Résumés
Résumé
Cet article étudie les différentes relations d’amitié qu’entretiennent deux jeunes hommes, dirigés spirituels de Lionel Groulx, dans le cadre du collège classique québécois au début du XXe siècle par le biais d’une analyse de journaux intimes et de correspondances. En empruntant des concepts de l’histoire des émotions, les relations amicales entretenues par Erle G. Bartlett (1886–1945) et Émile Léger (1883–1908), dirigés spirituels de Lionel Groulx (1878–1967), sont considérées comme refuges émotionnels au sein de la communauté émotionnelle stricte du Collège de Valleyfield. Ces amitiés, définies comme catholiques, servent à faire adopter aux collégiens les normes comportementales et émotionnelles prônées par l’établissement scolaire. Les jeunes hommes semblent entretenir des relations qui se différencient de celles de leurs pairs, notamment de par la place prédominante qu’y occupent le catholicisme et l’échange émotionnel. Lionel Groulx et son entourage, par la pratique de ces amitiés, expriment une masculinité alternative à celle de plus en plus virile qui se popularise au début du XXe siècle.
Abstract
Using an analysis of journals and correspondence, this article studies an array of friendships cultivated by two young men in the context of Quebec classical colleges at the beginning of the 20th century. Borrowing concepts from the history of emotions, the friendships maintained between Erle G. Bartlett (1886–1945) and Émile Léger (1883–1908) are qualified as emotional refuges in the strict emotional community of the Collège de Valleyfield. The two pupils, who have Lionel Groulx (1878–1967) as their spiritual director, use a type of friendship, described as Catholic, to adopt the behavioral and emotional norms of the educational institution. Unlike their peers, Catholic values and emotional exchanges are an important part of their relationship. The friendship observed in Lionel Groulx’s entourage shows characteristics of an alternative masculinity, different to the emergent, mainstream 20th virile masculinity.
Corps de l’article
L’amitié comme refuge émotionnel au collège classique ; le cas de deux dirigés spirituels de Lionel Groulx[1]
Frères debout !... Que sous ces plis on range
De Valleyfield le groupe jeune et fier !
Serrons nos rangs !... Ce drapeau c’est le lange
D’où sortirons des hommes nés d’hier,
Mais hommes vrais qui, croyant au Symbole,
Marcheront droit au chemin de l’Honneur !
Soyons donc fiers de notre jeune École
Et pour toujours gardons-lui notre coeur[2].
Erle G. Bartlett, 17 ans, rédige ce couplet de la Cécilienne, cantate du Collège de Valleyfield, en 1903[3]. Quelques mois plus tard, Émile Léger, 20 ans, le chante lors de la première séance du cercle Émard, regroupement académique et littéraire du Collège[4]. Pour les jeunes membres du cercle chapeauté par Lionel Groulx, cet hymne célèbre l’union des jeunes collégiens dans le catholicisme et l’amour de la patrie. Les jeunes hommes considèrent leur parcours collégial comme une expérience pédagogique, mais également sociale et émotionnelle. Elle leur permet de créer et d’explorer des liens intimes avec des camarades qui partagent les mêmes idéaux qu’eux. Pour Erle et Émile, deux dirigés spirituels de Lionel Groulx, les amitiés permettent de lutter contre l’isolement et l’environnement strict du collège, ils agissent comme refuges émotionnels. Ces relations s’expriment généralement sous la forme de l’amitié catholique : un lien élitiste, ayant une forte composante spirituelle et émotionnelle dont l’idéal est l’« union des âmes », c’est-à-dire une communauté de sentiments au contact de Dieu et de l’ami.
Les collégiens et le collège à la lumière de l’histoire des émotions
Le Collège de Valleyfield, fondé en 1893[5], est un collège classique typique du paysage québécois du début du XXe siècle. Il offre le cours classique, où les élèves sont pensionnaires, et le cours commercial à l’attention des pensionnaires et externes[6]. Le cours classique est fondé sur le Ratio Studiorum, un enseignement des humanités s’appuyant sur les mondes antiques et chrétiens[7]. Dès 1896, l’institution est affiliée à l’Université Laval, qui décerne le diplôme du baccalauréat à la fin du parcours de six ou huit ans du collégien[8]. L’Évêque de Valleyfield, Mgr Médard Émard est le supérieur du Collège depuis l’année de sa fondation jusqu’en 1909. C’est avec un groupe d’ecclésiastiques, dont une importante partie est jeune et inexpérimentée[9] qu’il veille à la surveillance et à l’éducation des collégiens. L’un de ces jeunes enseignants est Lionel Groulx (1878–1967). Le jeune ecclésiastique, qui sera ordonné en 1903, est responsable à partir de 1900 jusqu’à 1915 d’enseigner à diverses classes de collégiens[10].
Le collège, dans le cadre de cet article, est considéré comme une communauté ou un régime émotionnel. Selon William Reddy et Barbara H. Rosenwein, ces termes désignent un ensemble de normes régissant l’expression des émotions dans un cadre donné[11]. Si un individu enfreint ces normes, il subira des sanctions dont la gravité peut varier[12]. La rigidité de ces normes est variable d’une communauté à une autre et se positionne sur un spectre dont l’un des extrêmes est strict et l’autre non[13]. Les communautés émotionnelles peuvent être envisagées comme de multiples sphères qui s’entrecoupent ; c’est-à-dire que dans une même société un individu peut être appelé à modifier ses expressions émotionnelles selon l’environnement dans lequel il se trouve[14]. Les acteurs historiques modulent leurs expressions émotionnelles, influencées par des normes sociales, en fonction du lieu où ils se trouvent et leur entourage.
Au collège, les activités des jeunes hommes, autant académiques, spirituelles que de loisirs sont contrôlées et supervisées par un dispositif de surveillance panoptique[15]. Le collégien passe la majorité de son temps en silence à l’étude[16]. Il arrive très rarement que les collégiens puissent user de leur libre arbitre sans supervision. L’isolement du jeune homme au collège classique est conçu pour qu’il intériorise les règles de la virilité[17], qui comprennent évidemment des prescriptions émotionnelles, en particulier l’acquisition de qualités telles que « le détachement, la maîtrise et le contrôle des pulsions. »[18] Des sanctions, telles que des évaluations négatives du comportement ou des châtiments corporels sont employés pour s’assurer que les collégiens respectent les prescriptions comportementales du collège. L’environnement du collège est donc construit pour faire intégrer des connaissances, mais également une manière d’être, d’agir, de penser et de ressentir en tant qu’homme. Le collège, par ses règlements non négociables, par le contrôle qu’il exerce sur les activités des collégiens et surtout à cause de l’apprentissage de la virilité qu’il cautionne est un environnement émotionnellement strict.
Dans la période qui nous intéresse, de 1900 à 1905, Lionel Groulx est directeur spirituel de deux collégiens : Erle G. Bartlett (1886–1945) et Émile Léger (1883–1908). Il doit veiller à leur développement personnel et spirituel en faisant preuve de bienveillance paternelle[19]. Le directeur spirituel suggère rapidement à Émile et Erle de rédiger chacun un journal intime pour l’utiliser comme outil de direction spirituelle[20]. En effet, la lecture de l’écriture de soi du dirigé spirituel permet au directeur de mieux le sonder et de lui donner des conseils et directives plus éclairés[21]. Au cours de sa relation avec Lionel Groulx, Émile rédige un cahier entre les mois de février et mai 1902[22]. Pour sa part, Erle rédige un journal qui s’étend sur deux cahiers, de décembre 1900 à août 1903[23]. Les deux journaux, don de la fondation Lionel Groulx, ont été conservés dans les fonds d’archives « Émile Léger » et « Erle G. Bartlett » de la bibliothèque nationale du Québec[24]. D’autres journaux semblent avoir été rédigés par Erle et Émile en 1904. Des entrées provenant de ces derniers ont été découpées et se retrouvent également dans le fonds d’archives.
