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En 1896, le village de Villeray est fondé en se détachant de la paroisse agricole du Sault-au-Récollet, quelques années après le début de l’exploitation d’une carrière de calcaire toute proche et après qu’une ligne de tramway électrique sur la rue Lajeunesse en a facilité l’accès[1]. C’est dans ce contexte que deux hauts dirigeants de la Banque de Montréal, George Drummond et un partenaire qui lui sert vraisemblablement de prête-nom, Henry Vincent Meredith[2], mettent en vente des centaines de lots situés dans le village, juste au sud de la future église Notre-Dame-du-Rosaire, construite en 1900. Cette année-là, la compagnie d’assurances Sun Life, qui vient d’acheter une partie de la terre de Stanislas Jarry, se lance à son tour dans la vente immobilière dans un secteur du village récemment agrandi[3], juste au nord de l’église dont elle a, par ailleurs, facilité financièrement la construction.

L’histoire du village, qui donnera plus tard son nom à un quartier beaucoup plus étendu, est certes indissociable de ces acteurs fonciers bien connus, mais un troisième intervenant a peut-être joué un rôle tout aussi important, bien que son nom n’évoque sans doute rien à qui que ce soit. Il s’agit du promoteur immobilier Philorum Simard, connu seulement des spécialistes d’histoire du théâtre et des arts de la scène[4] puisqu’il a été impliqué, avec son fils Omer, dans la création et les activités d’un musée de cire ambulant au tournant du 20e siècle.

En fait, Simard s’active dans la vente de terrains situés en périphérie du village. La figure 1 délimite l’ensemble de la zone que nous appelons le Vieux-Villeray. Outre le village proprement dit, le Vieux-Villeray se compose également d’habitations érigées en dehors de ses frontières et identifiées grâce aux listes nominatives du recensement de 1901 et aux annuaires municipaux. Située à l’extérieur du champ de taxation du village, la Pointe de Letang accueille une de ces zones d’urbanisation périphériques[5] et constitue le théâtre des activités de Simard. Délimitée sur la figure 1 par des tirets noirs[6], cette pointe de terre a été nommée en l’honneur de ses deux propriétaires, les frères Calixte et Anselme Letang, quincailliers, qui l’ont achetée et lotie en 1896. Onze ans plus tard, elle sera finalement annexée à Montréal.

Figure 1

Le Vieux-Villeray au début du 20e siècle.

Photographies aériennes, 1958, Archives de la Ville de Montréal, VM97-3_02_12-103 et VM97-3_02_13-037

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Grâce notamment au fonds d’archives de l’arrière-petit-fils de Philorum, Alain Simard[7], promoteur de spectacles, nous disposons d’une documentation originale, composée notamment de certains livres de comptes, qui nous permet de lever le voile sur ses activités immobilières. Les généreuses conditions d’accession à la propriété que Simard accorde aux acheteurs de ses terrains favorisent l’arrivée de familles ouvrières, car il a recours sur une base régulière à un mécanisme foncier aujourd’hui oublié[8] : les promesses de vente.

Résumée en quelques mots, la promesse de vente est une entente privée entre un propriétaire foncier, souvent une société immobilière, et un acheteur, selon laquelle le premier s’engage à vendre un terrain au second, appelé promettant acquéreur, en exigeant, à la signature, un petit acompte et le paiement des futures taxes foncières afférentes. En contrepartie, le promettant acquéreur peut, s’il le désire, occuper immédiatement le terrain, en respectant un calendrier de remboursement établi à la signature et dont les paiements, incluant les intérêts, peuvent s’étaler sur plusieurs années. S’il occupe tout de suite le lot, il se construira rapidement une maisonnette, en général une « shoebox » qu’il pourra, au fil du temps, agrandir et améliorer au gré des maigres surplus dégagés du budget familial. En fait, l’autoconstruction ouvrière trouve assurément un de ses fondements dans ce mécanisme foncier qui donne accès à peu de frais à des lots généralement situés aux marges de la ville.

