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Le Pouvoir Absolu s’ouvre sur l’analyse d’un épisode de confrontation entre François Ier et le représentant du Parlement. Les historiens commentant l’évènement y ont traditionnellement vu une confrontation entre une conception « constitutionaliste » du pouvoir monarchique et une autre « absolutiste », ancrant les débuts de l’absolutisme français dans la première moitié du XVIe siècle. Auteure d’une France de la Renaissance, Arlette Jouanna avait déjà exprimé son insatisfaction face à cette histoire du pouvoir politique. Elle avait amorcé une réflexion sur les métamorphoses de la puissance absolue entre la première et la deuxième moitié du XVIe siècle[1]. Elle revient cette fois avec un ouvrage centré sur l’histoire des idées politiques présentant l’évolution des riches nuances sémantiques et juridiques associées à la notion de « Pouvoir absolu » tout au long du XVIe siècle.
La notion de « pouvoir absolu », telle qu’elle était conçue par les penseurs du début du XVIe siècle, différait considérablement de celle qui fut au coeur de la construction absolutiste. La première partie du livre, composée de cinq chapitres, reconstitue la signification de cette notion, des débats qu’elle a suscités et des pratiques du pouvoir la concernant. Le roi de la Renaissance était tenu de gouverner selon la raison, laquelle lui permettait d’interpréter les desseins de Dieu. Or, le roi n’était pas le seul « sage » habilité à exercer cette raison. Il partageait cette faculté avec les hommes de haute naissance, ceux de son sang, les membres de son conseil, les magistrats et parlementaires, ces « quasi-prêtres » qui « représentaient le roi » (p. 86). De la délibération de ces sages jaillissait la lumière. Le roi devait ainsi faire approuver la conformité de ses lois à la raison. Seule l’urgence pouvait lui permettre, par exception, de transgresser le processus délibératif. L’enregistrement des lois par les parlements était d’autant plus important qu’une loi qui n’était pas enregistrée s’avérait difficile à faire appliquer. Les parlements régionaux faisaient par ailleurs office d’adaptateurs et d’interprètes des lois, sans ressentir le besoin de référer au roi des modifications, parfois considérables, apportées à ces dernières au cours du processus.
La rupture – c’est l’objet de la deuxième partie du livre – vint des guerres de religion. D’autres y ont vu une éclipse du pouvoir monarchique. Ces guerres auraient constitué une parenthèse dans la marche continue de la royauté française vers l’absolutisme. Au contraire, Jouanna voit en elles l’évènement qui brisa les conceptions anciennes pour engager la France sur le chemin de celui-ci. La scission religieuse rendit difficilement concevable que la raison fusse partagée par plusieurs. Le « juste en soi » s’avérait dès lors réservé au seul souverain, bénéficiaire d’une grâce divine qui le rendait seul capable de discerner la justice. Par ailleurs, les guerres civiles engendrèrent un état de crise continue justifiant une banalisation du recours au pouvoir absolu, et ainsi le renforcement du pouvoir royal. Mais tandis que se développait la nouvelle conception du pouvoir absolu, celui-ci devenait inquiétant. L’horreur des massacres de la Saint-Barthélemy canalisa une réflexion déjà amorcée sur les abus du pouvoir. Des solutions alternatives étaient élaborées par les insatisfaits qui avaient tout intérêt à voir le pouvoir monarchique bien encadré. Ainsi le chapitre huit décrit-il les « prodromes de l’idée de constitution » par des « monarchomaques » protestants, « adversaires non de la monarchie elle-même mais de l’exercice solitaire du pouvoir royal » (p. 199). Ici, Jouanna minimise sans l’ignorer la portée de l’hypothèse, sur laquelle Skinner insistait beaucoup, de l’impératif où se trouvaient les protestants de nouer des alliances avec les catholiques modérés, pour expliquer que les monarchomaques développèrent une conception déconfessionnalisée des limites du pouvoir royal[2]. Cette alliance se réalisa avec les nobles « malcontents » (chapitre 9), mais Jouanna insiste davantage sur le sentiment de ces derniers que l’accroissement du pouvoir royal menaçait désormais leurs privilèges.
La troisième partie, composée de quatre chapitres, explique le cheminement par lequel le pouvoir absolu en gestation pendant la crise s’est consolidé par le moyen d’une « sacralisation du pouvoir absolu ». Contre les malcontents, Montaigne et Bodin voulurent affirmer l’obéissance absolue qui était due aux lois. Encore fallait-il que, pour que cette obéissance devienne effective, la personne du roi, plutôt que sa seule fonction, soit sacralisée. Ligueurs et Politiques apportèrent leurs contributions en ce sens, culminant dans la sacralisation d’Henri IV. Au terme de ce développement, le qualificatif « absolu » accolé au pouvoir avait connu une transformation radicale : désignant l’exceptionnel à la Renaissance, il désignait désormais son entièreté et sa perfection.
Le Pouvoir absolu est un livre magnifique, dont on regrette seulement qu’il y ait relativement peu de développements historiographiques qui auraient aidé à mieux situer les réflexions de Jouanna. Mais cela n’enlève rien au mérite de l’ouvrage, qui devrait être médité par quiconque s’intéresse à l’évolution de la conception du pouvoir au XVIe siècle, mais aussi par quiconque s’intéresse à la philosophie politique.