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Virginie Hébert présente dans cet essai les résultats de sa recherche de doctorat portant sur les débats publics autour de la langue anglaise et de son enseignement au Québec.

Prenant comme point de départ un élément déclencheur de l’actualité (la réforme de l’apprentissage intensif de l’anglais dans le système scolaire québécois mise en place sous le premier ministre Jean Charest en 2011), l’autrice propose de retracer en 11 chapitres le parcours historique des mythes et idéologies linguistiques entourant l’enseignement de l’anglais au Québec depuis le Régime britannique. Plus précisément, après avoir identifié certains motifs récurrents dans la rhétorique des débats (par exemple, le mythe de l’anglais comme langue universelle), elle documente l’arrière-plan idéologique de ces leitmotiv et analyse le cadre historique, social et politique ayant permis leur émergence. Au fil des discussions historiques qu’elle analyse, deux conceptions de l’anglais s’affrontent : une conception culturelle qui le rattache à une identité ethnolinguistique spécifique au Canada, et une conception pragmatique qui le valorise en raison de son statut et de sa distribution sociolinguistiques.

Comme d’autres travaux sur les idéologies linguistiques, l’autrice démontre que le discours sur la langue camoufle ou reflète des luttes de pouvoir plus larges (politiques, sociales ou économiques) qui le sous-tendent. On se bat sur les questions de langue, mais ces débats sont aussi des luttes pour reconfigurer les relations de pouvoir et la structuration de la société à mesure que le paysage linguistique et l’espace public québécois se modifient.

À travers une riche recherche historique mettant en avant de nombreux exemples tirés de documents d’archives et de la presse, Hébert illustre comment les débats sur l’apprentissage et l’enseignement de l’anglais au Québec deviennent progressivement une confrontation entre plusieurs « métacadres » antagonistes (des systèmes explicatifs qui permettent aux acteurs sociaux d’interpréter et de définir les enjeux dont on débat, p. 18). Elle montre en particulier comment, à différentes époques et sous la plume/voix de différents acteurs sociaux, deux cadres principaux semblent souvent ressurgir et s’affronter : un cadre nationalisant défendant une identité québécoise propre (dont le français est un élément et un symbole central) pour laquelle l’anglais est une menace, d’une part, et un cadre globalisant valorisant l’anglais comme langue universelle ou clé de la réussite socioéconomique, d’autre part. En fonction de ces différentes grilles de lecture des enjeux linguistiques, les arguments pour ou contre certains programmes d’enseignement de l’anglais « nationalisent » ou « dénationalisent » le débat.

Le terrain choisi par Hébert est riche : si le cadre globalisant est partagé avec d’autres régions du monde et d’autres régions francophones (où l’on peut retrouver certains des arguments valorisant l’anglais comme clé de la réussite socioéconomique et de l’employabilité, par exemple), les tensions entre anglais et français dans l’histoire politique québécoise illustrent aussi des processus propres de différenciation sociopolitique par la langue (qu’il aurait peut-être parfois été utile de mettre en contraste avec ceux des communautés francophones minoritaires dans le reste du pays).

En montrant comment le cadre « nationalisant » faisant du français un élément central de l’identité canadienne-française s’est développé dans l’espace public dans les premières décennies du 20e siècle, et comment il se réarticule en fonction des débats tout au long du 20e siècle et au début du 21e, Hébert nous rappelle que cette valeur d’une langue comme symbole national ne va pas de soi et que la lecture que ce cadre fait du bilinguisme lui est spécifique.

Les journaux analysés par l’autrice laissent transparaître la montée (puis la résurgence) des tensions ethnolinguistiques, à mesure que la langue française est articulée à un ensemble de valeurs vues comme constituant la culture canadienne-française. Plusieurs des documents cités sont très à propos : ils témoignent notamment de moments où une langue commune n’est pas toujours vue comme un élément indispensable de l’unité et de l’unification nationales et où l’on considère donc surtout le multilinguisme de façon pragmatique (en des termes souvent économiques).

En choisissant comme fil conducteur les réformes successives de l’enseignement de l’anglais au Québec au 20e siècle, Hébert fait aussi ressortir comment les discours dans l’espace public mettent en place plusieurs clés de lecture concurrentes quant à la nécessité ou l’importance de l’apprentissage de l’anglais. Hébert montre que ces différentes clés de lecture des enjeux linguistiques (nationalisantes, globalisantes ou encore libéralisantes) ressurgissent de façon cyclique dans les débats publics.

Par son analyse des politiques éducatives, Hébert renforce aussi (chapitre 8) l’argument convaincant avancé par plusieurs historiens du nationalisme québécois, qui ont montré que la tendance nationalisante réémerge spécifiquement à des moments clés où la situation du français et des francophones est perçue comme menacée (par des statistiques alarmantes ou encore par des politiques provinciales ou fédérales, par exemple). Ainsi, c’est à un sentiment de fragilité de la communauté que l’on réagit avec des discours mettant en avant l’importance de défendre la nation, dont le trait définitoire serait la langue française.

Finalement, les chapitres sur l’histoire récente montrent que les discussions ne se limitent pas à la question de savoir s’il faut ou non enseigner l’anglais de façon obligatoire, mais aussi quand et comment il faut l’enseigner. Des discours d’apparence pédagogique laissent alors poindre une fois de plus une lutte des cadres interprétatifs du multilinguisme au Québec. Derrière les débats sur l’âge auquel on doit apprendre l’anglais, ou encore sur le nombre d’heures des programmes ou sur leur forme (par exemple celle des bains linguistiques), les mêmes tensions s’affrontent : saisit-on le bilinguisme comme une compétence individuelle à maîtriser pour l’épanouissement de chacun ou comme un enjeu collectif touchant à l’identité de groupe ?

L’évolution historique des politiques linguistiques et des attitudes envers les langues qu’Hébert documente permet de mieux comprendre les arguments du débat contemporain (et peut-être la nature irréconciliable de certains arguments), mais aussi le cadre plus large dans lequel certaines idées reçues sur les langues et leur place dans la société québécoise s’inscrivent. Son livre illustre clairement à quel point le discours public sur les langues peut finir, au fil des débats, par paraître « aller de soi ». Faire l’histoire des attitudes linguistiques permet d’éviter cette naturalisation des arguments et nous aide à mieux comprendre les enjeux politiques et socioéconomiques dont il est question dès que l’on parle de langue au Québec.