C’est au collège classique, parfois avec l’aide du directeur spirituel, que les jeunes hommes se forgent une identité individuelle et tentent de déterminer quelle sera leur vocation, leur destin au sortir de l’établissement d’éducation[25]. Erle et Émile seront indéniablement marqués par leur expérience religieuse au collège et le lien de direction spirituelle qui les unit à Lionel Groulx. Ils choisiront tous les deux de se diriger vers la vie ecclésiastique. Erle, après avoir obtenu son baccalauréat en 1906, devient jésuite et oeuvre dans plusieurs collèges ontariens, jusqu’à son décès en 1945[26]. Pour sa part, Émile poursuit son cheminement scolaire au Séminaire de Montréal en 1904, avant son ordination en 1907. Il décède tragiquement par noyade à Port Lewis en 1908 à l’âge de 24 ans au moment où il occupait la fonction de secrétaire particulier de l’Évêque de Valleyfield, Mgr Joseph-Médard Émard[27]. Grâce à leur lien commun avec Lionel Groulx, Erle et Émile développent une relation amicale malgré les trois années qui les séparent autant en âge qu’en cheminement académique[28]. De cette amitié émerge une correspondance, rédigée entre les années 1903 et 1908, dont 45 lettres ont été conservées dans les fonds susmentionnés[29]. Cette correspondance et ces journaux permettent de mieux comprendre l’entre-soi masculin des collèges classiques du début du XIXe siècle.
Les liens amicaux ; des relations de choix
Selon Francesco Alberoni, l’amitié est un filigrane de rencontres[30]. En effet, il s’agit d’une relation qui se bâtit, mais aussi se transforme, sous l’effet d’entrevues successives entre deux individus. Une rencontre entre amis peut avoir des impacts tant positifs que négatifs sur la relation amicale. L’amitié représente un idéal basé sur l’appréciation de la valeur de l’ami mais aussi sur la présence d’un équilibre relatif entre les deux partenaires. Cette égalité s’évalue par la confiance, le respect, l’affection désintéressée, l’équité et l’absence d’autorité qui caractérisent la relation[31]. Francesco Alberoni définit l’amitié comme une forme éthique d’amour puisque l’ami doit satisfaire un idéal moral[32]. Selon Marc Peel, le partage d’informations intimes et de sentiments ayant lieu dans la relation amicale répond à un désir de formation et de réalisation de soi[33]. Cela dit, les amitiés masculines au XXe siècle sont moins émotionnelles de par la difficulté des hommes à révéler leurs sentiments. Cette tendance est moins remarquée au XIXe siècle où les jeunes hommes parviennent à ce qui semble être une plus grande proximité émotionnelle. Selon Antony E. Rotundo, cette mutation s’explique par deux faits sociaux du début du XXe siècle : les rapprochements plus souvent permis entre jeunes hommes et femmes et la crainte de l’homosexualité qui pousse les jeunes hommes à réprimer une émotivité considérée comme féminine[34]. L’époque où vivent Émile et Erle est donc témoin de cette mutation de la sentimentalité masculine qui a un grand impact sur les relations homosociales.
Le monde collégial recèle de potentiels amis pour Erle et Émile. Les collègues de classe, avec qui les deux collégiens pratiquent des activités académiques et sportives, sont appelés camarades ou « chums ». Pour Émile et Erle, la camaraderie est le repoussoir de l’amitié : « Ai-je maintenant à déplorer les lieux communs qui servirent de points de repaire [sic] à notre conversation, comme si nous n’étions que deux camarades. »[35] Le partage de pensées et d’émotions est un des critères principaux qui permet de différencier l’ami du camarade. Toutefois, les deux collégiens semblent apprécier faire partie d’un groupe de jeunes gens et d’avoir l’opportunité de socialiser avec leurs camarades[36]. Erle décrit les jeunes hommes de son collège : « Ils ont beau dire qu’ils seraient contents de quitter le collège, etc. je pense qu’ils ne sont pas trop malheureux quand ils viennent reprendre leur place au milieu de leurs confrères. »[37] Même s’ils ne sont pas des amis proches, Erle est tout de même diverti par ses camarades puisqu’il enfreint le règlement pour leur parler. Selon lui, cela est une habitude pour la plupart des collégiens de son entourage : « je parle quelquefois après que la cloche est [sic] sonnée [,] en même temps je ne me dissipe pas plus que d’autres qui sont à côté de moi. »[38] Les « chums » sont plutôt ludus, c’est-à-dire des amis avec lesquels les collégiens développent des amitiés peu sérieuses basées sur le jeu et sur l’humour[39].
La majorité des collègues de classe d’Erle et d’Émile ne parviennent pas à franchir la frontière qui sépare le camarade de l’ami. Erle, plus jeune qu’Émile, est fortement encouragé à ne pas s’engager dans des relations qui pourraient l’inciter à adopter des comportements dépassant les cadres émotionnels qu’il doit respecter. À cet effet, le jeune homme reçoit un conseil de la part du directeur du Collège de Valleyfield : « il m’a parlé [...] en particulier de mes amis et c’est là surtout qu’il y a un changement à faire. Non pas que je vais avec de mauvais élèves, mais seulement des rustauds ou en d’autres termes des “rough” qui se sentent obligés de parler de tous leurs maîtres et leurs confrères aussi comme s’ils étaient au-dessus d’eux. »[40] L’obéissance aux prescriptions du personnel enseignant est cruciale pour le jeune homme, puisqu’il veut se diriger vers la carrière ecclésiastique[41]. En effet, ce sont ces derniers qui jugeront son tempérament et surtout son respect de la discipline pour le recommander au séminaire[42]. Il s’agit donc, pour les agents de l’institution d’enseignement, de s’assurer de la conformité du comportement d’Erle par le contrôle des relations qui pourraient l’influencer négativement. Le jeune homme est donc dissuadé d’exprimer sa virilité par des actes transgressifs et de fréquenter des camarades qui pourraient l’y inciter[43].
Les amitiés que développent Erle et Émile sont donc supervisées par le personnel enseignant, mais également par leur directeur spirituel. Cette influence crée, chez des collégiens comme Erle et Émile, une modification des pratiques amicales. En effet, leurs amitiés seront plus exclusives, c’est-à-dire qu’une partie de leurs camarades ne pourra pas y accéder (ou ne désirera pas y accéder). Le critère de jugement le plus important qui transparaît dans le discours d’Erle et d’Émile est la spiritualité, parfois peu répandue chez les collégiens de leur âge. Émile décrit ses camarades comme des « pécheurs »[44] ; selon Erle, ils se « dégradent »[45]. Émile écrit :
[Dieu] m’a inspiré un dédaigneux mépris, mais surtout de la compassion, pour ces vils gens qui ne se servent de la parole que pour cacher leurs pensées ; une admiration dont il a gardé le secret, pour ces jeunes garçons à l’oeil limpide et assuré, au visage ouvert où se reflète l’image de la franchise. Cette vertu, je l’exigerai des âmes qui voudront déposer sur mon coeur leur amour et leurs qualités[46].
Les deux collégiens tentent de devenir amis avec ceux qu’ils nomment des « âmes d’élite.[47] » Erle et Émile recherchent le contact avec des gens qui partagent les mêmes valeurs que les leurs, qui désirent être vertueux. Il se crée, dans l’esprit des collégiens, l’impression de faire partie de l’élite du collège. En effet, plusieurs jeunes hommes ne partagent pas leur conception de la foi et leur désir de bien se comporter. Dans la grille d’analyse d’Erle et d’Émile, calquée sur celle du corps enseignant, nous retrouvons une élite, désirable, opposée à une majorité ayant parfois des comportements transgressifs, indésirables, qui doit être évitée ou réformée.
Lorsque les collégiens repèrent un camarade qui semble posséder une « âme d’élite », ils tentent habituellement d’approfondir l’amitié qu’ils entretiennent avec lui par des discussions intimes. Erle écrit : « J’ai passé la récréation de 4 1/4 hrs avec Philiza. Je voulais le voir à propos d’un livre et je lui ai demandé de marcher avec moi. »[48] Émile décrit la fébrilité ressentie au contact de l’ami :
Il m’est impossible d’exprimer ce que je ressentais de plaisir en sa compagnie. En vain je me torturerais la tête, en vain je scruterais ce vaste arsenal de mots et de pensées, jamais je ne trouverais l’expression du bien que me fit cette courte visite. [...] Voilà une de ces rencontres qui font bondir le coeur de joie, et qui ne laissent à l’esprit que d’agréables souvenirs[49].
Ce sont surtout les promenades ou autres occasions de tenir des discussions à caractère privé qui permettent aux collégiens d’entrer en contact avec leurs camarades puis de développer et entretenir leurs relations amicales. Il y est possible pour le jeune homme de fuir les interactions de groupe pour approfondir l’amitié et les émotions qu’elle cause dans le cadre d’une relation privilégiée. C’est ce genre d’interactions qui permettent de créer une communauté de sentiments, un lien reposant sur le partage et la compréhension des émotions entre les collégiens[50].