S’il est un nom qui a marqué l’historiographie montréalaise, c’est sans nul doute celui de Paul-André Linteau, avec son étude sur la ville de Maisonneuve[9]. En orientant le regard vers les quartiers et anciens villages montréalais, la nouvelle approche inaugurée par cette étude a mis l’accent sur des conseils municipaux soumis à des jeux de pouvoir et a privilégié une histoire qui prend appui sur les rôles d’évaluation foncière municipaux[10]. Ces rôles, plus faciles à exploiter que leur contrepartie, le registre foncier, deviennent des sources essentielles pour suivre l’occupation du territoire et rendre compte des richesses[11] et des tractations foncières.

Un autre ouvrage de l’historiographie montréalaise qui a fait date est certainement celui des géographes-historiennes Sherry Olson et Patricia Thornton publié en 2011[12]. Synthèse de travaux échelonnés sur quelques décennies, ce livre dirige le récit historique vers une histoire familiale qui se différencie selon les trois principales communautés culturelles montréalaises au cours de la deuxième moitié du 19e siècle. Permettant de suivre à la trace les familles échantillonnées, la multiplicité des sources utilisées est exemplaire. Parmi celles-ci, on trouve les habituels rôles fonciers annuels qui racontent une histoire fiable et officielle, mais également quantité d’actes provenant de centaines de greffes de notaires. Ces derniers, devenus plus accessibles grâce à leur mise en ligne[13], ne cessent d’apporter, comme l’illustre cet ouvrage, des regards ponctuels particulièrement éclairants[14] sur le 19e siècle et le début du 20e siècle.

Selon nous, le recours aux actes notariés permet, en fait, d’aller plus loin en autorisant un regard différent sur les rôles et le registre fonciers puisque ceux-ci ne sont que le reflet des activités foncières officielles que la loi oblige à rendre publiques. En effet, les mêmes archives notariales permettent à l’occasion d’accéder à des contrats ou conventions sous seing privé qui révèlent une autre histoire foncière à l’abri des regards, comme les promesses de vente. Ces dernières peuvent se concrétiser et déboucher sur une occupation du territoire quelques années avant de se transformer finalement en document public sous la forme d’enregistrements dans le registre foncier.

Avant de poursuivre, il convient de mentionner que nous avons récemment abordé ailleurs ce sujet dans une perspective exploratoire afin d’attirer l’attention sur le phénomène des promesses de vente. Promesses qui ont, selon nous, entraîné une urbanisation des territoires plus précoce qu’on le croyait, et qui ont également contribué à l’apparition d’une première génération de maisons de type shoebox[15]. Nous croyons maintenant que le moment est venu d’approfondir le sujet en examinant un ensemble de promesses de vente mis en oeuvre par un individu, Philorum Simard, dans un espace bien circonscrit, la Pointe de Letang. Nous décortiquons les promesses de vente afin de voir dans quelle mesure elles ont permis à la classe ouvrière d’accéder à la propriété, et de dégager un portrait de ces individus en quête de lots à bâtir que sont les promettants acquéreurs et que nous appelons ici promettants.

Investir dans la Pointe de Letang

C’est au tout début du 20e siècle qu’on peut faire remonter l’intérêt de la famille Simard pour Villeray, probablement, au départ, dans une perspective de profits immédiats ou encore de diversification de ses actifs. Ainsi, en novembre 1900, Philorum achète trois petits lots contigus à bâtir dans la Pointe de Letang. Ayant déboursé la somme de 150 dollars, il les revend le jour même, avec un bon profit, à Joseph Edmond Tremblay pour 208,20 $[16]. C’est sans doute un peu avant que son épouse, Mélina Plante, a pris une option sur quatre terrains de la Pointe, en signant deux promesses de vente qui n’ont malheureusement pas été conservées.

Parallèlement, la faillite des frères Letang provoque une saisie des terrains de la Pointe suivie de leur revente aux enchères. C’est dans ce contexte qu’en mars 1901, Simard débourse 3 200 dollars pour un premier bloc de 60 terrains. Bien qu’en bonne partie hypothéquées[17], ses quelques propriétés montréalaises ont certainement gonflé ses capacités d’emprunt, car son achat est entièrement financé par un prêt hypothécaire d’une durée de cinq ans consenti le même jour par le notaire Joseph Olivier Lamarche[18]. Six mois plus tard, il acquiert un dernier bloc de 173 terrains de la Pointe[19] au coût de 6 000 dollars et en versant cette fois 1 500 dollars comptant[20].

