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L’ambition de cet ouvrage important est pour le moins impressionnante : sans concession, il s’agit de suivre le « roman sentimental » des origines de la littérature québécoise jusqu’à nos jours. Le trajet, bien sûr, n’est pas sans cahots. Ici (à partir des années 1960), le genre sentimental québécois perd en vigueur, au profit des publications étrangères et de la télévision ; là (à partir des années 2000), le nombre des publications est si grand qu’il paraît difficile d’en faire une synthèse représentative ; alors qu’en général (avant 1945), le genre peine à s’épanouir, tant le conservatisme corsète les sentiments, sublimés par la « grandeur de la race ». Or, ces cahots font véritablement le sel de cette recherche, tant Luneau et Warren savent partir des limites (de corpus, de méthode, de définition) pour dynamiser leur analyse. L’ambition se retrouve également dans la composition de ce duo, à cheval entre les études littéraires (Luneau) et la sociologie (Warren). Pas étonnant, à cet égard, que cette lecture systématique du roman d’amour québécois donne accès, comme l’indiquent les auteurs en fin de parcours, à la « codification des sentiments » (p. 309).

L’ouvrage est divisé en six chapitres correspondant chacun à une période. L’amour refoulé (1830-1860) s’intéresse à quelques titres permettant une place (limitée) aux pulsions amoureuses. Les fiancés de 1812 (1844) de Joseph Doutre est l’occasion de présenter l’avènement d’une morale individualiste, qui consiste à voir dans chaque sujet amoureux un être unique. Ces oeuvres sont traversées par des tensions, liées à la morale de l’époque, entre le « droit canon » chrétien convenant que « l’amour ne puisse être imposé de l’extérieur » (p. 40) et la pratique sociale qui tend à contrôler les relations afin d’éviter les déchéances de classe. Les oeuvres de cette période (Charles Guérin [1853] de Chauveau, La tour de Trafalgar [1835] de Georges Boucher de Boucherville) permettent de noter la « lente, quoique laborieuse, progression de l’expression de la passion amoureuse dans la littérature canadienne-française » (p. 59).

La deuxième période correspond à l’amour sublimé (1860-1920). Ce chapitre s’intéresse d’abord à Rosanna Leprohon, la « Jane Austen montréalaise » qui, comme l’épithète l’indique, écrit en anglais. L’influence de l’écrivaine sur la production francophone québécoise permettra un transfert culturel certain, dans la mesure où « le libre choix du conjoint et la valorisation de l’amour conjugal se sont actualisés plus tôt dans la culture anglaise et protestante par rapport à la culture française et catholique » (p. 65). Ce libre choix doit évidemment être contrecarré par la société (ou la morale et le destin) pour assurer au roman sentimental sa tension idoine. Les romans de Laure Conan participent à ce mouvement de même que, plus étonnant, Les Ribaud (1898) d’Ernest Choquette, permettant un léger triomphe de l’amour – entre les « races » ennemies, qui plus est ! Ce triomphe est d’autant plus étonnant que, notent les auteurs, l’endogamie constitue la force structurante des romances : rester dans sa classe, dans son village, dans sa religion, dans sa « race », autant d’impératifs au coeur du discours social. Cette lente naissance du roman sentimental apparaît ainsi dans ses limites et ses possibles ; la conclusion de l’ouvrage soulignera à propos de ces premières années analysées que « De Charles Guérin (1853) à Maria Chapdelaine (1913), on ne compte plus les histoires d’amour étouffées au profit de grands renoncements » (p. 311). Ces renoncements se modifieront quelque peu, au gré d’une sorte de libéralisme, ou plutôt d’un individualisme moins tabou, où le succès individuel passe par les jeux de l’amour. La période suivante, toutefois, n’est pas exempte de tels renoncements.

Cette période d’amour domestiqué (1920-1945) permet d’approfondir la tension entre le conservatisme (assurément patriotique) et l’épanouissement individuel au sein d’une vie sentimentale : « Les autrices et auteurs sont en effet trop occupés de didactique patriotique, de morale catholique et de soucis pratiques pour s’embarrasser beaucoup de sentimentalité, et il ne saurait être question pour eux de sanctionner une image du mariage qui en ferait, comme au cinéma, un voluptueux rêve romantique » (p. 120). Les oeuvres des années 1920 et 1930 se révèlent ainsi hantées par le « roman d’amour catholique » à la française, par les obligations sociales de l’amour, de même, qui « domestiquent » les sentiments afin de leur faire servir une cause plus large, celle de la reproduction sociale. Dans une saillie qui fait sourire (celles-ci ponctuent l’ouvrage avec beaucoup d’à-propos), les auteurs notent : « Dans le roman sentimental de l’entre-deux-guerres, on aime selon son rang, selon sa classe, selon sa “race”, et quand on aime ainsi, on n’a pas besoin d’aimer beaucoup » (p. 129). Un sous-titre résume la situation : « Le coeur a ses raisons que la raison connaît ». Les oeuvres parues chez Édouard Garand (éditeur nationaliste et populaire des années 1920-1930) et celles du courant régionaliste permettent d’appuyer les analyses.

Avec l’amour célébré (1945-1965), l’ouvrage semble atteindre le coeur de son propos. En effet, les romans en « fascicules » parus aux éditions Police-Journal forment le corpus idéal pour L’amour comme un roman. Ces romans sentimentaux correspondent d’ailleurs à une évolution sociale importante : l’avènement de la quête anxieuse du mariage. « Les jeunes femmes se ruent vers le mariage, à tel point que celles âgées d’à peine vingt ans qui n’ont pas de petits amis se désespèrent de jamais se trouver un époux » (p. 168). Cette quête sociale s’ancre résolument dans le corpus, comme l’énoncent Luneau et Warren en manière d’hypothèse de lecture : « En devenant la femme d’un homme respectable, il s’agit pour elle de passer de l’état de jeune fille, fragile et vulnérable, à celui de femme socialement reconnue » (p. 170). Alors que naît le flirt comme « acte privé dans l’espace public » (p. 184), la romance devient socialement plus acceptable, car garante d’un succès social.

Les deux dernières périodes, celles de l’amour sériel (1965-2000) et de l’amour malgré tout (depuis 2000), mettent en avant des influences étrangères (la collection Harlequin et le photo-roman, pour la première période, Les cinquante nuances de Grey et la chick-lit pour la deuxième) ; l’endogamie « à la québécoise » ne semble plus envisageable tant on semble pénétrer au sein d’un récit sentimental mondialisé, uniformisé. Ces deux derniers chapitres n’en sont pas moins pertinents : ils laissent place, en vérité, aux constats sociologiques les plus troublants, notamment en ce qui concerne la place de la sexualité dans le roman sentimental et, par-delà, la place de la sexualité dans la façon qu’on a de se raconter l’amour.

L’amour comme un roman, que cela serve de derniers mots à cette présentation, ne se contente pas d’être un ouvrage savant ; il y a là-dedans de véritables idées qui dépassent les démonstrations froides. On comprend mieux les modalités de l’expression sentimentale et on s’étonne que le roman « à l’eau de rose » puisse nous aider dans cette compréhension.