La création d’une communauté de sentiments entre deux collégiens est importante puisqu’elle permet de briser l’isolement bien souvent ressenti par le jeune homme. En effet, les collégiens expriment fréquemment dans leurs journaux un sentiment de solitude qui ne peut être brisé que par l’échange amical. « Je sens se réveiller plus forte que jamais la soif d’affection et d’amitié, le besoin d’aimer qui ont fait de beaux mes jours de Syntaxe et de Méthode », écrit Erle durant sa première année de philosophie[51]. Les collégiens recherchent un ami qui pourra les comprendre et avec qui ils seront en mesure de partager leur vision du monde. Ces relations amicales ont une valeur libératrice pour les jeunes hommes puisqu’elles permettent d’exprimer des émotions qui ne sont que peu bienvenues dans les autres contextes de vie. En recevant une directive qui le désole et à laquelle il ne peut désobéir, Émile se tourne vers un ami pour obtenir du soutien :
Dans un endroit solitaire (le soir), deux amis, l’un à l’autre bien cher, marchaient dans l’attitude humble et modeste de l’orphelin qui vient de perdre son père. Je pleurais ; je comprimais mes sanglots pour ne pas rendre plus amère l’affliction de mon narcissisme[52].
En plus, le support émotionnel et l’écoute qu’offre son comparse camouflent bien souvent une critique envers le collège ou une désapprobation des pratiques de l’institution et des adultes chargés de l’encadrement. Elle permet bien souvent de tenir des propos qui pourraient sembler irrévérencieux ou critiques lorsqu’exprimés à un adulte de l’entourage[53]. Les relations ont un effet positif sur Émile et Erle, car elles leur permettent de gérer les frustrations ressenties face à l’institution scolaire grâce à l’échange émotionnel. C’est dans ce sens qu’elles sont considérées comme un refuge émotionnel.
Tous les jeunes hommes ne se valent pas aux yeux d’Erle et d’Émile. Bien qu’ils partagent le même environnement et pratiquent les mêmes activités académiques et de loisir, la plupart des collégiens n’atteignent que le statut de connaissance ou de camarade. Les camarades ne peuvent devenir amis, car ils ne désirent pas se soumettre ou ne font pas assez d’efforts pour se soumettre aux normes comportementales et morales du collège classique. Les journaux intimes d’Émile et d’Erle témoignent d’un mépris des collégiens ne partageant pas leur désir de conformisme. Les amitiés qu’entretiennent les deux dirigés spirituels de Lionel Groulx sont élitistes et ne sont accessibles qu’à peu d’étudiants. Toutefois, l’échange émotionnel au coeur de ces relations permet aux deux collégiens de trouver réconfort dans l’environnement du collège.
L’amitié catholique ; un refuge qui vise la perfection
Il est possible de présumer que la majorité des collégiens n’est que peu intéressée à pratiquer le même genre d’amitié que celles d’Émile et Erle. En effet, il s’agit d’amitiés exigeantes. Lionel Groulx semble être bien conscient du pouvoir normatif que peut avoir l’amitié, il encourage donc ses dirigés spirituels à pratiquer ce qu’ils nomment « l’amitié catholique ». Il ne s’agit pas uniquement d’y permettre le droit de regard du directeur spirituel, il faut surtout y exercer une surveillance constante de soi et de l’ami. C’est dans ce sens que les relations amicales entretenues par Erle et Émile sont des outils qui permettent l’intégration des valeurs prônées par l’institution d’enseignement et Lionel Groulx.
L’amitié catholique est orientée vers un idéal : « l’union des âmes » ou « la fusion des coeurs », une communauté de sentiments au contact de Dieu[54]. Il s’agit d’une amitié qui imite la relation entre Jésus et ses disciples et se veut semblable à l’Agape des premiers chrétiens[55]. Lionel Groulx popularise ce type d’amitié chez ses dirigés spirituels en leur proposant la lecture d’auteurs du mouvement catholique romantique de la première moitié du XIXe siècle, notamment Montalembert. Groulx recommande à Erle de bien connaître et de s’inspirer de cet homme :
Étudiez bien cette grande figure, Mon petit Erle, comme pour en reproduire chacun des traits au fond de vous-même ; auscultez les palpitations de ce noble coeur pour apprendre au vôtre à régler les siennes sur celles-là ; pénétrez enfin toujours plus avant dans cette vie, la plus belle peut-être du dernier siècle ; faites-en votre livre de chevet, avec l’ambition de faire passer si possible toute l’âme de Montalembert dans la vôtre. Ce n’est pas encore l’âme de Jésus-Christ sans doute ; mais c’en est une qu’il a amoureusement aimée. Et celle-là, vous rapprochera de Celle-ci qui doit être celle du prêtre et du jeune homme qui veut le devenir[56].
La connaissance intime de l’autre à une place de choix dans l’amitié catholique puisqu’elle permet d’atteindre l’union des âmes. Émile écrit, en décrivant sa rencontre avec un ami : « j’ai ausculté son pauvre coeur blessé, percé de traits, navré par la souffrance. »[57] Par la connaissance intime de l’autre et l’amour désintéressé, les collégiens vivent cette fusion des coeurs, principal objectif de l’amitié catholique.
Il va donc sans dire que des liens très solides peuvent voir le jour entre deux amis unis par les liens de l’amitié catholique. Cette proximité émotionnelle et psychologiquesert un but très important pour les collégiens : l’amélioration de soi-même grâce aux conseils prodigués par le compagnon[58]. « Des conseils, des admonitions, des encouragements, des prières qui visent au bien spirituel de l’ami » doivent faire partie de la relation amicale[59]. La critique de l’autre semble d’ailleurs recherchée comme en témoigne Émile :
Cher ami, n’en soyez pas étonné si je vous demande une faveur que m’inspire une lettre de Montalembert à Cornudet : «[…] C’est le devoir d’un véritable ami ; ne me passe pas un seul trait vaniteux ; avertis-moi, je t’en conjure. Plus tu me gronderas, plus je te regarderai comme mon ami : car j’espère que je sais entendre du moins vérité[60].»
Les exhortations mutuelles et la surveillance du comportement des amis servent le but des adultes qui encadrent le jeune homme[61] : modifier le comportement du collégien pour qu’il soit conforme au standard de l’homme catholique ou de l’homme de Dieu, et s’assurer qu’il ne soit pas perverti par des influences néfastes.
Les prières à l’intention de l’ami permettent de sceller l’union amicale avec Dieu. Les collégiens, en priant à l’intention de leurs amis témoignent d’une bienveillance désintéressée, gage de la vraie amitié[62]. Comme l’affirme Erle, elles permettent d’attirer les faveurs de Dieu sur le jeune homme. Elles écartent les tentations et le relâchement moral :
Que serais-je devenu si je n’avais eu des amis ? Je tremble en pensant à ceux avec qui je me serai sans doute lié. Cette année que j’ai trouvée si courte, qu’aurait-elle été sans cette amitié qui m’est si douce ? Si je me suis conservé pur, si j’ai encore l’honneur intact, je puis dire sans crainte de me tromper que c’est l’amitié chrétienne qui m’a sauvé. Au bout de seize ans pourrais-je en toute sincérité me déclarer « qualis ab incepto [Tel qu’au début] » ? Que Dieu le veuille ! Demain je demanderai à Notre-Seigneur, par une communion aussi fervente que je puisse la faire, de m’accorder ce bienfait, et non seulement mes pauvres prières, mais aussi celles de tous mes amis monteront au trône de Dieu pour implorer sa grâce pour un pauvre élève de seize ans qui fait des efforts pour se tenir dans le droit chemin[63].
Dans le cadre très strict du collège, un endroit où les jeunes hommes ne sont pas en mesure de passer de longues périodes de temps avec leurs amis, la prière et la rêverie amicale peuvent leur servir d’exutoire amical[64]. Erle récite « la dernière dizaine de chaque chapelet, “la dizaine d’amitié”. »[65] La prière pour le camarade exerce également un renforcement mutuel dans les pratiques de piété[66]. Le caractère religieux de l’amitié catholique a pour but pratique l’adoption d’un comportement conforme à celui que devrait avoir un jeune séminariste, mais elle permet également de pallier la solitude ressentie par le jeune homme dans le cadre scolaire.
