Pendant la Deuxième Guerre mondiale, le Québec a vu éclore un genre littéraire romantique très éloigné des misères et des bondieuseries associées à la « Grande Noirceur », montrent les chercheurs Marie-Pier Luneau (Université de Sherbrooke) et Jean-Philippe Warren (Université Concordia) dans l’introduction de L’amour à 10 sous. Ce phénomène culturel très démocratique — les titres, renouvelés chaque semaine ou presque, étaient vendus 10 cents pour 32 pages au format de poche —, qui a incité une population peu scolarisée à s’adonner régulièrement aux plaisirs de la lecture, met en scène des personnages et des situations qui ne correspondent pas à l’image que l’on se fait généralement du Québec des années 1940 et 1950 : vamps et dévergondées, bellâtres et trousseurs de jupes, flirts assidus et baisers de feu, vie urbaine effervescente, voitures rutilantes et beaux quartiers… « On y est tout, sauf né pour un petit pain ! » écrivent Luneau et Warren à propos du décor de cette littérature en fascicules. En revanche, les codes amoureux de ces imprimés restent en phase avec l’époque. Selon une structure narrative quasi invariable, un homme et une femme se rencontrent, tombent en pâmoison, puis se butent à des écueils qui les séparent, épreuve le plus souvent attribuable à une méprise sur le caractère et les valeurs de l’un ou de l’autre. À l’approche de la page 32, miracle : l’amour triomphe des obstacles. L’homme, robuste et rationnel, protège sa dulcinée, cette demoiselle fragile et émotive, et deviendra son pourvoyeur. Un personnage se montre viveur ou infidèle ? Le récit le remettra sur le droit chemin. Ces romans se terminent presque toujours par une apologie du mariage d’amour (bien que la cérémonie du mariage elle-même y soit rarement représentée). Ce ton moralisateur a mis les éditeurs de fascicules à l’abri de la censure ecclésiastique, qui était de toute façon incapable de tenir à l’oeil cette abondante production littéraire. Le contraste entre le contenant des fascicules — ces couvertures aguichantes, des titres tels que L’appel de la chair, Martine la débauchée ou Les amours d’une vierge — et le contenu, 32 pages à la structure prévisible qui se terminent par une rassurante promesse de mariage, attirait le lectorat comme un aimant. L’énorme production de ces romans sentimentaux entre 1940 et 1965 est inédite dans l’histoire du Québec : 70 maisons d’édition auraient publié près de 11 000 titres, avec des tirages atteignant parfois 30 000 exemplaires chaque semaine. Pour limiter leurs coûts de production, les éditeurs utilisaient un papier bas de gamme et imprimaient les couvertures avec une ou deux couleurs. Luneau et Warren concentrent leur étude sur la collection « Roman d’amour » des Éditions Police-Journal, le plus important éditeur de fascicules littéraires de la province (fondé en 1944), aussi connu pour Les aventures étranges de l’agent IXE-13 (« l’as des espions canadiens »), des romans policiers et cowboy ainsi que deux magazines. Le catalogue de Police-Journal comprend 5 500 fascicules, tous genres confondus, mais les auteurs de L’amour à 10 sous ne précisent pas l’ampleur de leur corpus. L’identité de la majorité des rédacteurs et illustrateurs demeure un mystère. Quelques écrivains de renom y ont trouvé un gagne-pain en début de carrière : Pierre Daigneault, qui a rédigé plus de 900 aventures de l’agent IXE-13 sous le pseudonyme Pierre Saurel ; le romancier Yves Thériault et son épouse Germaine Blanchet (qui signait Michelle Thériault) ont écrit en duo jusqu’à 12 romans par semaine pour Police-Journal. Luneau et Warren s’attardent à l’illustrateur André L’Archevêque, collaborateur de Police-Journal de 1947 à 1958. Sa manière subtile de concevoir des couvertures, frôlant le …
Luneau, Marie-Pier et Jean-Philippe Warren (dir.). L’amour à 10 sous. Le roman sentimental québécois de l’après-guerre (Québec, Septentrion, 2023), 258 p.[Notice]
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Jean-Sébastien Marsan
Chercheur indépendant