Résumés
Résumé
La problématique résumée dans le titre de cet article trouve sa pleine démonstration dans les éléments socio-historiques que nous développons plus bas. Les cas de Pierre-Jean de Béranger et du peuple de France dans les bouleversements que vécut le pays entre 1789 et 1830 offrent un terrain d’observation suffisamment important pour tirer une synthèse claire des processus d’évolution du système, et de ses effets directs et indirects sur les habitus de la collectivité.
Cet article abordera d’abord le fait chansonnier avant sa transformation et son instrumentalisation par le poète ; il développera ensuite les éléments constitutifs, quantitatifs et qualitatifs permettant de vérifier et d’accompagner notre hypothèse ; il synthétisera en enfin la pluralité des fonctions et des missions de la chanson politique, ouvrant des voies de réflexion sur les phénomènes musicaux contemporains.
Corps de l’article
De la bluette à la satire (1715–1812) : Contextes et antériorité
Chanson : Petit poème lyrique fort court qui roule ordinairement sur des sujets agréables, auquel on ajoute un air pour être chanté dans des occasions familières, comme à table, avec ses amis, avec sa maîtresse ou même seul, pour éloigner quelques instants l’ennui si l’on est riche, et pour supporter plus doucement la misère et le travail, si l’on est pauvre...
Cette définition de la chanson, pour simple qu’elle soit, n’en apporte pas moins les richesses d’une lecture sociologique. Quand Jean-Jacques Rousseau en évoque le contour général, en 1764, il affine son commentaire en parlant en dernier lieu de la chanson satirique dans son expression la plus répandue, le vaudeville : « qui lance indifféremment ses traits sur le vice et la vertu ». Ce vaudeville , au service du divertissement du tiers-état et des bourgeois, ne contient jamais de critique sur les événements politiques du temps, ce, du moins jusqu’à la fin de la Restauration (1830). Les auteurs du vaudeville ont même une propension à flatter le pouvoir en place, pouvoir qui, en retour, pose un regard sur la nature et le contenu des productions, et aide ses acteurs à asseoir leur notoriété.
Il n’est jamais question, dans la deuxième moitié de ce XVIIIe siècle en France, de « chansons politiques ». Le genre, quand il est satirique, n’est pas publié ou du moins pas sur le territoire national. Il se répand de bouche à oreille sur la base de timbres déjà connus : le tout, couplets et refrains, griffonnés sur quelques feuillets ou simplement mémorisé par les auditeurs. Le poids de la censure et du « Privilège du Roy » limitent ce genre jusqu’à 1789—à l’exception des mazarinades —à des bluettes, des airs à boire, à danser, ou à d’affables romances publiées à compte d’auteur par certaines sociétés chantantes. Dans le sujet qui nous intéresse, le genre produit aussi quelques satires historiques, non-encore politiques, qui recèlent cependant trois fonctions principales :
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Le plaisir et la sociabilité,
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L’éducation morale,
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L’archivage des connaissances du passé.
On doit attendre la fin du premier tiers du XIXe siècle pour que la chanson, sous le poids des nécessités sociales, se transforme en relais propagandiste.
La « chanson politique » naît publiquement avec Béranger en 1816. Elle se développe au cours du premier XIXe siècle, tantôt comme « hymnodie »—affirmation collégiale des événements politiques—tantôt comme révélateur des émergences non encore exprimées par le peuple.
De la chanson satirique à la chanson politique : pensées, méthode et écrits de Pierre-Jean de Béranger dans un contexte général contestataire (1812 à 1816)
Les événements sociaux post-républicains imposent au peuple, dans une suite de malheurs nationaux, l’insoutenable rigueur de conflits humains extrêmes et la perte des repères identitaires.
« Je m’aperçois que j’ai gardé le silence sur les événements politiques des deux dernières années du XVIIIe siècle, qui ne furent pas de nature à adoucir mes chagrins… À la fin du pouvoir directorial, l’anarchie devint telle que les coeurs les plus forts y perdaient l’espérance ».
Pierre-Jean de Béranger—Ma biographie - 1840—Perrotin 185
Ce désespoir des « plus forts » augmenté du drame des guerres napoléoniennes, génère et entretient une culture contestataire auprès des républicains les plus autonomes. Cette pulsion, cette inspiration, cette nécessité de contrer le nouveau pouvoir en place, sont défendues par des individus qui n’ont pas, aux premiers jours de la restauration, les moyens d’organiser un mouvement politique homogène. Les dissensions entre les libéraux bourgeois et ceux issus du peuple empêchent la création d’une force commune susceptible d’alimenter un contre-pouvoir.
Les « dynasties bourgeoises » issues de l’Empire sont soucieuses de faire fortune et entretiennent un désaccord avec les mouvements libéraux. Sans parler du litige sur la nature des suffrages universel ou censitaire, il n’y a pas d’esprit de corps. C’est stratégique. L’unité idéologique est inexistante entre les opposants à la monarchie retrouvée. Béranger cherche donc à la recomposer.