L’influence des amis dans la modification du comportement est visible dans des relations amicales assimilables à des relations de mentorat. Erle et Émile entretiennent des amitiés avec des collégiens plus jeunes pour favoriser leur développement spirituel. La relation entre Erle et Émile est d’ailleurs de ce type puisqu’Émile est de trois ans l’aîné d’Erle. Les collégiens s’échangent même une promesse de fraternité au Noël 1903. Émile recopie le contenu d’une lettre adressée à Erle dans son journal :
Que l’union de nos âmes se consomme cette nuit à la table sainte. Que la fusion de nos coeurs s’effectue sous le souffle puissant de l’Ami du Tabernacle qui sera toujours l’inspirateur de nos paroles et démarches. Soyons l’un pour l’autre comme deux frères. Je te le demande : veux-tu que je sois ton frère ? Le Ciel n’a pas voulu t’en donner, mais il te fait aujourd’hui [illisible] rencontrer celui qui doit leur tenir place ; celui qui ne se laissera certainement pas vaincre en générosité, en [illisible], en affection-Voilà le don bien pauvre que je te fais[67].
Après l’échange de cette promesse, il est commun de voir une utilisation termes relevant du champ lexical de la famille dans la correspondance entre Erle et Émile. Il est probable que la relation de direction spirituelle que les deux collégiens entretiennent avec Lionel Groulx leur serve de modèle de mentorat, comme en témoigne Erle :
Quand je songe, terrible [illisible], à ce que j’aurais dû [sic] être et puis à ce que je suis, quand je vois que c’est maintenant ou jamais que la transformation doit se faire, je puis bien souhaiter une sorte de « direction de conduite », bien laïque, bien confrère, bien ami. Je crois l’avoir trouvé en toi[68].
La « direction de conduite », concept forgé par Erle, réfère à la relation de direction spirituelle qui unit les deux amis à Lionel Groulx. Les liens d’amitié entre Émile et Erle sont donc caractéristiques de certaines relations documentées dans leurs journaux intimes, c’est-à-dire des relations de mentorat entre des collégiens plus âgés et d’autres plus jeunes.
L’amitié catholique, une relation spirituelle basée sur l’union entre soi, l’ami et le Christ est celle vers laquelle tendent Erle, Émile et ceux qui sont leurs amis. En effet, celle-ci permet un perfectionnement de soi grâce aux conseils éclairés de l’ami qui a accès à l’intimité, aux pensées et aux émotions du collégien. Certaines des relations amicales entretenues par Erle et Émile sont caractérisées par une différence d’âge entre les partenaires et sont assimilables à des relations de mentorat où l’ami plus âgé guide, conseille et supervise son cadet. Il arrive même parfois que ces liens de mentorat s’approprient des termes se rapportant à l’amitié soulignant le lien durable entre les deux amis. L’amitié catholique par l’importance qu’elle accorde au perfectionnement des manières de penser et d’être pour les deux amis est également considérée comme héritière de la relation de direction spirituelle. L’amitié catholique soude un petit groupe de collégiens se percevant comme l’élite du Collège de Valleyfield. Elle permet à ces jeunes hommes de perfectionner leur comportement en vue de leur entrée au séminaire et agit comme une initiation aux rapports intercléricaux[69]. Elle repose sur l’importance accordée à l’amélioration de soi par la surveillance mutuelle et sur une lecture mystique de la relation qui pousse les collégiens à développer un certain lyrisme émotionnel.
Déviances amicales ; le danger moral de l’amitié sensible
Les amitiés que mentionnent Émile et Erle dans leurs journaux intimes ont une importante composante mystique. Les influences du romantisme du XIXe siècle et de l’ultramontanisme y sont visibles[70]. Il arrive même parfois que certaines relations amicales adoptent les codes caractéristiques des relations amoureuses. Pour Anne Vincent-Buffault, le besoin « affectif de ces jeunes éloignés de leur famille dans un univers homosocial explique cette forme d’éducation sentimentale. »[71] Toutefois, au Collège de Valleyfield, les démonstrations d’affection entre amis peuvent se révéler risquées. C’est par une stricte procédure que l’institution du collège tente d’éliminer, grâce à son personnel, certaines relations amicales. Les relations qui outrepassent certaines limites affectives, frôlant l’homoérotisme, ou qui lient un membre du personnel aux étudiants, sont réprimées sous peine d’expulsion.
Plutôt qu’une « union des âmes », les amitiés tendent parfois vers une union des corps[72]. C’est le cas d’une relation amicale apparaissant dans le journal d’Erle, ce qui permet d’étudier le processus d’endiguement de ce type de relations au Collège de Valleyfield. Le caractère sensuel de l’amitié d’Erle envers son ami Philiza[73] s’exprime dans l’entrée du 12 janvier 1902 où il décrit l’étendue de son affection :
Je m’aperçois chaque jour que j’aime Philiza beaucoup plus que je veux me l’admettre, peut-être l’aimé-je trop. Souvent je me surprends dans une espèce de rêverie où je ne me rends pas bien compte de ce à quoi je pense, mais si je m’arrête et me demande quel est l’objet de mes réflexions, la plupart du temps je trouve que c’est lui seul. Quand je dis que peut-être je l’aime trop, je me trompe, ce n’est pas cela que je veux dire, mais plutôt que mon affection pour lui a quelque chose de corporel, de matériel, de physique. (je ne puis trouver un terme qui convient.) Cela ne veut pas dire que je l’aime uniquement parce qu’il est joli. (d’après moi), où autre chose pareille, pas du tout, cent fois non ! Mais « un petit peu » de quelque chose comme ça est mêlé à mon amour fondamental, basé sur le bien et la vertu. (J’ai envie de déchirer cette feuille, car je n’ai pas pu dire du tout ce que je voulais ; cela se sent, mais ne s’exprime pas, mais je vais la laisser telle qu’écrite)[74].
La philia, dans la relation entre Erle et Philiza semble faire place à l’éros. Bien qu’avouant son attirance envers Philiza, Erle tente de camoufler ce fait en expliquant qu’il n’a pas su décrire la situation correctement et souligne le caractère vertueux de la relation. L’amitié d’Erle pour Philiza prend graduellement un caractère plus physique que spirituel, donc plus terrestre que divin[75]. De son propre aveu, Erle aime « trop » Philiza ; le collégien reconnaît le danger que l’ardeur de ses sentiments peut présenter.
Bien évidemment, le journal intime de Philiza est lu par Lionel Groulx, qui tente tout de suite d’éviter l’écueil qui menace son dirigé spirituel. Il encourage le collégien à restreindre ses contacts avec Philiza. Erle écrit :
Nous voilà dans la Semaine-Sainte et nous avons mis en force un règlement que je méditais depuis l’autre jour et que le mot qui termine la lettre de « M. Léo » (!!!!) m’a décidé à proposé [sic] à Philiza. Oui, nous ferons de cette semaine un long vendredi. Je vous laisse à imaginer si elle sera longue pour moi[76].
Cette mesure clôt la période du carême où les deux amis décident de ne pas se fréquenter le vendredi. Malgré quelques échanges de sourires complices, les collégiens tiennent bon. Ces mesures annoncent la fin de l’amitié intense entre Erle et Philiza. Le jeune homme sera mentionné à quelques endroits subséquents dans le journal intime d’Erle, mais avec un ton beaucoup plus détaché. Prenant connaissance de la relation qui devient de plus en plus sensuelle, le personnel du collège, surtout le directeur spirituel, parviennent à faire comprendre à Erle qu’il n’est pas à son avantage d’entretenir un lien qui peut être interprété comme une amitié particulière. C’est donc par le biais de suggestion de pénitences amicales, d’autoresponsabilisation et d’appels à la modération que Lionel Groulx pousse Erle à s’éloigner d’une liaison qui est dangereuse.
