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Ce n’est qu’au cours des quinze dernières années que les historiens et historiennes de l’empire et de l’Atlantique français ont commencé à réfléchir de façon critique au rôle qu’a joué le droit dans la colonisation et la construction impériale. Cet ouvrage collectif de treize chapitres fait oeuvre utile. L’état de la question qu’on y dresse démontre l’utilisation riche et créative que font les chercheuses et chercheurs des archives judiciaires et les invite à réfléchir profondément à qui sollicite un jugement des institutions judiciaires et dans quelles circonstances.
Le but principal de l’ouvrage, qui a ses origines dans un colloque tenu à North Hatley au Québec en mai 2018, est d’étudier des procès civils intentés dans différents espaces coloniaux et impliquant une variété d’acteurs afin de mettre en lumière la manière dont le droit et les pratiques judiciaires se construisent « outre-mer » et les façons dont le droit et l’empire sont mutuellement constitutifs. Rédigés par des spécialistes américains, français, québécois et canadiens, dont certains sont bien établis et d’autres en début de carrière, les chapitres englobent les océans Atlantique et Indien, même si la grande majorité porte sur la Nouvelle-France/Québec et les Antilles. Mis bout à bout, ils traversent les deux siècles ou presque séparant 1640 et le début du 19e siècle, avec une concentration particulière sur la période commençant à la moitié du 18e. L’ouvrage est divisé en cinq parties : « Reading Colonial Legal Records Against the Grain » ; « Between Metropole and Periphery » ; « Chains of Property and Obligation » ; « Circuits of Power and the Testimony of the Marginal » et « Divided Sovereignties, Legal Hybridities ».
Rédigée par les directeurs de l’ouvrage, l’introduction offre une riche contextualisation historiographique et méthodologique des chapitres qui suivent. L’ouvrage collectif s’inspire de – et dialogue avec – trois historiographies bien établies : l’historiographie révisionniste de l’absolutisme français, l’histoire du droit et des pratiques judiciaires en France à l’époque moderne et l’histoire des « légalités coloniales » (colonial legalities) – c.-à-d. les pratiques sociojuridiques par opposition à la doctrine – dans les colonies anglo-américaines et espagnoles. À l’instar des deux dernières historiographies citées, Voices in the Legal Archives conçoit le droit comme un ensemble de règlements, de langages et d’outils qui peuvent être mobilisés par un éventail d’acteurs – des bien nantis et privilégiés aux marginalisés et racisés – pour faire avancer leurs intérêts. Les directeurs contestent vigoureusement deux tendances de l’historiographie du premier empire français : celle qui conçoit le droit comme une entité fixe, créée par le roi et ses ministres et mise en vigueur par l’entremise des édits et ordonnances ; et celle qui recherche des légalités communes partout dans l’empire, une quête fondée sur l’hypothèse que la monarchie avait pour but d’uniformiser les lois et les institutions judiciaires afin de créer un empire cohérent. Or, ce que révèlent les archives judiciaires, affirment Christie, Gauvreau et Gerber, c’est la diversité des lois et des pratiques façonnées par les circonstances locales, et le souci d’équité de magistrats peu enclins à adhérer mécaniquement aux édits, auxquels se sont longtemps fiés les historiens et historiennes. Dans son ensemble, l’ouvrage veut interpréter la « formation de l’Empire et de l’État dans le monde français à l’époque moderne comme le résultat d’actions juridiques quotidiennes » (p. 20).
Une des forces de l’ouvrage est l’attention portée aux archives comme objet d’étude en soi, à la manière dont elles sont constituées et réduisent au silence certaines voix ou créent des absences. Dans « Controlling Haitian History », Malick W. Ghachem réfléchit aux relations entre le droit et l’histoire ainsi qu’à la politique des archives à travers l’étude des Loix et constitutions des colonies (1784-1790) de Moreau de Saint-Méry. Il démontre que les événements révolutionnaires en France et à Saint-Domingue ont complètement changé la façon dont les historiens étudieraient cette collection de documents plus tard. Alors que l’objectif du recueil était de servir de guide aux futurs magistrats et administrateurs coloniaux – un ensemble de « droit vivant » –, les révolutions l’ont transformé en « un document qui regarde vers le passé plutôt que vers l’avenir » (p. 79). Ghachem nous invite à porter une attention particulière à ce que les archives laissent entrevoir des « résultats non aboutis, ces avenirs alternatifs » (p. 82).
