E.A. Heaman propose dans ce livre une lecture ambitieuse, érudite et combative de l’histoire qui s’adresse non seulement aux historiens et historiennes, mais aussi, et peut-être surtout, à un public instruit qui ne reconnaît pas d’office l’intérêt de l’histoire comme outil incontournable pour appréhender nos sociétés. Heaman y fait un puissant plaidoyer en faveur de la contribution des théories politiques à l’histoire — champ scientifique trop souvent marginalisé ou présenté comme simple contexte. L’historienne se concentre surtout sur David Hume, penseur clé des Lumières écossaises, et sur son grand oeuvre, L’histoire d’Angleterre (1754-1761), dans lequel Heaman voit non pas un simple récit des événements, mais une philosophie politique qui a grandement marqué la société britannique et canadienne dans les décennies qui ont suivi sa parution. Heaman fait sien l’objectif de Hume, bien que transposé au Canada de nos jours : elle propose une lecture historique du pays afin de contribuer à sa théorie politique. Elle le fait, entre autres, car elle trouve des savoirs qui dominent l’élaboration actuelle des politiques — ceux fournis par les sciences sociales, économiques et politiques en tête — trop certains, trop enclins à protéger la propriété privée et, surtout, trop peu responsables à l’égard du polis. Une deuxième partie porte sur trois rapports gouvernementaux, un pour chacune des décennies 1820, 1830 et 1840. Au sujet du premier rapport, celui produit par le général H.-C. Darling sur le Département des Affaires indiennes de l’Amérique du Nord britannique (1828), Heaman affirme que les historiens se trompent en le considérant comme un document réformateur qui allait mener inévitablement à la politique assimilationniste du milieu du 19e siècle. Elle soutient qu’il s’agit plutôt d’un projet conservateur qui vise l’autocivilisation et qui reconnaît la capacité d’agir des Premières Nations. Bien que le rapport Durham (1839), le sujet du deuxième chapitre de cette partie, prône l’assimilation des Canadiens français, Heaman soutient que cela n’est qu’une stratégie pour faire adopter le gouvernement municipal. Selon cette lecture, sachant que, dans les mots célèbres de Hume, « la raison est … l’esclave des passions », Durham recherche le soutien dans le chauvinisme de la population britannique du Bas-Canada, population qui s’opposerait autrement à son projet de gouvernance libéral visant à donner du pouvoir politique à la majorité canadienne-française. Le troisième chapitre se penche sur le rapport Bagot (1844), lui aussi sur les questions autochtones, chapitre tournant surtout autour de son auteur principal, le secrétaire du gouverneur, statisticien et protosociologue Rawson W. Rawson. Tandis que Durham cherchait à libéraliser l’accès au politique, Rawson perçoit qu’un tel projet ne pourrait qu’empirer les choses — la population d’ascendance européenne en croissance étant unie, peu importe son origine ethnique, dans le projet de dépossession des peuples autochtones. Rawson voit que le processus de racialisation alors en cours est trompeur ; comme en Angleterre où il a appris à faire des enquêtes sociales, Rawson blâme la pauvreté et non pas quelque trait supposément inhérent de la population marginalisée —, voyant en ce processus un mécanisme de transfert de richesse des colonisés vers les colonisateurs. La solution de Rawson est de résister à l’appel du gouvernement responsable afin de maintenir la Couronne comme point de contact pour les Premières Nations. La troisième et dernière partie du livre se compose de trois chapitres, dont chacun est une biographie plus ou moins détaillée d’un homme marquant de la deuxième moitié du 19e siècle. Dans le premier, Heaman dépeint Joseph-Charles Taché, l’architecte du recensement canadien moderne, comme un précurseur en matière des théories de la démocratie au pays, quelqu’un qui avance une vision similaire à celle que proposent les historiens …
Heaman, E.A. Civilization. From Enlightenment Philosophy to Canadian History (Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2022), 616 p.
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Brian Gettler
Université de Toronto
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