Il ne s’agit pas uniquement de la complicité entre Erle et Philiza que Lionel Groulx doit modérer. En effet, en 1902, le directeur spirituel est poussé à rompre sa relation avec ses dirigés spirituels[77]. Plusieurs indices poussent à croire que les initiatives de Lionel Groulx pour l’organisation de la jeunesse canadienne-française ne plaisent pas au directeur du collège. Une querelle institutionnelle entre le personnel provenant de Valleyfield et celui de Sainte-Thérèse peut également expliquer ces sanctions[78]. Toutefois, ces tensions s’accompagnent de soupçons qui pèsent sur Lionel Groulx et ses dirigés spirituels. Le jeune enseignant mentionne que circulent au collège des rumeurs « de manoeuvres que je ne veux pas nommer, parce que je ne veux pas y croire[79] » et de « soupçons injurieux pour moi. »[80] Dans une lettre envoyée à Mgr Émard, il tente de défendre sa réputation :
Monseigneur, il y a une chose à laquelle je n’ai pu apprendre à devenir indifférent : c’est l’intégrité du caractère, l’honneur d’une réputation sans tares, choses précieuses à tout homme de coeur, sacrées pour le prêtre ou pour celui qui aspire à le devenir. Comme il s’agit en outre d’un bien qui ne nous appartient pas exclusivement, mais auquel ont des droits tous ceux qui se mêlent à notre vie, j’ai appris à l’estimer, dans l’ordre des choses naturelles, plus que tout le reste. Qu’il m’ait été pénible maintenant de recevoir des attaques de ce côté, de me voir atteint dans mon caractère et jusque dans mes moeurs[81].
Les accusations d’impureté qui, à demi-mot, tombent sur Lionel Groulx sont probablement nourries par le type de pratique de relations amicales mystiques et émotionnelles que le jeune directeur de conscience établit avec ses dirigés.
Pour Émile, la condamnation de sa relation avec Lionel Groulx et l’ébruitement de l’affaire est une « infamie », un « scandale ». Dans son journal, il exprime la honte qu’il ressent durant ce moment de crise[82]. L’honneur et la moralité de Lionel Groulx et d’Émile sont en jeu dans cette affaire. La relation entre le directeur spirituel et ses dirigés est utilisée pour discréditer Lionel Groulx dans les querelles politiques et idéologiques faisant rage au collège. Émile est chagriné par la séparation avec son directeur spirituel lorsque leur relation est menacée par cette nouvelle dramatique :
Privé de toi, que vais-je devenir ? Je sens que mon sort est uni au tien. Que ferais-je pour cicatriser ces plaies saignantes ? Aurais-je à en sucer le poison que la nouvelle du 7 mars a infiltré dans ces veines ? Je suis prêt à le faire pourvu qu’au prix de ce doux sacrifice tu ne t’éloignes pas de moi[83].
Le journal d’Émile devient une source de consolation, une manière de prolonger la relation amicale interrompue[84]. Heureusement pour Émile, Lionel Groulx est autorisé à revenir au collège à l’hiver 1903. Son propre directeur spirituel, Sylvio Corbeil, dans une lettre envoyée en janvier 1903, l’avertit : « Sois diligent à bien remplir tous tes devoirs et à éviter ce que tes supérieurs te prient de ne te pas permettre, v.g. [verbi gratia ; par exemple] de ne pas recevoir d’élève à ta chambre. »[85] C’est donc dire que les relations entre Lionel Groulx et ses dirigés spirituels attirent la suspicion, peut-être par leur nature politique ou émotionnelle, et qu’il vaut mieux qu’elles aient lieu sous le regard vigilant des surveillants.
Les rapports entre collégiens sont fortement encadrés par le dispositif de surveillance et par les enseignants. En effet, il y a, dans les collèges, une phobie de l’amour entre hommes et surtout de la sexualité entre hommes[86]. Toutes les mesures sont donc prises pour éviter le développement de telles affections, d’amitiés particulières[87]. Les liens d’affection entre jeunes hommes sont parfois vus avec méfiance par les adultes les supervisant. L’amitié catholique vécue par Erle et Émile intègre ces considérations. Bien que l’échange amical entre Erle et ses pairs permette un certain rapprochement romantique, ces derniers doivent tenter de modérer leurs ardeurs. Ils adoptent, dans le cadre de l’amitié catholique, des mesures qui leur permettent d’atténuer l’affection qu’ils se portent et d’éviter le danger des amitiés particulières. Ces mesures d’acquisition de la retenue sont appliquées dans les relations entre collégiens mais également dans les liens entre membres du personnel et élèves, comme nous le voyons dans le cas de la relation entre Lionel Groulx et Émile. L’amitié catholique permet alors l’intégration d’une qualité importante au futur ecclésiastique : la modération.
L’amitié au collège ; virilité, catholicisme et émotions
Sans surprise, il ressort de l’étude des journaux intimes des deux collégiens de Valleyfield que les amitiés et les relations entre hommes sont contrôlés par les adultes qui les encadrent. D’une amitié avec des camarades « rough », basée sur la transgression, Erle est poussé vers l’amitié catholique, une amitié reposant sur des échanges émotionnels intenses et une morale chrétienne toute puissante. Pour les titulaires de relations amicales déjà bien enracinées, comme Émile et Lionel Groulx, la lutte est autre ; éviter les trop grands débordements de ces sentiments amicaux. Ces enjeux amicaux que vivent les collégiens de Valleyfield s’inscrivent dans les modifications des rapports entre hommes à l’aube du XXe siècle. En effet, des relations amicales sentimentales, plutôt caractéristiques du XIXe siècle cohabitent avec des relations de camaraderie virile à la mode du XXe siècle au sein du collège. S’inspirant des auteurs catholiques romantiques, les dirigés spirituels de Lionel Groulx et leurs amis préfèrent les relations de nature sentimentale et intellectuelle et méprisent leurs camarades qui ne partagent pas leurs idéaux.
Les sources intimes rédigées par Erle et Émile témoignent de la pratique d’une amitié élitiste cultivée entre certains collégiens de Valleyfield qui se destinent à la prêtrise. Elle est orientée vers l’amélioration de soi et l’intégration des valeurs et comportements encouragés par le personnel enseignant. Au sein de leurs relations amicales, Erle et Émile exhortent leurs amis à l’atteinte de la perfection au contact de Dieu. Ce genre d’amitié, encouragé par les lectures d’auteurs catholiques romantiques de la première moitié du XIXe siècle, permet aux collégiens de se familiariser avec la collégialité sacerdotale et les liens qui régissent les contacts entre les ecclésiastiques et séminaristes. La solidarité interâge, entretenue dans les rapports de mentorat, témoigne que les amitiés des collégiens ne sont pas toujours vécues entre pairs, mais aussi entre aînés et cadets.
Il est possible de déterminer que la perception de l’amitié catholique qu’ont les collégiens affaiblit sa capacité à être un refuge émotionnel. Les relations entre amis permettent de briser l’isolement ressenti au collège et d’exprimer une gamme d’émotions plus vaste. Toutefois, une importante fonction de l’amitié catholique est de modifier les comportements et les manières de penser à soi et à l’ami pour tenter d’atteindre un idéal de perfection. Les relations d’amitié catholiques d’Erle et d’Émile sont des refuges émotionnels qui servent également au renforcement de certaines normes comportementales très strictes. La seconde nature de ces relations a pour effet de diminuer le relâchement de soi que permet le refuge émotionnel. Somme toute, l’amitié catholique telle que vécue par Erle et Émile est un outil dans l’apprentissage de la vie d’ecclésiastique et de la vie en communauté. D’autres études de cas de jeunes hommes se dirigeant vers la prêtrise pourraient nous permettre de mieux comprendre le processus de transformation du jeune collégien vers l’ecclésiastique aux XIXe et XXe siècles.
Parties annexes
Notes
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[1]
Cet article est une version remaniée et abrégée du premier et deuxième chapitre du Mémoire de M.A. de l’auteur, Pierre Gauthier, La Bromance au temps de Lionel Groulx ; les pratiques amicales de deux dirigés spirituels de Lionel Groulx au Collège de Valleyfield (1900–1908), Mémoire de M.A. (histoire), Université de Montréal, 2018, 135 p.
-
[2]
Archives de l’Évêché de Valleyfield, fonds Séminaire de Valleyfield, Le Séminaire Saint-Thomas-D’Aquin ; fondé à Salaberry-de-Valleyfield en 1896, célèbre le cinquantenaire de sa fondation, Salaberry-de-Valleyfield, 1947, p. 189.
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[3]
Ibid., p. 188.
-
[4]
Ibid., p. 14 et Archives de l’Évêché de Valleyfield, fonds Séminaire de Valleyfield, Salaberry-de-Valleyfield, Annuaire du Collège de Valleyfield, n°9 (1904), p. 38.