D’autres contributions font face au défi méthodologique qu’est la récupération des voix que les structures juridiques construites pour les élites voulaient supprimer. Dans le seul chapitre sur l’océan Indien, Susan Peabody prend comme étude de cas les deux poursuites intentées en 1820-1821 contre le capitaine du navire Le Succès pour participation illégale à la traite des esclaves, d’abord devant la justice française à l’île Bourbon (La Réunion), ensuite devant l’amirauté britannique à l’île Maurice. Le traitement distinct des esclaves dans les deux systèmes judiciaires met en relief leur double statut d’êtres humains et de biens : alors que leur témoignage fait partie intégrante du procès mené par les Français, le procès britannique met l’accent sur leur statut à titre de propriété, comme en témoigne l’inventaire dressé. Dans sa contribution au débat sur le statut des esclaves comme meubles ou immeubles dans les Antilles, Matthew Gerber analyse un procès au sujet du rapt prétendu d’une esclave pour démontrer comment des esclaves peuvent « déstabiliser/chambouler » les idéologies qui sous-tendent le débat par le biais de leurs actions même quand ils sont réduits au silence dans les archives. Si ce type de silence est le plus flagrant, d’autres contributions par Dominique Deslandres et les coauteurs Nancy Christie et Michael Gauvreau examinent les façons dont les contraintes juridiques qui pesaient sur les femmes en raison de leur statut subordonné pouvaient être contournées ou même mobilisées en leur faveur (« Voices of Litigating Women in New France during the Seventeenth and Eighteenth Centuries » ; « Contested Spaces of Law and Economy »). Par contraste avec ces chapitres sur les silences, le chapitre de Marie Houllemare sur des cas d’interdiction pour cause d’incapacité mentale à Saint-Domingue au 18e siècle démontre que « la voix même de l’homme malade était la preuve la plus solide de sa démence » (p. 119).
Une autre force de l’ouvrage est le regroupement par thème des chapitres portant sur différentes aires spatiotemporelles. Par exemple, les trois chapitres regroupés dans la troisième partie, « Chains of Property and Obligation », attestent de la richesse des procès civils comme moyen d’étudier les relations en matière de crédit. Dans sa contribution mentionnée ci-dessus, Gerber observe que le débat sur le statut des esclaves était particulièrement important puisqu’ils se trouvent au coeur des relations entre créancier et débiteur : les planteurs achetaient des esclaves à crédit des compagnies et demeuraient souvent débiteurs à long terme. Le défi pour le roi était de déterminer les conditions dans lesquelles des saisies pouvaient se faire, une décision qui nécessitait un juste équilibre entre la rentabilité des compagnies de traite et la productivité des plantations. Dans un chapitre bien argumenté s’appuyant sur les actes notariés, Meredith Gaffield analyse les façons dont les petits Blancs développaient des relations commerciales au Cap-Français, à Saint-Domingue. Contrairement aux historiens qui constatent une intégration raciale croissante en raison des droits commerciaux et civils exercés par les gens de couleur, Gaffield avance que le marché du crédit s’est racialisé : plus le risque était élevé, plus les petits Blancs favorisaient des contrats avec des Blancs. Dans « The Inhabitants “Appear Are Not Such Fools as a Menny Thinks” », Nancy Christie et Michael Gauvreau infirment l’image classique d’une classe paysanne pauvre, fortement endettée et exploitée par des marchands et seigneurs avides au Québec après la Conquête. Au contraire, en examinant le tribunal des petites créances (court of requests) – dont la clientèle principale regroupait des artisans, des journaliers et des commerçants –, les auteurs soutiennent que les paysans se révélaient être « des petits capitalistes alimentant un marché global » (p. 230) et des consommateurs avides des biens manufacturés britanniques. Un autre exemple de regroupement d’articles qui se répondent est la dernière partie, « Divided Sovereignties, Legal Hybridities », dans laquelle Heather Freund et Christie et Gauvreau mettent en relief la contingence du droit dans le contexte du transfert de souveraineté de la France à la Grande Bretagne (« When French Islands Became British » ; « Contested Spaces of Law and Economy »).
Collectivement, les chapitres, qui sont généralement de haute qualité, atteignent amplement le but premier de l’ouvrage. Cela dit, la force du livre est un peu minée par son étendue géographique – et, dans une moindre mesure, chronologique – limitée. La Louisiane, la Guyane, l’Afrique et l’Inde sont absentes (les directeurs reconnaissent qu’elles sont « moins traitées » dans une note de bas de page). Un autre texte, quoique de bonne qualité, n’a aucune dimension coloniale. Sur le plan chronologique, on aurait aimé une périodisation plus égale. (Un peu étrangement, les directeurs avancent que la période 1713-1763 est la moins traitée jusqu’ici et que pour cette raison les textes se concentrent sur celle-ci, mais ce n’est pas le cas.) L’intégration des légalités coloniales de la première moitié du 17e siècle dans la discussion aurait permis de voir l’évolution des relations entre colonies et métropole avant et après l’institutionnalisation de la justice outre-mer. On aurait également apprécié un plus ample traitement de l’imbrication des traditions juridiques françaises et autochtones. En effet, seulement deux chapitres font référence aux expériences des Autochtones des cours de justice françaises.
L’introduction solide contextualise les chapitres en faisant des comparaisons intraimpériales (souvent avec la Nouvelle-France) et interimpériales. J’aurais apprécié une courte conclusion, peut-être par un historien ou une historienne du droit en France à l’époque moderne, pour dresser un bilan. Enfin, on aurait souhaité une plus grande attention de la part de l’éditeur, au vu des nombreuses fautes de frappe et de quelques notes de bas de page et de phrases répétées.
Ces réserves mises à part, ce premier ouvrage collectif sur les légalités coloniales dans le premier empire français est bien réussi. Il met en évidence le dynamisme de ce domaine de recherche prometteur et déjà florissant.