Le peuple, qui travaille de 12 à 14 heures par jour, enfants compris, n’a pas l’énergie et le temps de s’inscrire dans un schéma contestataire opératif. Béranger s’en fait alors le représentant afin de lui redonner parole et espérance : il homogénéise par la formulation des chansons, les sentiments et la pensée des petites gens. Il façonne ainsi l’appui d’un futur mouvement d’opposition.
Le chansonnier représente les aspirations du peuple et « les sentiments publics dont sa poésie est le symptôme ». Il se fait aussi l’écho de l’urgence sociale. En 1815, profondément déçu et meurtri par le retour des Bourbons, Pierre-Jean de Béranger décide de peser sur le cours des choses, sur la politique de son pays, et sur le sort de la Nation.
Afin d’inverser la machine politique qui vient de prendre la population en otage—1 250 000 soldats étrangers occupent le territoire français sur 54 départements, pour pérenniser la position du nouveau gouvernement monarchique—le peuple et ses futurs représentants se doivent de réclamer le changement indispensable au rétablissement de la justice sociale et des acquis constitutionnels de la république. Pierre-Jean de Béranger se résout donc, après réflexion et conseils pris auprès de ses proches, à forger et affûter une arme prosélytiste invisible et libre qui va se révéler redoutable pour la monarchie. La chanson va nourrir le sentiment républicain retrouvé, et donner force et courage à une force sociale nouvelle qui fera office de « levier ».
Ce projet, qui pourrait sembler puéril, fantaisiste, simpliste, et anodin, est une une stratégie de communication réfléchie, visionnaire, structurée, qui révélera, après 14 ans, son efficacité.
Diffusion des idées et tradition orale : structuration du premier grand « réseau social »
Le nouveau pouvoir étant à Paris, c’est là qu’il faut frapper dans un premier temps. La population de la capitale dans les années 1800 est de 550 000 personnes. Le territoire français, malgré l’hécatombe des guerres napoléoniennes, avoisine les 30 millions d’habitants. Le projet de propagande de Béranger vise tous les foyers : agriculteurs, ouvriers, bourgeois, penseurs, industriels, et responsables politiques. Il compte introduire dans le coeur et la vie de tous ses concitoyens la flamme renouvelée des valeurs de la république et l’esprit de corps d’un pays libéré du joug des alliances monarchistes. Il vise, grâce à une forte coalition à tous les niveaux de classes, à déclencher des mouvements sociaux incessants menant à terme au renversement des « étrangers » : les Bourbons.
La poète, dans un premier temps, étudie les paramètres démographiques et culturels. Le peuple français est composé à 92 % d’agriculteurs ne sachant ni lire, ni écrire, ni signer, il apparaît que 10 % de la population parisienne est en mesure—si ce n’est d’acheter—au moins de déchiffrer les supports écrits : périodiques, pamphlets, communications diverses et chansons. Ce pourcentage est aussi quasiment identique pour les grandes villes de province, mais plus faible dans les petites villes ou villages. Il y a donc, dans un premier temps, 50 000 personnes à Paris susceptibles d’acheter d’éventuelles publications. Ces personnes sont majoritairement des hommes, les femmes n’ayant pas encore le droit d’aller à l’école, ni de se mélanger aux hommes dans les réflexions et engagements sociétaux. Béranger mise, pour asseoir le début de son projet, sur ces amateurs du genre et sur les idées libertaires qu’il va répandre pour envoyer un premier avertissement au pouvoir.
Ce pari est ambitieux et novateur dans ses aspects techniques et moral. Pierre-Jean de Béranger s’appuie cependant sur une expérience dont il fut lui-même l’heureux bénéficiaire dans le passé : après avoir écrit quelques essais littéraires discrets de mai 1801 à mars 1811 , période pendant laquelle il s’exerce à l’écriture d’une centaine de chansons, il s’aventure en 1812 à lancer ses premières piques contre un homme qu’il admire, mais dont il abhorre les actes et la politique : Napoléon Bonaparte.
« Le Roi d’Yvetot »—satire du potentat et de l’autoritarisme—est composé sur un coup de tête en quelques heures : il fait le tour de Paris en deux jours et le tour de France en quatre. En corollaire direct, les six couplets qu’il contient résonnent dans tous les esprits de France dans le courant de l’année 1813 et il en reste encore quelques traces en 1934 et en 2008, toujours transmis par tradition orale. Ici se vérifie la force de ce principe.
Le vecteur prosélytiste de diffusion d’idées à grande échelle est trouvé. De 1812 à 1814, Béranger s’emploie à exercer sa plume : il profite de l’expérience du caveau—dont il est secrétaire général et coordinateur dès 1814—et côtoie les multiples goguettes et guinguettes populaires des barrières de Paris. Ces lieux d’expression publique sont bien sûr tous contrôlés par des « mouchards », mais l’auteur prend conscience—en frappant lui-même d’un maillet le pichet qui l’élève quelquefois au statut de « président » de séance—que l’on peut faire chanter à mille personnes, en un seul lieu, et en quelques minutes, les mêmes couplets nouveaux. Il sait aussi que ces couplets sont entonnés le soir même ou le lendemain à Passy, Aubervilliers, Argenteuil, Fontainebleau, Tours, puis dans la capitale, faubourgs, banlieue, et villes de province.