-
[5]
Annuaire du Collège de Valleyfield, n°5 (1899), pp. 3–4 ; Le Séminaire Saint-Thomas-D’Aquin, p. 13.
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[6]
Annuaire du Collège de Valleyfield, n°6 (1901), p. 4.
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[7]
Claude Galarneau, Montréal, Fides, 1978, p. 165.
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[8]
Il s’agit là d’une première initiative de l’Université Laval pour assurer la cohérence des formations données par les divers collèges. Le diplôme es lettres, décerné après 6 années d’études, ne permet pas l’accès aux études universitaires, Ibid., pp. 44–45 et 148.
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[9]
Les jeunes hommes qui sont à la fois séminaristes, c’est-à-dire élèves dans un séminaire, et membres du personnel d’un collège sont assez nombreux. Ceux-ci sont généralement surveillants, mais peuvent aussi être enseignants, comme c’est le cas pour Lionel Groulx, Ollivier Hubert, « Le pensionnat comme utopie et hétérotopie, XVIIIe–XIXe siècles », dans Louise Bienvenue, Ollivier Hubert et Christine Hudon, Le collège classique pour garçons. Études historiques sur une institution québécoise disparue, Montréal, Fides, 2014, p. 154.
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[10]
Un voyage d’études en Europe éloigne Groulx du collège entre 1906 et 1909. Lionel Groulx sera ordonné prêtre le 28 juin 1903, Giselle Huot et al., dir., Lionel Groulx ; Correspondance 1894–1967. Tome 1 : Le prêtre-éducateur, 1894–1906, Montréal, Éditions Fides, 1989, pp. cxlvi–cil).
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[11]
William M. Reddy, The Navigation of Feeling: A Framework for the History of Emotions, New York, Cambridge University Press, 2001, pp. 124–126 ; Barbara H. Rosenwein, «Worrying about emotions in history», American Historical Review, vol. 107, n°3, 2002, p. 842.
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[12]
Par exemple, du commérage entre voisins jusqu’à l’agression physique sanctionnée par l’État.
-
[13]
Reddy, The Navigation of Feeling, p. 125.
-
[14]
Par exemple, des normes émotionnelles différentes régissent la vie familiale et la vie au sein d’un milieu de travail. Une personne doit modifier, transformer ses expressions émotionnelles pour naviguer entre les deux milieux.
-
[15]
« Le morcellement du temps en est bien sûr le principe qui, couplé à une répartition logique des corps dans un espace de vie segment en aires particulières d’occupation permet une surveillance efficace et théoriquement parfaite des effectifs », Hubert, « Le pensionnat comme utopie et hétérotopie », p. 152. Selon Michel Foucault, « l’effet majeur du panoptique : induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir », Michel Foucault, Surveiller et punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, p. 202. En effet, le spectre du regard du surveillant entraîne une intériorisation des règles chez les collégiens.
-
[16]
Les longues périodes d’étude en silence sont importantes dans le dispositif pédagogique du collège classique, Hubert, « Le pensionnat comme utopie et hétérotopie », pp. 164–165.
-
[17]
Louise Bienvenue et Christine Hudon, « Entre franche-camaraderie et amours socratiques : L’espace trouble et ténu des amitiés masculines dans les collèges classiques (1870–1960) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, n°4, 2004, p. 498.
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[18]
Ibid, p. 495. La hantise de la faiblesse, de l’impuissance, de l’échec est également une caractéristique de la virilité incompatible avec les effusions émotionnelles. Le jeune homme idéal doit toujours être en contrôle de la situation et de lui-même. Claudine Haroche, « Anthropologies de la virilité : la peur de l’impuissance », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et George Vigarello, Histoire de la virilité ; 3. La virilité en crise ? XXe–XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011, pp. 22–23.
-
[19]
Caroline Muller, « Le catholicisme au masculin ? Antoine Manilève, un jeune homme catholique au tournant du siècle », dans M. Brejon de Lavergnée et M. Della Sudda, Genre et christianisme. Plaidoyers pour une histoire croisée, Paris, Beauchesne, 2014, p. 9. ; Amélie Deschênes, Intimité et individualité au pensionnat : la pratique du journal intime de Léandre-Coyteux Prévost 1869–1870, Mémoire de M. A. (histoire), Université de Montréal, 2007, pp. 40–41, 55, 76–77 et 97–99.
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[20]
Voir l’introduction des deux journaux : Bartlett, Journal, vol. 1, p. 1. ; Léger, Journal, p. 2. À propos du rôle du journal dans la direction spirituelle : Caroline Muller, La direction de conscience au XIXe siècle (France, 1850–1914) Contribution à l’histoire du genre et du fait religieux., thèse de Ph. D (histoire), Université Lumière Lyon 2, 2017, p. 411.
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[21]
Ibid., p. 21.
-
[22]
Bibliothèque et Archives nationales du Québec (ci-après BAnQ), CLG43, fonds Émile Léger, Émile Léger, Journal, 1902–1904.
-
[23]
BAnQ, CLG49, Fonds Erle G. Bartlett, Erle G. Bartlett, Journal, 1900–1904.
-
[24]
Fondation Lionel Groulx, « Liste des fonds d’archives » [en ligne], https://www.fondationlionelgroulx.org/Listes-des-fonds-d-archives.html, (page consultée le 19 janvier 2019).
-
[25]
Deschênes, Intimité et individualité, pp. 123–124 ; Hubert, « Le pensionnat comme utopie et hétérotopie », p. 175.
-
[26]
Le Séminaire Saint-Thomas-D’Aquin, p. 44 ; Huot, et al., dir., Lionel Groulx ; Correspondance, pp. 729–730 ; Yvan Lamonde, Je me souviens ; La littérature personelle au Québec (1860–1980), Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1983, p. 50.
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[27]
Huot, et al., dir., Lionel Groulx ; Correspondance, p. 751 ; Le Séminaire Saint-Thomas-D’Aquin, p. 50.
-
[28]
On permet toutefois à Erle de passer-outre sa classe de Belles-Lettres en 1903. À partir de ce moment, Erle n’est donc que deux classes en deçà d’Émile. Bartlett, Journal, vol. 1, p. 136 ; vol. 2, p. 3.
-
[29]
Il s’agit de 19 lettres écrites par Émile (BAnQ, CLG49, Fonds Erle G. Bartlett, Émile Léger) et 26 lettres écrites par Erle (BAnQ, CLG43, fonds Émile Léger, Erle G. Bartlett).
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[30]
Francesco Alberoni, Friendship, Leiden/Boston, Brill, 2016 [1984], p. 8.
-
[31]
Ibid., p. 127.
-
[32]
Ibid., p. 33.
-
[33]
Mark Peel, « New World of Friendship: The Early Twentieth Century », dans Barabara Caine, dir., Friendship; A History, London & Oakville, Equinox, 2009, p. 281.
-
[34]
Anthony E. Rotundo, « Romantic Friendship: Male Intimacy and Middle Class Youth in the Northern United States; 1800–1900 », Journal of Social History, vol. 1, n°23, 1989, p. 11.
-
[35]
Léger, Journal, p. 3. Erle exprime le même genre d’idées : « J’ai semblé, au contraire, peut-être par mes froideurs, mes maussaderies, ou mes taquineries et mes méchancetés, être devenu un “chum” ou un indifférent », Erle G. Bartlett, Lettre à Émile Léger, 15 décembre 1904. BAnQ, CLG43, fonds Émile Léger, Erle G. Bartlett.
-
[36]
Les sports d’équipe, occasions de socialisation sont d’ailleurs très prisés par Erle. Bartlett, Journal, vol. 1, pp. 41–42 et 135.
-
[37]
Bartlett, Journal, vol. 1, p. 7. Erle exprime le même sentiment lorsqu’un incident retarde sa rentrée au collège : « C’est ennuyant de penser que tous les autres sont là, au collège, à revoir leurs maîtres, leurs amis, à se donner la main, et tout cela, tandis que moi, je suis ici à m’ennuyer à la mort », Ibid., pp. 55–56.
-
[38]
Ibid., pp. 14–15.
-
[39]
Heater Devere, « Editorial comment: The many meanings of friendship », AMITY: The Journal of Friendship Studies, 2014, vol. 2, n° 1, p. 2.