Dorénavant, quiconque cherche un terrain dans ce secteur doit passer par Philorum Simard. Ses terrains, qui relèvent de la paroisse agricole de Saint-Laurent, n’offrent cependant ni eau courante ni service d’égout, de sorte que les premiers occupants doivent se contenter de latrines et de quelques puits artésiens[21], alors que les familles ouvrières les plus démunies de la ville de Montréal ont depuis peu accès à l’eau courante et aux toilettes à eau[22]. Par contre, ils sont bien desservis par le tramway électrique de la Montreal Park & Island Railway[23].

Par rapport à sa pratique immobilière antérieure, les deux achats de 1901 constituent une rupture puisque, de petit spéculateur, Simard devient promoteur immobilier. Il parvient à financer à 100 pour cent les 233 lots achetés auprès du notaire Lamarche qui exige, comme modalité de remboursement, 40 dollars pour chaque terrain vendu, plus des intérêts payables deux fois par année[24].

Encore inscrit dans l’annuaire en 1903 comme résidant du quartier Saint-Jean-Baptiste, Simard se déclare également agent immobilier de la « Pointe de Letang, Villeray[25] ». C’est d’ailleurs à cette époque qu’il érige en plein coeur de son « fief » une maison à deux étages avec toit en mansarde aujourd’hui disparue. De là, entouré de nombreux promettants, il dirige ses activités immobilières avec son fils Omer. En 1920, quand il prend sa retraite et déménage à Pont-Viau pour devenir apiculteur[26], Omer prend la relève. Marié depuis 1911, ce dernier s’installe la même année dans la Pointe afin de participer à la gestion de l’entreprise et, après le décès de Philorum le 5 avril 1925, de poursuivre les affaires familiales.

Revenons à ces deux acquisitions de 1901 qui prennent la forme de deux actes notariés fort détaillés. Dans ces deux actes, le notaire a en effet pris soin d’inscrire une liste d’individus qui se sont engagés à acheter un ou des lots dûment identifiés. Ces promettants avaient antérieurement signé avec les propriétaires fonciers précédents une promesse de vente qui engage dorénavant Simard en fixant le coût des terrains et les modalités de remboursement. Pour chacun, le notaire indique la somme due pour en devenir propriétaire.

Quand on examine le statut de l’ensemble des lots mis en vente cette année-là, on observe que près de la moitié relève de promesses de vente, ce qui laisse l’autre moitié en vente conventionnelle ou vendue plus tard sous forme de promesse de vente. Si l’on compare maintenant avec le statut des lots vendus par la Sun Life et par la Saint-Denis Land Co.[27] dans le village de Villeray, on constate que le recours aux promesses de vente est généralisé à l’ensemble du quartier. Ce qui ne doit pas étonner puisqu’elles sont aussi répandues dans ce qui forme aujourd’hui le Vieux-Rosemont[28] et pratiquées ailleurs à Montréal par plusieurs sociétés immobilières[29].

Un examen serré des promesses de vente de Simard

Au total, Simard récupère en 1901 une centaine de lots déjà assujettis à 87 promesses de vente, formant ainsi un solide échantillon présenté en annexe. Bien que Simard ait accordé plusieurs autres promesses après 1901, cet ensemble est suffisamment étoffé pour permettre de comprendre les principaux effets de la mécanique des promesses de vente.

Le premier constat qui s’impose, au vu de cette liste, est la présence exclusive de petits promettants qui s’engagent à acheter un ou deux lots contigus, rarement davantage. Cette situation contraste en partie avec celle observée dans le Vieux-Rosemont. Si la très grande majorité des promettants a souscrit, là aussi, à l’achat d’un à trois lots, on y observe également la présence de quelques gros promettants qui accaparent plusieurs dizaines de lots[30]. Même si la Pointe ne compte pas autant de terrains en vente, il faut relever cette absence de gros promettants strictement intéressés par la spéculation[31] et qui n’y auraient pas vu d’aussi belles possibilités de profit qu’à Rosemont, où l’arrivée des ateliers ferroviaires Angus fait miroiter de beaux bénéfices. Retenons quand même que la promesse de vente n’est pas seulement un mécanisme à la disposition des familles à revenu modeste[32].

