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Bien peu peuvent se targuer de connaître les pionniers du film d’animation canadien, au-delà de Norman McLaren et autres lauréats de prix prestigieux, et la situation est encore plus abyssale pour les pionnières de ce cinéma, dont les réalisations sont honteusement passées sous silence dans le grand récit de l’histoire du cinéma. C’est à ce travail de réintégration des femmes dans l’histoire du cinéma que se consacre l’autrice Marie-Josée Saint-Pierre, professeure à l’École de design de l’Université Laval et elle-même réalisatrice et scénariste de courts métrages d’animation. Son ouvrage, issu de sa thèse de doctorat (UQAM), offre une perspective originale sur les femmes cinéastes de l’Office national du film (ONF). À la confluence des études féministes, des arts cinématographiques et de l’histoire sociale et culturelle du Canada, l’autrice s’intéresse à la manière dont ces cinéastes ont forgé leurs parcours professionnels dans des conditions souvent difficiles. Mais surtout elle montre comment leur cinéma d’avant-garde et parfois commercial révèle l’oppression des femmes avec beaucoup de conviction et d’inventivité formelle.
Saint-Pierre montre aussi les limites interprétatives, les clôtures de sens de ces discours cinématographiques féministes qui se veulent un « outil de conscientisation au changement social » (p. 218) mais qui sont le plus souvent libéraux et hétéronormatifs. Elle contextualise et analyse le son, l’image, la structure narrative de plus de 20 films d’animation, pour la plupart produits entre 1960 et 1989, une période qui aurait mérité d’être mieux justifiée. Pour notre plus grand bonheur, l’autrice a cru bon d’inclure 42 illustrations – arrêts sur image, croquis de story-boards – dans l’ouvrage. Elle exploite une riche documentation archivistique en provenance du fonds d’archives de l’ONF. Les propositions de film, les procès-verbaux décisionnels, les rapports de production, les scénarios originaux et finaux mettent en relief les luttes de pouvoir internes, les résistances fréquemment hostiles et sexistes que les cinéastes rencontrent et auxquelles elles résistent avec agentivité. À certaines occasions, les archives sont muettes à ce sujet, et l’autrice émet des hypothèses partiellement fondées sur ce qui s’est réellement passé. Malheureusement, elle a fait le choix de ne pas réaliser d’entrevues avec les animatrices et réalisatrices de cette époque, pour la plupart encore vivantes. De telles entrevues auraient donné voix au chapitre à ces femmes exceptionnelles, leur auraient restitué une plus grande agentivité et nous auraient permis de mieux saisir leurs intentions initiales.
Saint-Pierre propose une analyse éclairante des différences de traitement entre femmes anglophones et femmes francophones. Elle fait quelques rares incursions explicatives autour de la race, de l’appartenance sociale et de l’orientation sexuelle. Mais on ne peut pas dire que l’ouvrage présente une perspective intersectionnelle systématisante sur le parcours des femmes de l’ONF. L’autrice insiste davantage sur ce qui les rassemble que sur ce qui les distingue dans leur démarche hors du prisme du genre.
L’ouvrage est divisé en deux parties. La première traite des conditions socioprofessionnelles des femmes dans la production du cinéma d’animation, des facteurs expliquant leur relégation dans des rôles subalternes et de leur invisibilité dans le grand récit du cinéma. L’autrice retrace d’abord, dans le chapitre premier, les origines et l’évolution des techniques et des pratiques du cinéma d’animation, dans le contexte du cinéma occidental. Le chapitre 2 aborde la redéfinition, au fil du temps, du mandat de l’Office national du film du Canada et ses différentes mutations institutionnelles, en plus de mettre en lumière le travail de l’animatrice Evelyn Lambart, qui a notamment oeuvré avec Norman McLaren. Le chapitre 3 expose, en termes généraux, l’évolution de la représentation des figures féminines au cinéma et la place du féminisme en animation. Le chapitre 4 aborde plus directement les nouvelles voix féministes de réalisatrices de fictions et de documentaires qui émergent dans les années 1960 et 1970 à l’ONF de Montréal, des féministes qui critiquent de plus en plus leurs conditions et qui chambardent l’institution. Le chapitre 5 se focalise sur les actions du gouvernement fédéral et de l’ONF pour souligner l’Année internationale de la femme (1975) à travers l’analyse du contexte de production et du discours du court métrage A Token Gesture (Micheline Lanctôt).
La deuxième partie du livre s’intéresse au corpus des films d’animation féministe de nature plus personnelle des années 1970 et 1980. Le chapitre 6 met en relief la représentation de la maternité dans les films d’animation de Clorinda Warny (1972) et de Joan Hutton et Louise Roy (1974). Le chapitre 7 présente les mythes entourant la place des femmes sur le marché du travail et s’attache à montrer comment le court métrage Illuminated Lives (Ellen Besen, 1989) met en contraste la situation qui prévalait au Moyen Âge et en Nouvelle-France avec la réalité contemporaine. Malheureusement, l’autrice appréhende le sujet avec moins d’aplomb, employant des concepts anachroniques et des interprétations historiques approximatives, sans références valables (p. 165-168). Le chapitre 8 aborde les films d’animation de Francine Desbiens (1985, 1990), de Suzanne Gervais (1975, 1978, 1983), de Luce Roy (1987) et de Clorinda Warny (1980) qui remettent en question les rapports sociaux entre les hommes et les femmes sous l’angle des relations amoureuses, de la sexualité et de la cellule familiale traditionnelle. Finalement, le chapitre 9 est consacré à la démarche des femmes visant à se réaliser dans les arts et à leur intégration dans leurs films d’animation (Suzanne Gervais, 1988 ; Leaf et Soul, 1979) comme autant de mises en abyme subversives.
Malgré quelques faiblesses, l’originalité de cet ouvrage réside dans son croisement analytique de sources archivistiques peu exploitées qui traduisent bien les rapports de force à l’intérieur de l’ONF. On y retrouve de plus une analyse discursive fine, très bien contextualisée et jamais surinterprétative, des thématiques féministes de films qui ont fait école. Deux facettes d’une même réalité, celle de l’inégalité entre les hommes et les femmes, celle de la discrimination et de l’absence de reconnaissance des femmes au cinéma comme dans la société. Cet ouvrage, facile d’approche et agréable à lire, intéressera autant les chercheurs et chercheuses en histoire de l’art et en études canadiennes que les historiens et historiennes et les gens en études féministes. Il concourra, sans l’ombre d’un doute, à une plus grande valorisation du travail de ces femmes pionnières qui ont contribué, à leur échelle, à l’amorce du changement des mentalités.