-
[40]
Bartlett, Journal, vol. 1, pp. 19–21.
-
[41]
Il écrit : « Il faut absolument me corriger, car on est dans la vie plus tard ce qu’on a été jeune et je ne voudrais pas avoir ce défaut-là dans les conditions où j’espère arriver avec la grâce de Dieu[,] c’est-à-dire dans le Saint-Sacerdoce ». Bartlett, Journal, vol. 1, p. 12.
-
[42]
Selon Peel, les amitiés du collégien sont supervisées par le personnel enseignant, puisque les mauvaises amitiés peuvent mettre son développement et sa moralité en péril. Le pédagogue est donc tenu d’évaluer et de contrôler les fréquentations des jeunes hommes, Mark Peel, « New World of Friendship », p. 297.
-
[43]
Les comportements décrits par Erle sont semblables à ceux décrits par Christine Hudon et Louise Bienvenue : « la transgression au code disciplinaire nous a semblé revêtir en effet, en certaines circonstances, un véritable rôle de « restauration » de l’identité masculine menacée par une pédagogie collégienne insistant sur la chasteté, l’ascétisme et la soumission—autant de vertus généralement associées à l’univers féminin dans la société de l’époque. », Louise Bienvenue et Christine Hudon, « “Pour devenir homme, tu transgresseras…” Quelques enjeux de la socialisation masculine dans les collèges classiques québécois (1880–1939) », Canadian Historical Review, vol. 86, n°3, 2005, p. 500.
-
[44]
Léger, Journal, p. 8.
-
[45]
Bartlett, Journal, vol. 1, pp. 60–61.
-
[46]
Léger, Journal, p. 28. De la même manière, il s’exclame, en rencontrant un jeune collégien : « Que j’aime ce reflet de la franchise qui s’imprime sur son visage ! Ce doit être une âme ! », Ibid., p. 16.
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[47]
Un exemple d’âme d’élite est Gérard Raymond, dont le journal intime, remanié avant sa publication, témoigne de l’humilité, d’un combat contre soi et ses besoins et d’un souci d’excellence, Bienvenue et Hudon, « “Pour devenir homme, tu transgresseras…” », pp. 498–495 ; Donald L. Boisvert, « Piety, Purity and Pain: Gérard Raymond and the Ideal of French Canadian Catholic Manhood », Historical Studies, vol. 76, 2010, pp. 27–44.
-
[48]
Bartlett, Journal, vol. 2, p. 41. De la même manière, Émile décrit une rencontre avec Erle : « À la récréation de 3hrs, Erle vint, et à mon suprême bonheur, voulu marcher avec moi », Léger, Journal, p. 6.
-
[49]
Ibid., pp. 19–20.
-
[50]
Juliette Carré, « Une amitié adolescente au début du XXe siècle : la correspondance entre Jacques Rivière et Alain Fournier » dans Maurice Daumas, dir., L’amitié dans les écrits du for privé et les correspondances, de la fin du Moyen Âge à 1914, Pau, Presses de l’Université de Pau et des pays de l’Adour, 2014, p. 303.
-
[51]
Bartlett, Journal, fragment « 10/5/04 ». Amélie Deschênes souligne également le sentiment persistant de solitude qui affecte les collégiens, Deschênes, Intimité et individualité, pp. 87–95.
-
[52]
Léger, Journal, p. 23. Cet échange émotionnel peut également se faire à la lecture de la correspondance ou du journal de l’ami : « hier soir, pendant deux heures et quart, j’ai conversé avec toi ; [...] la onzième heure de la nuit m’a trouvé encore debout, accoudé sur mon bureau, près de la lampe, songeant à tes embarras, à tes joies ; les partageant avec toi et pleurant sur les pages pleines d’amour et d’enthousiasme de ton journal », Ibid., p. 10.
-
[53]
On retrouve dans la correspondance échangée entre Erle et Émile certaines blagues sur le Collège de Valleyfield par exemple : « je vais remplir cette page-ci et le revers avant de reprendre [la tâche].—Raisonnement logique—“partant”, “donc” ou “par conséquent”, il [illisible] que je t’aime plus que l’Histoire du Canada, “donc” il faudrait plus de seize pages pour te le dire “par conséquent” je suis inconséquent et j’ai [illisible] trop court pour faire un philosophe. Plutôt moi, je suis fou d’écrire des histoires “cocasses” [...] de ce genre » (Erle G. Bartlett, Lettre à Émile Léger, 3 juin 1904, BAnQ, CLG43, fonds Émile Léger, Erle G. Bartlett. Souligné dans l’original.) ou « la Jérusalem céleste qu’est mon cher Valleyfield. », (Erle G. Bartlett, Lettre à Émile Léger, 30 juin 1904, Ibid.).
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[54]
« Cette expression désigne, dans le lexique de la mystique, un état d’intimité très profond du croyant et de Dieu. », Muller, La direction de conscience au XIXe siècle, p. 76.
-
[55]
« Agape has been interpreted as selfless unconditional love, and was used to describe the friendship between man and his god, a triangulated relationship that also made possible virtuous friendships between men », Devere, « Editorial comment: The many meanings of friendship », p. 1. Voir aussi : Maurice Daumas, « Présentation » dans Maurice Daumas, dir., L’amitié dans les écrits du for privé et les correspondances, de la fin du Moyen Âge à 1914, Pau, Presses de l’Université de Pau et des pays de l’Adour, 2014, p. 13. ; G. Vanseenberghe, « Amitié », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique : doctrine et histoire, vol. 1, 1932, p. 517.
-
[56]
Lionel Groulx, Lettre à Erle G. Bartlett, 1er septembre 1901, dans Lionel Groulx, Lionel Groulx ; Correspondance 1894–1967. Tome 1 : Le prêtre-éducateur, 1894–1906, Giselle Huot et al., dir., Montréal, Éditions Fides, 1989, vol. 1, pp. 167–168.
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[57]
Léger, Journal, p. 14.
-
[58]
Il peut s’agir d’un transfert de la pratique de la confession au sein des amitiés, selon Anne Vincent-Buffault, Anne Vincent-Buffault, « Les amitiés de jeunesse dans les institutions éducatives et l’invention de l’adolescence du XVIIIe à l’aube du XXe siècle », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, n°55, vol. 1, 2004, p. 81.
-
[59]
Vanseenberghe, « Amitié », p. 517.
-
[60]
Léger, Journal, p. 40. Il s’agit d’une citation d’une lettre de Montalembert à Cornudet, « Charles de Montalembert, Lettre à Léon Cornudet, juin 1827 », dans Charles de Montalembert et Léon Cornudet, Lettres à un ami de Collège ; 1837–1830, Michel Cornudet, dir., Paris, Victor Lecoffre, 1884, p. 11. Dans le journal d’Erle : « Il m’a donné des preuves irréfutables de son amitié et voici comment : chaque fois que je fais une sottise, s’il la remarque, il est certain de m’en parler, quelquefois devant tout le monde dans des termes plus ou moins flatteurs ce qui ne me plaît toujours à l’instant, mais je lui en sais gré après », Bartlett., Journal, vol. 1, p. 118. À ce sujet : Gabrielle Houbre, « Prémices d’une éducation sentimentale : l’intimité masculine dans les collèges (1815–1848). », Romantisme, n°68, 1990, p. 14.
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[61]
Anne Vincent-Bufault écrit : « Le ton lyrique et sentimental des déclarations d’amitié s’accompagne d’un idéal mystique de fusion des âmes et d’effusion des coeurs. Il existe, dans la pastorale, une valorisation des amitiés entre bons jeunes gens propres à dissiper le flou, les désirs et les mauvaises pensées par les vertus de l’exhortation mystique de l’amitié », Anne Vincent-Buffault, Une histoire de l’amitié, Montrouge, Bayard, 2010, p. 184. Voir également : Vanseenberghe, « Amitié », p. 517.
-
[62]
« Demain, premier vendredi du mois, j’honorerai le Sacré-Coeur, le matin, je serai convive au festin de la vie, j’aurai à mes côtés mon très cher Lionel. Nous prierons l’un pour l’autre. Là ne s’arrêtera pas notre générosité et nos ferventes suppliques seront pour tous ceux qui nous sont particulièrement chers. Mais ces noms que je dirai au Coeur sacré ne lui sont pas inconnus et mon offrande matinale toujours les renferme, tant il est vrai que l’idée de ce qu’on aime nous suit partout. » (Léger, Journal, p. 18). Voir aussi : Bartlett, Journal, vol. 2, p. 20.
