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Cinquième livre de Janet Polasky, qui occupe un poste de professeure d’histoire et d’études féministes à l’Université du New Hampshire depuis 1981, Revolutions without Borders s’inscrit dans une longue tradition historiographique selon laquelle la propagation de l’idéologie libérale aurait catalysé la vague révolutionnaire du dernier quart du XVIIIe siècle en Amérique et en Europe. Une tradition que l’on peut sans difficulté faire remonter jusqu’à l’ouvrage séminal de l’atlanticisme, The Age of Democratic Revolutions de R. R. Palmer (1959-1964), mais que Polasky parvient à renouveler en faisant appel à quantité de sources inédites en anglais, d’acteurs méconnus et d’épisodes révolutionnaires oubliés parce que restés sans lendemain.
La qualité principale de l’ouvrage réside d’ailleurs dans ce portrait large que Polasky trace du mouvement révolutionnaire transatlantique. Si les liens entre les trois « grandes » révolutions américaine, française et haïtienne ont été, et sont toujours, amplement étudiés par les historiens, Polasky enrichit la texture de l’époque en adjoignant à ces révolutions réussies de multiples tentatives plus ou moins éphémères menées des Caraïbes jusqu’en Pologne, en Écosse et en Sierra Leone, en passant par Genève, la Belgique et les Pays-Bas. Ensemble, ces événements entraînent la formation d’une toile transnationale de « révolutionnaires itinérants », exilés de leurs patries après l’échec d’une révolution avortée ou attirés ailleurs par la perspective de participer à un changement de régime, qui diffusent leurs idées au fil de leurs voyages et de leurs écrits. Pour Polasky, la montée du nationalisme et de la violence, en entraînant un raidissement des frontières, finira par immobiliser ces migrants et par marginaliser leur vision transnationale.
Les huit premiers chapitres de Revolutions without Borders obéissent essentiellement à la même logique structurelle : Polasky choisit un type de document (carnets de voyage, pamphlets, journaux périodiques, correspondance personnelle, etc.) et trace un portrait de la circulation et de l’influence de ces documents et de leurs auteurs. Au premier contact, ce mécanisme suscite une impression d’artificialité qui invite le scepticisme : pourquoi, par exemple, séparer les pamphlets et les périodiques ? L’astuce de Polasky révèle cependant sa valeur lorsque le choix de s’attarder sur une catégorie textuelle permet d’explorer un sujet qui s’éloigne des grands événements politiques. En particulier : l’étonnant chapitre 6, dans lequel cinq romancières appliquent les idées révolutionnaires à une reformulation de la nature de la domesticité, permet d’approcher l’idéologie sous un angle distinctif, d’une manière qui aurait été impraticable autrement.
Les révolutions atlantiques constituant un champ de recherche fréquemment labouré, l’action de personnages bien connus des historiens, notamment Jacques Pierre Brissot, Thomas Paine, Toussaint L’Ouverture et Olaudah Equiano, occupe sans surprise une place de choix dans la trame narrative tissée par l’ouvrage. La richesse de la documentation de Polasky lui permet cependant de dépasser ces lieux communs en établissant l’importance des rôles joués par des acteurs aujourd’hui méconnus parce que leurs efforts révolutionnaires ont échoué, notamment des femmes et des hommes de couleur. La nature multilingue du corpus de Polasky, qui invoque notamment quantité d’ouvrages publiés en néerlandais et des journaux polonais, lui permet aussi de démontrer comment l’intertextualité a favorisé la propagation des idées révolutionnaires grâce à la traduction, à l’incorporation, à l’impression de répliques et de réponses.
Le neuvième et dernier chapitre, qui tente de clore le moment révolutionnaire transnationaliste en invoquant la fermeture des frontières et l’essoufflement des révolutionnaires itinérants, laisse cependant le lecteur perplexe. Polasky affirme notamment que « le nationalisme a marginalisé plusieurs de ces itinérants qui avaient incorporé des idées et des idéaux de multiples nations et cultures » (p. 273, traduction libre). Bien qu’il s’applique sans doute à la majorité des personnages mentionnés dans le livre, cet argument semble tout de même curieux puisque Revolutions without Borders s’achève en 1804, soit avant les révolutions latino-américaines dans lesquelles les interventions d’aventuriers venus de partout et le rôle joué par l’appui de certains dirigeants haïtiens sont bien documentés. Autre faiblesse : le choix de couvrir autant de terrain force Polasky à parcourir de façon quelque peu superficielle des sujets explorés de manière plus convaincante, ces dernières années, par Laurent Dubois (Guadeloupe), Maya Jasanoff (Loyalistes en Sierra Leone) ou Carolyn Fick (Haïti).
Néanmoins, Revolutions without Borders est un ouvrage extrêmement satisfaisant par son érudition et par la qualité de sa rédaction, accessible à tous les publics. Sans clore le débat sur les origines des révolutions atlantiques—les causes économiques profondes ou conjoncturelles ayant notamment été évoquées à maintes reprises, et de manière au moins aussi convaincante que l’idéologie, pour expliquer cette période de troubles—Polasky lui apporte ici une contribution significative. Revolutions without Borders est promis à une fructueuse carrière, tant dans les programmes universitaires des trois cycles que dans l’historiographie.