Les chanteurs « des bouts de table », ces « présidents du peuple » qui savent écrire et griffonner ce qu’ils viennent de lire, chanter ou entendre, créent un maillage social et la reproduction se fait naturellement. L’oiseau-chanson fait donc son nid dans les arbres de tous les jardins, de toutes les communes, comme un phare éclaire ce qui se trouve sur le passage de son faisceau, sans que ce qu’il éclaire y ait à redire. C’est la naissance du premier grand réseau social : le système chansonnier.
De l’art poétique à l’art politique : le tournant forcé de 1814 et 1815
Si Béranger, républicain convaincu, ne soutient pas l’axe autoritaire de Napoléon, le retour de la monarchie et la perte soudaine de la souveraineté du peuple le bouleversent profondément. Il envisage en conséquence de mettre « les bouchées doubles ». La tradition orale a marché pour la chansonnette, elle marchera peut-être pour la chanson politique. Afin de cibler et d’atteindre toutes les classes de la société française, car ce n’est plus le peuple seulement qu’il faut convaincre pour mener le pays, il décide d’attirer un public de jeunes cadres libéraux qui participeront à l’éventuel pouvoir futur. Béranger quitte la rue et la goguette pour investir les salons parisiens. Il publie donc son premier ouvrage à compte d’auteur, tiré à 3 000 exemplaires.
La chanson, instrument d’émancipation et d’éducation du peuple, doit, dans le calcul du chansonnier, devenir une arme discrète et joyeuse, invisible malgré sa grande exposition publique, et très opérante sur le plan de la propagande. Béranger conçoit un projet de mise en relation très politique et sans précédent : il projette d’associer, de lier par la corde sensible—coeur et projet—les petites gens dont il est le protecteur moral (ouvriers, artisans, employés), à ceux qui savent lire, qui agissent politiquement, et qu’il côtoie régulièrement dans les salons libéraux.
A compter de 1816, la sincérité, la fougue, la conviction morale et la lutte sociale s’unifient grâce à la force d’appel et de proposition des textes poétiques. Le culte assidu de la forme poétique garantit la pénétration des textes dans les plus hautes sphères. Tout est pensé et conçu à dessein. Le peuple, les artistes, les intellectuels, les bourgeois chantent bientôt les mêmes chansons et leurs coeurs battent pour les mêmes raisons.
Très touché par l’opportunisme politique de certains de ses amis et profondément triste des malheurs de sa patrie, Béranger publie en 1816 (imprimé en décembre 1815) chez Alexis Emery, à Paris, son premier recueil au titre anodin : « Chansons morales et autres ». C’est le début d’une grande saga qui va le mener vers l’amour inconditionnel de 90 % de la population française, et conséquemment à la consécration d’une Nation qui lui réservera, en 1857, en remerciement pour les services rendus, et pour calmer les esprits contrariés, des funérailles nationales.
Il est à noter que la notion de « chanson politique » ne figure pas et ne peut figurer dans le titre du recueil édité en 1816. Ce groupe de mots apparaît pour la première fois au 1er semestre 1830 en Belgique, sous la plume de Béranger, dans ses « Chansons inédites ». Le cas faisant école, il est suivi par une première salve de parutions dont les plus notables sont en France.
En 1832—Marie Ainée : « Les coups de brosse, chansons politiques sur le précédent et le nouveau système » ; en 1833, Agénor Altaroche : « Chansons politiques » ; en 1834, Denis Auguste Marie Raffet : « Chansons politiques » ; en 1835, « La voix du Peuple » Anonyme ; en 1836, Charles Lepage, « Chansons politiques » ; en 1837, Pascal Adrien « Chansons politiques ». Retenons par ailleurs la parution en 1835 d’une « Anthologie de la chanson politique de 1789 à 1833 ». Le genre est agréé et baptisé par le nouveau pouvoir. L’expérience a réussi.
Revenons à l’édition de 1816 : le terme de « Chansons morales et autres » n›était donc qu›un masque, un détour intelligent ne laissant naître aucun soupçon dans l’esprit du censeur, à première vue ; le titre est pourtant assez mystérieux pour pousser à la curiosité, à l’achat du volume, et à la lecture de l’ouvrage.
Ajoutons que la réputation de Béranger l’ayant précédé par un juste phénomène de bouche à oreille depuis 1813, les trois mille unités de l’ouvrage qu’il publie en 1816 sont vendues en quelques jours. L’entreprise étant lancée, il échoit donc aux hommes de bon sens, de bonne volonté—ceux qui savent lire bien sûr—de relever le défi en chantant ces chansons ; à ceux qui les écoutent d’y prendre plaisir et force morale, et à ceux-ci encore de les transmettre avec fraternité et bel esprit, à leurs familles et aux voisins.
