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Dans Distant Stage, Eric Fillion s’intéresse à la place du Québec et au rôle joué par le ministre plénipotentiaire (et plus tard ambassadeur) Jean Désy dans le développement des relations bilatérales entre le Canada et le Brésil au cours des années 1940 et au début des années 1950, menant entre autres à l’adoption en 1944 de la première entente culturelle signée par le Canada avec un partenaire étranger. Débordant d’initiative et presque laissé à lui-même par le ministère des Affaires extérieures, Désy improvise avec doigté en confiant des mandats impromptus d’ambassadeurs à plusieurs musiciens et artistes visuels renommés. Il pose ainsi les bases d’une diplomatie culturelle canadienne dynamique, sans toutefois arriver à pérenniser son influence.

L’ouvrage, tiré d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Concordia en 2019, se distingue par son approche en partie inspirée des études sonores, une denrée rare au sein de la production historiographique canadienne et, plus encore, québécoise. Chez Fillion, l’histoire de la diplomatie ne fait pas que s’écrire, se lire ou se prononcer ; elle est aussi audible, visible et sensible. L’historien a assemblé et analysé un impressionnant corpus de sources étatiques, d’oeuvres sonores et visuelles, de correspondances et d’articles de journaux tirés de fonds d’archives disponibles au Canada et au Brésil. Son choix d’apprendre la langue portugaise témoigne d’ailleurs d’une volonté sincère d’exposer les réalités propres aux deux pays. Fillion montre bien comment les dirigeants brésiliens, avec en tête le président et dictateur Getúlio Vargas, font preuve d’agentivité face aux initiatives de leurs interlocuteurs. Distant Stage accorde aussi une place de choix à l’histoire de la diplomatie culturelle états-unienne, un détour indispensable considérant le rôle hémisphérique prépondérant du pays à l’époque du « bon voisinage », de même qu’à celle de la France, pôle intellectuel et artistique d’une partie de l’élite brésilienne depuis le 19e siècle, un facteur clé dans le positionnement privilégié et médiateur du Québec francophone, catholique et « latin » dans la stratégie diplomatique de Désy.

Le livre est divisé en sept courts chapitres qui révèlent autant d’épisodes pendant lesquels le Brésil a joué le rôle de « scène distante » pour la diplomatie culturelle canadienne, participant à la construction de l’identité nationale du Canada, de même qu’à sa performance et à sa projection internationales. Dans le premier chapitre, l’auteur présente les rapprochements et les ententes préalables qui mettent la table à une instrumentalisation mutuelle des deux pays dans leur volonté de se positionner comme puissances moyennes dans l’ordre mondial de l’après-guerre. Le deuxième chapitre permet à Fillion d’étayer la notion de « communautés musicalement imaginées ». À l’invitation de Désy, le pianiste Jean Dansereau et sa femme, la soprano Muriel Tannehill, offrent une série de spectacles scéniques et diffusés par Rádio Nacional qui consolident la place de la « musique sérieuse » comme médium de prédilection pour établir les rapprochements culturels entre les deux pays. Le troisième chapitre porte sur les principales réussites structurantes de Désy, notamment la fondation de l’Instituto Brasil-Canadá et la signature de l’entente culturelle bilatérale en 1944 en collaboration avec Temístoclès da Graça Aranha, directeur de la Divisão de Cooperação Intelectual. Les Affaires extérieures doutent toutefois de la pertinence des démarches de Désy et s’inquiètent de la création de précédents coûteux sur le plan tant national qu’international.

Au quatrième chapitre, Fillion se concentre sur la tournée brésilienne du Quatuor Alouette en octobre 1945, moment marqué par la fin de l’Estado Novo et la destitution de Vargas. Déjà forts d’une expérience d’ambassadeurs culturels en Europe et aux États-Unis, les folkloristes arrivent à imposer leur antimodernisme aux échanges diplomatiques en mettant en avant l’héritage catholique du Canada français. Le cinquième chapitre se tourne vers les expositions d’arts visuels Pintura Canadense Contemporânea (1944 et 1945) et Arte Gráfica do Canadá (1946), qui attirent des dizaines de milliers de visiteurs à Rio de Janeiro et São Paulo et permettent à des artistes modernistes canadiens-français comme Jacques de Tonnancour de gagner en légitimité tout en projetant l’image de Montréal comme métropole artistique francophone. La cohabitation de l’art folklorique et de l’art moderne dans les expositions, qui vise à montrer le progrès rapide des arts au Canada, contribue à la dissémination d’un discours de la disparition qui invisibilise les Autochtones du Canada.

Le sixième chapitre porte sur le séjour brésilien des compositeurs Ernest MacMillan et Claude Champagne en 1946 et sur le rôle de la diplomatie culturelle dans les débats sur le soutien étatique à la culture au Canada. Selon Fillion, la décision d’amplifier la « musique sérieuse » et d’étouffer les sons vernaculaires du Canada et du Brésil rend audible le caractère structurant de la race et de la classe dans les rapprochements entre les deux pays. Dans le dernier chapitre, l’historien se penche sur l’accueil mitigé réservé au concert du compositeur Heitor Villa-Lobos à Montréal en 1952, diffusé en direct en Amérique du Sud et organisé par Désy dans le cadre de ses nouvelles fonctions à CBC International Service. Il conclut en soulignant l’impuissance des gouvernements canadiens depuis les années 1950 à tirer parti de ces expériences passées. Ceux-ci auraient pourtant pu apprendre de Désy l’importance d’écouter et d’observer attentivement le paysage sonore et culturel de ses interlocuteurs afin d’intégrer leurs horizons esthétiques et politiques à la stratégie diplomatique canadienne.

En filigrane, Fillion fait la démonstration que la construction, la performance et la projection nationales mises en scène à travers la diplomatie culturelle des deux pays reposent sur une conception profondément élitiste et colonialiste du politique et du culturel. Désy, Vargas et les artistes mobilisés à titre d’ambassadeurs impromptus confondent et amalgament constamment leur propre identité et leurs propres intérêts avec ceux de leur nation. En contrepoint, ce lecteur aurait apprécié un peu plus d’exemples vernaculaires ou « populaires » de performance et de réception de l’identité nationale ayant été boudés par la diplomatie mais appréciés par le public — comme ceux, rapidement abordés par l’auteur, d’Alys Robi et de Carmen Miranda. Il s’agit là d’un souhait plutôt que d’une critique, qui n’enlève donc rien à la valeur d’ensemble de cet ouvrage remarquable.