, japonais et coréens dans nos écoles, ou encore des films chinois qui se multiplient dans nos cinémas.
Ce qui demeure difficile de nos jours, c’est que nous ne savons plus quelles histoires raconter, tant sur nous-mêmes que sur l’Asie. Pendant une brève période, après la fin de la Guerre froide, le sens de l’histoire semblait clair : l’Occident l’avait emporté. Ce constat, qui paraissait si inébranlable, n’est actuellement plus si évident. La montée de la Chine, parallèlement au déclin—relatif, mais réel—des États-Unis ont redistribué les cartes du grand jeu de l’ordre mondial. Fiers du retour de la Chine parmi les grandes puissances, les intellectuels chinois écrivent une nouvelle histoire du monde contemporain se fondant sur l’idée que le modèle soviétique, tout autant que le modèle américain, ont été des échecs. Seul le « rêve chinois » saurait alors garantir l’harmonie sociale et le développement économique du monde, par l’entremise d’une « démocratie responsable ». Il s’agit certes de propagande, mais à l’ère des fake news, comment prouver que le rêve américain ne l’est pas tout autant ? Surtout quand les médias nord-américains ne font que recycler l’idée d’une Chine « totalitaire », incarnation du fameux « péril jaune ».
Pour une nouvelle génération de chercheurs, ces évolutions font naître un défi : il n’existe plus de séparation entre nous et l’Asie. Il n’est plus possible de se contenter de travailler sur la Chine, ni sur le Japon, sans travailler avec des chercheurs chinois ou japonais. Cette complicité nécessaire nous confronte aux impératifs politiques de l’autre. Toutefois, ceci n’est pas tant un problème qu’une opportunité, si ce n’est un espoir. On peut l’espérer, les chercheurs de tous bords apprendront à se désolidariser des grands récits nationaux, au profit de vérités moins grandioses—mais plus humaines et plus fédératrices. Du moins, c’est l’espoir que je nourris pour la nouvelle génération de chercheurs qui viendra me remplacer d’ici peu. Et je crois entrevoir, dans les pages qui suivent, des étincelles annonciatrices de cet avenir meilleur.
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Note biographique
Professeur d’histoire à l’Université de Montréal, il s’intéresse à l’histoire de la religion en Chine moderne et contemporaine, ainsi qu’aux milieux intellectuels de la Chine contemporaine. Il a publié plusieurs ouvrages, en tant qu’auteur ou éditeur, incluant : Falun gong and the Future of China (Oxford University Press, 2008), Making Saints in Modern China (Oxford University Press, 2016), Rethinking China’s Rise [Textes de Xu Jilin] (Cambridge University Press, 2018), Voices from the Chinese Century (Columbia University Press, 2019). Il dirige depuis 2015, en compagnie de Timothy Cheek (UBC) et Joshua Fogel (York) un projet intitulé Reading the China Dream. https://www.readingthechinadream.com/