Cette charge est plutôt agréable, et tout le monde s’y emploie naturellement sans que personne n’ait rien entendu à la stratégie de cet habile procédé. La force de Béranger dans ces textes prosélytes est un appel au sentiment. Cette « bonne parole » se répand ainsi à grande vitesse au fin fond des faubourgs, des « banlieues »—lieux bannis—et des petits pays. Elle a cela de supérieur à ce que nous connaissons des réseaux sociaux contemporains qu’elle se transmet d’homme à homme dans la plus intime et la plus affectueuse relation. Elle déclenche émotion, confiance et compassion.
Après 1816, les libraires rééditent chaque année et à plusieurs reprises ces « Chansons morales » jusqu’au moment où d’autres, plus incisives, voient inévitablement le jour : ces parutions régulières se font en 1821, 25, 26, 27, 28 et 1829 : elles sont vendues de 2 francs à 32 francs.
Quand on sait qu’à cette époque, un parisien dépensait en moyenne 352 francs par an pour se nourrir, l’achat d’un seul recueil de chanson correspondait donc à 2 jours de nourriture pour un ouvrier, ou à quatre mois de consommation de tabac. L’achat était donc plus facile à assumer pour les citoyens nantis.
La très « bonne affaire » des procès de 1821 et 1829
Suite à cette première édition et aux rééditions régulières jusqu’à 1828 du format de 1816, l’esprit libéral—dans l’acception socialiste du terme—commence à accomplir son oeuvre prosélyte à travers la capitale. L’effet paraît cependant insuffisant à Béranger, qui trouve sa première ordonnance trop faiblement dosée. Il travaille donc à remettre l’ouvrage sur le métier.
La première édition des « chansons morales » contenait 83 unités poétiques dont 12 chansons à caractères patriotique ou politique. C’est insuffisant aux yeux de Béranger pour obtenir le résultat qu’il compte atteindre. Il décide d’enrichir le contenu de ses chansons et d’augmenter l’impact de ses flèches. Il ajoute donc à la première livraison de 1816 un second volume de 81 chansons dont 30 unités sont à caractère politique. La « dose de poison » est presque triplée, et arithmétiquement quadruplée, puisque le premier volume est réédité, bien entendu, avec le second.
On avait prévenu Béranger en haut lieu et depuis longtemps d’arrêter de « chansonner » et de ne surtout pas s’occuper d’éditer un deuxième fascicule sous peine de représailles : il le fait pourtant. Il perd son poste à l’Université Royale. Il est poursuivi par la justice pour « outrage aux bonnes moeurs et à la morale publique », et est condamné à une amende substantielle et à de la prison ferme en décembre 1821. Ce malheureux événement est commenté par tous les journaux de Paris et de province qui répercutent avec exactitude les minutes du procès.
Les chansons condamnées sont ainsi reproduites—dans les feuilles diverses et les périodiques—à 1 500 000 exemplaires par le simple écho de l’actualité. Tout se passe en quelques jours sans que l’éditeur-libraire—ni l’auteur—n’investissent un seul sou dans cette « publicité » inattendue. C’est la rançon du succès. Cette diffusion inopinée, surprenante et sans commune mesure avec ce qu’auraient pu imaginer Béranger et ses alliés libéraux, contrarie le pouvoir en place. Elle se trouve secondairement relayée par les media d’autres pays : Angleterre, Belgique, Hollande, Italie, Russie… Béranger devient en quelque mois, aux yeux des esprits éclairés de la future Europe, le « plus grand poète français ». Il est salué par ses confrères et par des personnalités encore peu connues à l’époque : J.W. Von Goethe, F. René de Chateaubriand, puis plus tard par Karl Marx. Le superlatif est excessif, bien sûr, mais le contexte politique et social le dicte.
La machine est lancée : les chansons de Béranger résonnent dans tous les foyers de France et un second procès qui se déroule en 1829 vaut à son auteur les mêmes désagréments, en pire (neuf mois de prison au lieu de trois) et les mêmes grands avantages. Ce nouveau procès élargit le territoire de chasse du poète. Il s’agit cette fois-ci d’une duplication des anciennes chansons et des nouvelles à 3 500 000 exemplaires par le simple écho des journaux nationaux et internationaux. La parole libérale circule encore et toujours, enflammant les esprits et donnant force morale au peuple et confiance à ses représentants.