-
[63]
Ibid., pp. 19–20.
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[64]
Ces réflexions amicales s’expriment aussi dans l’observation des amis en classe : « Je viens de regarder Aldéric et il “rêve” à ne pas s’y tromper ; il a un livre ouvert devant lui, mais il ne le regarde pas ; ses yeux sont fixés sur le coin de son pupitre et pas un muscle ne bouge. À quoi pense-t-il ? Philiza, lui, travaille dans son coin et aucune influence extérieure ne le dérange », Bartlett, Journal, vol. 1, p. 21.
-
[65]
Ibid., vol. 2, p. 12.
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[66]
Émile écrit : « Tu as pu deviner la tentation qui se présente tous les jours à mon coeur depuis le jour ou je tranchai la question de ma décision. je précise [illisible] : c’est aux heures du soir que j’ai la pensée de jeter aux orties mon [illisible] et mes idées ecclésiastiques. Sans doute que ce sont les heures ou [sic] le diable fait sa tournée. Je l’ai toujours écarté en pensant à toi, ou à notre petit Émile [na : il ne s’agit pas d’Émile Léger] dont je voudrais faire un prêtre, Avec vous, je suis en sureté. Vous êtes ma sauvegarde à ces heures de danger. Je m’endors avec vous et suis surpris le matin de ne pas vous trouver à côté de moi. Ce que j’aimerais pourtant. », Émile Léger, Lettre à Erle G. Bartlett, 16 août 1904, BAnQ, CLG43, fonds Émile Léger, Erle G. Bartlett. Sur le sujet, en dehors du monde collégial : Shelby M. Balik, « “Dear Christian Friends”: Charity Bryant, Sylvia Drake, and the Making of a Spiritual Network », Journal of Social History, vol. 50, n°4, 2017, pp. 630–654.
-
[67]
Léger, Journal, p. 45.
-
[68]
Erle G. Bartlett, Lettre à Émile Léger, 26 décembre 1903, BAnQ, CLG43, fonds Émile Léger, Erle G. Bartlett. Souligné dans l’original.
-
[69]
Muller définit les sociabilités cléricales : « Ce sont des espaces homosociaux : des sociétés sacerdotales, dont la création a été pensée pour lutter contre la solitude des prêtres, ou encore des conférences ecclésiastiques, qui rassemblent tous les prêtres d’un évêché pour un temps de réflexion collective. », Muller, La direction de conscience au XIXe siècle, p. 100.
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[70]
Louise Bienvenue et Christine Hudon témoignent également de ce phénomène dans les collèges classiques, Bienvenue et Hudon, « Entre franche-camaraderie et amours socratiques », p. 494.
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[71]
Vincent-Buffault, « Les amitiés de jeunesse dans les institutions éducatives », p. 173.
-
[72]
« L’amour tend en définitive à l’union physique des corps, tandis que l’amitié tend à la fusion toute spirituelle des âmes », Vanseenberghe, « Amitié », p. 518.
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[73]
Philiza Perras (1886–1968), originaire de Saint-Isidore-de-Laprairie, ordonné à Ottawa en 1913, Huot, et al., dir., Lionel Groulx ; Correspondance, vol. 1, p. 753.
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[74]
Bartlett, Journal, vol. 1, pp. 113–114. Souligné dans le texte original.
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[75]
« Aimer ses amis en Dieu c’est les aimer à cause de ce qu’on voit en eux de divin, les aimer spirituellement, sans que le corps et les sens soient mêlés en rien à ce sentiment, les aimer enfin en vue de Dieu, pour les rendre meilleurs et les rapprocher de leur fin », Vanseenberghe, « Amitié », p. 516.
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[76]
Bartlett, Journal, vol. 2, p. 9. Souligné dans l’original. Selon Giselle Huot et al., éditeurs de la correspondance de Lionel Groulx, M. Léo est un nom codé référant à Lionel Groulx. (Huot et al., dir., Lionel Groulx ; Correspondance, vol. 1, p. 192, n. 1.
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[77]
Léger, Journal, pp. 6–7.
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[78]
Charles-Philippe Courtois, Lionel Groulx ; Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec, Montréal, Les éditions de l’homme, 2017, pp. 75–78.
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[79]
Lionel Groulx, Lettre à Sylvio Corbeil, 18 avril 1902, dans Lionel Groulx, Lionel Groulx ; Correspondance 1894–1967. Tome 1 : Le prêtre-éducateur, 1894–1906, Giselle Huot, et al., dir., Montréal, Éditions Fides, 1989, vol. 1, p. 201.
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[80]
Lionel Groulx, Lettre à Médard Émard, 16 octobre 1902, dans Ibid., p. 291.
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[81]
Ibid.
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[82]
« lorsqu’on vient, pendant l’étude d’hier après-midi, m’avertir que M. le Préfet de discipline me mandait à sa chambre, je ne pus contenir une sorte de tremblement nerveux. J’arrive au tribunal de l’Inquisition, pâle, les mains de glace, sentant mes jambes plier sous moi. Je gardais toutefois bonne contenance. Il m’interrogea succinctement et je lui dis tout avec franchise-j’avouai tout-pour n’en recevoir qu’un cinq [mauvaise note de conduite]. Dans mon âme je remercierai Dieu d’avoir extirpé de mon coeur les profondes racines du mensonge dont l’esprit des ténêbres m’avait autrefois doté. Je sortis de la chambre content. J’y retournerai ce matin. Cette fois il me fit bien gros ma faute et le scandale dont j’étais la cause. Il protesta de son regret d’avoir à sévir aussi sévèrement contre un élève qui avait toujours eu à coeur de bien se conduire. Le pauvre homme devait être sincère : son attitude embarrassée le prouvait. Son devoir, il l’a fait, les évènements le prouvent. D’un autre côté, j’avais soif de l’immolation. J’étais aussi criminel que Erle et je désirais souffrir avec lui. Oh ! Il est beau d’être en butte aux contradictions dans une oeuvre aussi admirable que la nôtre. Il n’y a qu’une amitié noble et sainte qui peut engendrer la résignation chrétienne dans l’adversité. Nous revendiquons le mérite de la résignation, parce que nous avons tout offert en holocauste à Dieu. -Pour moi, je dois m’éloigner du foyer du chaste amour ; je renonce aux [illisible] qui faisant le charme de mes tristes instants ; je ne prendrai que le temps de baiser la main de mon ami quand je lui porterai sa malle. -Seul, notre journal survit à tant de désastres, à lui échoit la lourde tâche de bien traduire tous mes sentiments à l’égard de celui qui se dévoue pour moi. -Nous nous aimerons toujours ; et ces épreuves, loin de disjoindre ce que Dieu veut uni, ne (feront) rendront que plus solide l’alliance des coeurs bons et beaux », Léger, Journal, p. 31.
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[83]
Ibid., pp. 14–15.
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[84]
Lionel Groulx est mentionné dans le tiers des entrées et les références à l’enseignant sont deux fois plus nombreuses que celles à tous les autres amis réunis.
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[85]
Sylvio Corbeil, Lettre à Lionel Groulx, 4 janvier 1903, dans Groulx, Lionel Groulx ; Correspondance, vol. 1, p. 321, n. 1.
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[86]
Une amitié de ce genre, qui unit de manière fusionnelle deux personnes, est définie par G. Vansteenberghe comme un « obstacle à la vie commune parce qu’elle n’unit deux personnes qu’en les arrachant l’une ou l’autre, ou toutes deux, au groupe auquel elles sont liées par des devoirs supérieurs », Vanseenberghe, « Amitié », pp. 510–12. Les amitiés particulières menacent l’équilibre de la vie en communauté dans le collège ou dans le séminaire catholique.
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[87]
« La crainte d’une érotisation des relations amicales à l’âge de l’éveil sensoriel incite les éducateurs à prohiber et à condamner les complicités par trop étroites et les démonstrations d’affectivité entre élèves. La tendresse, la poésie, les sentiments exaltés de certaines lettres intimes contrastent avec la prudence, la réserve, le détachement, la contention sexuelle qu’impose l’enseignement religieux et moral et expriment une tension entre des valeurs concurrentes », Bienvenue et Hudon, « Entre franche-camaraderie et amours socratiques », p. 506.