Béranger au coeur de tous les foyers de France
Pour avoir une idée de l’impact de Béranger et de ses chansons sur le peuple de France, il suffit d’observer et d’évoquer les habitus des bourgeois ou des petites gens : il n’y a pas une maison en ville ni à la campagne où ne figure sur un mur ou sur un meuble, aux côtés de la statue de l’Empereur ou des portraits des époux en tenue de noces, une gravure ou une statuette de régule ou de bronze représentant Pierre-Jean de Béranger. Il fait « partie de la famille », comme le père ou le grand-père. On ne compte plus les sceaux à son effigie, les chenets et marmousets de fonte qui le représentent présidant aux soirées au coin du feu, les pipes de porcelaine ou les tabatières de corne reproduisant son image entourée de « lauriers ». Evoquons encore, car on s’en servait tous les dimanches, le fond de ces « assiettes à dessert » reproduisant par milliers des chansons que l’on apprenait aux enfants à la fin des repas, ou le soir, après la prière, en s’endormant. Il fut aussi fondu des dizaines de milliers de médailles représentant le profil du poète, médailles que l’on pouvait porter au cou sur une chaîne, et pour les plus grandes—jusqu’à 800 grammes—poser sur sa table de travail en guise de presse papier. Les gravures reproduisant son visage furent tirées en moyenne à dix mille exemplaires par an entre 1821 et 1834 pour être vendues par des colporteurs, à Paris, et dans tous les départements français. Cela donne une petite idée de la notoriété du poète et de l’affection que lui témoignait la population.
Par ailleurs, si l’on fait un compte précis des ventes de fascicules en tout genre contenant ses vers, ventes additionnées de tous les libraires et éditeurs réunis, on comptabilise—sans compter les éditions des périodiques ou les échos des journaux divers—la somme impressionnante de 1 100 000 unités entre 1816 et 1834. Cela donne le vertige au regard d’une population de 30 millions d’habitants dont seulement 10 % est capable de déchiffrer un couplet. En comparaison éditoriale, les trois clergés—catholique, luthérien et calviniste—enregistrent pendant ces mêmes dix-huit années la vente de 550 000 exemplaires de la « Bible de Jérusalem ».
Ce phénomène posé et apprécié à sa juste résonance, les préoccupations des Français dans ces temps tourmentés s’éclairent : ils ont besoin pour nourrir leur esprit et calmer leurs inquiétudes de messages sans dogme, messages faits de joie, de vérité, et d’écoute. La poésie de Béranger répond à toutes ces demandes. Le philosophe activiste gagne du terrain car il ressent, comprend, anticipe, et exprime clairement les besoins de chaque citoyen. A l’instar du parisien moyen il ne dispose que de 84 francs par mois pour vivre et couche, par souci d’économie, dans un seul drap replié. Cette vie simple le fait aimer de tous.
Une autre garantie de succès : « La clef du caveau »
En 1811, Pierre Capelle réunit en un seul « ouvrage de poche » une banque de 891 timbres permettant à « tous les amis de la chanson » de chanter, sur la totalité du territoire national, la même pièce lyrique à peu de frais.
Il n’est plus besoin comme par le passé de graver un air avec chaque chanson vendue. La mélodie est imprimée une fois pour toutes : donc pas de frais de commande, peu de frais de gravure, pas de frais d’expédition. C’est instantané, pratique, universel, et très rassembleur. Un « n° » d’air permet de repérer le timbre—fredon—et de retrouver en quelques secondes, grâce au sommaire d’un ouvrage de 220 grammes, toujours en poche, la mélodie que l’on cherche. On peut ainsi utiliser cette « clé du caveau » toute une vie, comme on le ferait d’un dictionnaire. Une table des coupes permet aussi d’écrire soi-même un texte de chanson, et de choisir aussi rapidement une mélodie qui s’y adapte. Le corpus des airs à la mode augmentant au fil des années, la sixième et dernière édition de l’ouvrage offre 2350 titres. Le format de l’édition de 1872 n’est plus un format de poche. Le phénomène s’est un peu embourgeoisé on « exhibe » sa clé du Caveau sur la table du salon ou sur le piano.
De ce moyen résulte un succès très populaire des chansons. La simplicité de facture, des refrains concis allant droit au coeur, et la rapidité de la mémorisation, permettent à tout un chacun d’entonner sans effort et sans formation musicale la totalité des oeuvres. L’ambitus moyen ne dépasse pas une quinte augmentée, et la diffusion des textes chantés sur feuilles volantes ou en fascicules de poche (14 cm x 6 cm) permet d’interpréter toutes les pièces où que l’on se trouve. Il est noté sous chaque titre de chansons « sur l’air de : … » avec un numéro qui se refaire à « La clé du Caveau ». Les numéros et l’ordre des timbres sont les mêmes d’une édition à l’autre.
A cette facilité d’accès au texte musical s’ajoute le fait que Béranger, comme les autres chansonniers—et ce, avant même l’édition typographique de sa production—a pris l’habitude de copier ses vers jusqu’à plus de cent fois par chanson. Tout est réuni pour fédérer l’enthousiasme et les sentiments profonds que ces conditions produisent : un manuscrit du poète, sa présence, des airs faciles à chanter, et le sens de la convivialité.
Le « gang des Belges » et les « éditions sous le manteau »
Pierre-Jean de Béranger et Emile Debraux, amis et confrères, s’ils se défendirent officiellement d’avoir publié à l’étranger, le firent cependant « sous le manteau » pour accélérer la production et la propagation des messages politiques .
Dans la seule année 1829—date de l’emprisonnement de Béranger à prison de La Force et de la surmultiplication des chansons « officielles »—28 chansons politiques inédites sont imprimées à Bruxelles et rapatriées en diligence sur la France. Elles sont diffusées via les libraires français en « couverture muette » en « entre-deux », on tient encore là un pan de la machine prosélyte. Les recueils non coupés sont envoyés en province—via Paris—après réception du colis de Belgique, et cachés « entre deux autres ouvrages » du même auteur. Tout cela est bien empaqueté grâce à un cordon solidarisant les trois volumes : on peut toujours authentifier l’origine comme étant « parisienne » si l’on regarde seulement le recto et le verso du colis et si on ne délie pas les paquets fermement assemblés. Il n’y avait aucune raison apparente par ailleurs de vérifier le volume central les autres étant officiellement « marqués ». La ruse opère : les censeurs laissent passer les colis sans se rendre compte du subterfuge.
Pour donner une idée du contenu de ces chansons qui firent aussi le tour de France dans les six premiers mois de l’année 1830, il suffit de lire « Le cri de la France », sur l’air du « premier pas », édité sous le manteau par Béranger dans la même période. Pour « B------- », lire « Bourbons » :
Plus de B------, c’est le cri de la France !
Leur joug honteux a fatigué nos fronts :
Vils oppresseurs dont l’aspect nous offense,
Disparaissez : la Liberté s’avance !
Plus de B------- !… Plus de B------- !
…/…
Plus de B-------, la liste de vos crimes
De Clio même épuisa les crayons ;
Entendez-vous la voix de leurs victimes
Faire redire aux échos des abîmes :
Plus de B------- !… Plus de B------- !
…/…
Plus de B-------, Ô France, Ô ma Patrie !
Reprends ton rang parmi les nations !
Tu dois régner ! Mais pour être obéie,
Délivre-nous d’une famille impie !
Plus de B------- !… Plus de B------- !
Il s’agit ci-dessus de trois couplets sur les six couplets édités dans la chanson. Les autres ont autant de force, et sont empreints d’autant de colère profonde. Découvrons aussi Emile Debraux et sa « Cocarde « Tric… ». Cette chanson est imprimée dans le même recueil de « chansons inédites ». Les deux fascicules sont reliés ensemble. Ces couplets se chantent sur « L’air du prince Eugène ». Pour « tric----» lire « tricolore ».
Bourbons qui régnez sur la France
Grâce au concours de vingt peuples divers,
Et quoi !… Malgré notre souffrance,
Au lieu de lois vous nous donnez des fers ?
De ces guerriers dont la France s’honore,
Puisque par vous les droits sont oubliés,
Votre cocarde, je la foule au pied,
Et je reprends la tric … !
Suivent quatre couplets très revendicatifs, puis,
Tôt ou tard, le peuple triomphe,
Et nous verrons, malgré l’orgueil des rois
Rentrer sous des arcs de triomphe
Et nos guerriers, et nos antiques droits ;
Sur les débris du drapeau qu’on abhorre
Nous planterons l’arbre de liberté,
Et relevant nos fronts avec fierté
Nous reprendrons la tric … !
Les mots sont forts, les images puissantes, l’effet sensible inévitable. Enfin, pour en terminer avec le témoignage de ces quelques chansons interdites—extraits qui permettent de ressentir l’importance des messages et de leur force dramatique—voici ce qu’écrivit Béranger durant sa captivité à la Prison de La Force en 1829. La chanson ci-dessous fila sur toutes les lèvres au lendemain de sa composition pendant le carnaval :
Mon bon roi, Dieu vous tienne en joie
Bien qu’en butte à votre courroux
Je passe encore, grâce à Bridoie
Un carnaval sous les verrous.
Ici fallait-il que je vinsse
Perdre des jours vraiment sacrés ?
J’ai de la rancune de prince :
Mon bon roi, vous me le paierez (Bis)
…/…
Dans mon vieux carquois où font brèche
Les coups de vos juges maudits
Il me reste encore une flèche,
J’écris dessus : « pour Charles X ».
Malgré ce mur qui me désole,
Malgré vos barreaux si serrés,
L’arc est tendu, la flèche vole !
Mon bon roi, vous me le paierez ! (bis)
« Mon bon roi, vous me le paierez ! » est répété 12 fois dans la chanson, tout cela avec la douceur calme d’une mélodie proche de la romance. L’auteur—le peuple—sont déjà sûrs de leur fait. Ils sont déjà, en esprit, vainqueurs du potentat. Après la sortie de prison de Béranger quelques mois plus tard, et après une dernière salve de « 28 chansons sous le manteau » importées de Belgique, Charles X abdique sous la pression du peuple et de quelques barricades.
Influence directe des chansons de Béranger sur les trois jours de 1830, une combinaison entre la stratégie d’image et de l’action directe
L’influence des chansons de Béranger sur ces trois jours de la révolution de 1830 est le résultat ce que l’on pourrait appeler une « combinaison » : l’association d’une stratégie d’image et d’une action directe.
S’il n’est—à notre connaissance—pas certain que les insurgés qui se réunirent lors des combats sur les barricades ont pris le temps pour se donner courage au ventre de chanter les chansons de Béranger, on peut compter sur la véracité des informations suivantes :
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Béranger, par son action de poète et de chansonnier, représentait pour chaque français le défenseur de la république et le « père du peuple ». Il était chanté par tous, dans les salons, et dans tous les ateliers,
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Béranger, dès la veille de la parution des ordonnances qui mirent le « feu aux poudres », était « sur la brèche », physiquement présent sur tous les sites des événements (annexes 3 et 4) : siège du « National », réunion des libéraux, place du Palais Royal, chez le Banquier Lafitte, sur les barricades, à la prise de l’Hôtel de ville, à la prise des Tuileries, chez Dupont de l’Eure, cher Casimir Périer, puis à nouveau chez Lafitte avec le Duc d’Orléans… toujours présent, agissant jusqu’au terme de l’installation du gouvernement provisoire, et pendant la rédaction avec Thiers et les députés de la liste de gouvernance du royaume…
Ces deux phénomènes : l’un positionné sur l’histoire longue— la réputation de Béranger—et l’autre sur la réalité de l’histoire courte—les évènements des 3 jours, (6 jours en réalité pour Béranger)—ont fait naître, organisé, et alimenté le mouvement général, et l’installation d’un « gouvernement de fait »—le 29 juillet—qui laissa au Général Lafayette les coudées franches pour faire déposer les armes aux troupes de Saint-Cloud. « Vous le voyez, il faut vous résigner : c’est fini, les Bourbons! ». Lafayette le 29 juillet 1830 devant les troupes.
Pour revenir à Béranger et à son action sur le terrain, des témoignages tels que ceux-ci nous apportent un éclairage complémentaire : « Chacun courrait à lui, chacun sentait qu’il était le chef, la pensée, le coeur du peuple, et la première source de la révolution nationale » et « Vous alliez plus vite que nous tous ! ».
Rappel qualitatif : lorsque les ouvriers, artisans et petites gens sont montés sur les barricades, les bourgeois et commerçants en soutien à cette « émeute » ont fermé boutique et se sont adjoints aux manifestants. Les armuriers ont laissé leurs portes ouvertes. Les amis de Béranger se sont joints au peuple, Lafayette compris. Cette coalition fraternelle et spontanée s›est faite dans la suite logique de la stratégie de Béranger : rallier toutes le classes à la même cause, le coeur des français aux mêmes sentiments, aux mêmes actes pour un même but et vers un même résultat.
Rappel quantitatif : les insurgés furent au nombre de 8 000, dont 199 seulement périrent dans les combats.
Tous les témoins importants du temps témoignent de l’importance de ce prosélytisme chansonnier, et font de Béranger le mage unificateur qui permit de transformer une émeute insurrectionnelle, la petite révolution de Paris, en révolution nationale.
Un accompagnement des émergences : le phénomène de l’hymnodie, contextes et spécificités
L’abord de cette problématique permet d’apprécier le rôle de la chanson dans l’accompagnement ou la catalyse des émergences sociales. Si nous traitons d’hymnes républicains dans les colonnes qui suivent, hymnes qui ne représentent pas spécifiquement la période 1815-1830, c’est qu’ils n’étaient pas de mise après l’Empire, ni permis, et encore moins assimilés comme tels.
Nous trouvons cependant la trace d’une ébauche d’hymnodie dans les centaines de pièces pro-royalistes, voire « ultras »—car seules autorisées—comme : « Rendez-nous notre père de Gand! » faussement attribuée à Alissan de Chazet lors des Cent Jours, ou encore les « Triomphes des Lys » ou « Le retour des Lys », qui initièrent les « retournements de vestes » de très nombreux républicains ; retournements si important qu’il fallut pour y voir clair dans ce fatras de productions nouvelles et de suiveurs composer un « Dictionnaire des girouettes »—édité en juin 1815 par Alexis Emery… éditeur du premier recueil de Béranger cinq mois plus tard. La coïncidence est savoureuse—dictionnaire dans lequel Désaugiers, président du Caveau Moderne et ami de Béranger eu droit à 7 pages pleines de présentation… Donc pas d’hymne à la gloire de la république, si ce ne sont les 42 chansons politiques de Béranger éditées entre 1815 et 1830, et que l’on doit considérer comme des « invitations » à réagir, non comme des cris de ralliement.
Nous passerons assez rapidement sur la fonction d’illustration ou d’accompagnement qui caractérise la chanson-hymne. Les productions des trouvères et des troubadours n’étaient pas exemptes de messages. Les chants de reconnaissance albigeois marquaient au fer les injustices en permettant aux « purs », ou « croyants », de se reconnaître entre eux, de se réunir et d’agir. Tous ces chants ne firent qu’accompagner des mouvements existants, sans jamais opérer à grande envergure de pression suffisante pour déclencher des changements politiques.
L’hymnodie—principe d’un répertoire poético-musical représentant les grandes actions d’un temps court et les thèmes fondateurs d’un peuple et de sa société—est une démarche, un instrument permettant de cheviller à l’âme de chaque homme de grands et nobles sentiments, sentiments difficilement extinguibles. Cette fabrication volontaire et stratégique de mémoire commune est un territoire nourri et envahi par le chant : cette migration organisée des sentiments d’une communauté sur l’individu passe par le coeur et les émotions identitaires, et cela avant toute réflexion ou positionnement critique ou éthique du récepteur. C’est un rituel, une initiation, un baptême. Il survient a posteriori, en aval de l’idée ou de l’événement-symbole qu’il met en valeur. Dans ce cas, la chanson est rarement composée à dessein. Elle est récupérée, instrumentalisée, puis détournée de sa fonction initiale. Avant toute élection définitive au statut d’hymne, elle est testée dans sa matière, ses contenus thématiques, sa résonance, sa rapidité d’assimilation et les impressions fondamentales et premières qu’elle opère sur l’individu.
Si l’on prend en exemple les « hymnes » ci-dessous, il apparaît qu’ils correspondent à cette catégorie.
« La Marseillaise », écrite par Rouget de Lisle comme « Chant de guerre pour l’armée du Rhin » en 1792, fut le symbole la Révolution française et de ses trois principes fondateurs dans les années 1795 à 1804. Elle fut aussi adoptée définitivement en 1879 comme hymne national de la France et le demeure à ce jour. Cette élection en plusieurs épisodes montre bien l’instrumentalisation—entre 3 et 88 ans plus tard—du support événementiel préexistant. La chanson accompagne une idée, un concept, une entité vivante, et devient, par sa mission de service, une matière à la fois solide et malléable. Il est d’ailleurs question, à propos de cet hymne, d’en modifier certaines paroles afin d’adapter le symbole de la Nation d’aujourd’hui aux nouvelles réalités sociales.
« Le temps des cerises » de Jean-Baptiste Clément (1866) et d’Antoine Renard (1868) a subi le même sort que le chant des Marseillais. Le contenu poétique, qui paraît plutôt anodin, s’accole aux sentiments d’une époque. Le mystère de ces vers, s’il ne s’assimile pas exactement à une action politique ou ne s’explique pas avec précision dans un cadre revendicatif, en apporte l’idée, l’énergie sereine, ou le « parfum ». Cet hymne de la Commune est toujours dans les esprits, car sa mesure est douce et profonde. Il ne peut être remis en cause, car la critique sociale réside dans une espèce de « sous-texte » humaniste où l’amour semble plus fort que les ressentiments. Cette chanson instrumentalisée a été choisie a posteriori car elle « marchait ».
« Les Canuts », chanson d’Aristide Bruant, écrite en 1892, est devenue le symbole de la résistance ouvrière à la suite des rixes et des manifestations des Canuts de Lyon en 1831. Cet hommage, cinquante ans après les événements, confirme le caractère hymnodique agissant en aval du fait social et politique.
Ces trois utilisations de la chanson sociale, comme mille autres, accusent les mêmes processus. Notre conclusion en dessine les contours.
S’il n’est pas de lien direct entre le contenu dramatique d’un poème ou d’une chanson et l’action des peuples, il semble cependant que le cas « Béranger » soit à considérer avec une attention soutenue.
Sans faire de raccourci ni de synthèse hâtive, les éléments historiques qui sont à notre disposition sont ici scientifiquement qualifiables et quantifiables et nous permettent de penser que la stratégie de cet homme a influé en profondeur sur la vie et les comportements du peuple français entre 1816 et 1830.
Les chansons de Béranger—en leur temps—réunirent dans des situations extrêmes de grandes forces opératives. Elles firent levier sur les émergences sociales et politiques.
Instruments de catalyse et révélateurs de mouvements invisibles, ces chansons font partie de l’inconscient collectif et font avancer, par un canal où la sincérité et l’expérience émotive sont les moteurs principaux, un peuple et une nation vers ses réelles aspirations et vers l’action commune.
Ces chansons, figures du peuple, imprégnées du sentiment national et créatrices d’allégories humanistes, eurent pour fonction une socialisation intense dont la seule fin était la cohésion du collectif populaire. Si les chansons de Béranger furent politiques ou politisées, ce fut pour un dessein noble et réfléchi du retour aux acquis anciens : les droits de l’homme et du citoyen perdus après 1815.
Gageons que des auteurs comme Magyd Cherfi, Manu Chao, Bernard Lavilliers ou encore Renaud, ont pleine conscience de la profondeur de ces phénomènes et de l’indispensable nécessité de cet engagement de la chanson dans la culture et le destin des peuples. Les droits de l’homme n’étant pas respectés partout, même en république, la chanson, si l’on sait s’en servir, a encore du pain sur la planche.
Par ailleurs, et seul un poète pourrait peut-être nous contredire, le poids du chant dans l’évolution du fait social—outre les mannes dramatique et humaine—tire son énergie de la matière profonde du fait linguistique : elle s’exprime dans la poésie de Béranger par la force des sentiments, le bon sens, la profondeur des idées, et la beauté de la langue.