Dans la mesure où les promesses de vente autorisent les promettants à s’installer sur le lot promis dès le début de l’entente avec le promoteur foncier – elles s’accompagnent habituellement, pour celles et ceux qui le souhaitent, d’une prise de possession immédiate –, nous avons cherché à connaître ceux qui ont eu recours à ce mécanisme pour emménager dans la Pointe avant l’obtention de leur titre. Une douzaine de ces ménages ont été recensés par le gouvernement fédéral en 1901, de sorte qu’on peut en conclure que seule une petite minorité s’était alors prévalue de sa promesse pour s’établir sans plus attendre[33]. Cette prise de possession d’un lot pour y construire sa maison sans ses titres de propriété ne doit pas surprendre, car cette situation, qui s’appuie sur cette vieille distinction entre la possession d’un bien foncier et sa propriété juridique, est celle que vivent en région bien des familles de colons sur les terres de la Couronne[34].

Examinons maintenant le nombre d’années nécessaires pour que les promesses de vente dont a hérité Simard aboutissent ; pour ce faire, nous avons recouru à l’acte de vente afin de déterminer la date de leur conclusion, c’est-à-dire la date de l’obtention des titres promis, de même que le nom de l’acheteur. D’emblée, un premier constat s’impose : les titulaires des promesses initiales représentent environ le tiers des signataires des acquéreurs finaux[35], que nous avons appelés les promettants propriétaires. La grande majorité des promesses récupérées par Simard auraient donc changé de titulaire au moment de leur aboutissement. On doit comprendre alors qu’à défaut de respecter certaines échéances de remboursement, le promettant pouvait trouver des repreneurs avec qui il devait négocier afin de minimiser ses pertes. Nous y reviendrons.

Le temps nécessaire pour honorer les engagements initiaux de ces 87 promesses varie considérablement. En effet, les plus brèves se règlent en moins d’un an et les plus longues s’étirent sur vingt-deux ans, avec tous les paiements d’intérêt que cela implique. La durée médiane se situe autour de six ans. Mais cette durée fait abstraction de la période entre la signature de ces promesses de vente par les anciens propriétaires fonciers de la Pointe et la reprise des lots par Simard en 1901. En nous appuyant sur neuf promesses dont nous avons pu trouver la date, nous pouvons estimer un délai supplémentaire d’un peu moins de deux ans, de sorte qu’elles ont pris en moyenne près de huit ans pour se concrétiser, ce qui constitue une période nettement plus longue que celle observée dans le secteur actuel du Vieux-Rosemont, où un échantillon de 83 promesses de 1903 aboutissent en valeur médiane en un peu moins de quatre ans. Même constat pour la Sun Life, dont les 140 promesses examinées et bien datées présentaient une durée médiane de cinq ans[36].

Cet écart considérable s’explique peut-être par les périodes différentes, les promesses héritées par Simard ayant été signées vers 1899-1900 et celles de la Sun Life vers 1906-1908. Mais s’agirait-il plutôt d’une plus grande précarité économique des promettants de la Pointe ? Nous le pensons, car la très grande concentration de maisons de type shoebox qu’on y trouve pourrait aller dans ce sens[37] et souligner un accès à la propriété pour de petites gens. Un autre facteur qui contribue à l’allongement de la période précédant l’achat formel est la tolérance de Simard qui, vivant sur place, semble avoir démontré beaucoup de flexibilité envers les promettants retardataires[38].

Un autre élément à approfondir est la procédure de transport des promesses[39], c’est-à-dire le rachat de promesses par d’autres individus auprès des promettants initiaux. Ces transports sont encore moins connus que les promesses elles-mêmes, car ils sont faits, eux aussi, sous seing privé[40]. Dans le meilleur des cas, ils sont brièvement évoqués par certains notaires. Comme nous le mentionnions dans un article précédent, on peut assister à plus d’un transport avant que la promesse se concrétise par l’achat d’un lot[41].

Cela dit, la liste des promettants de Simard ne permet pas de savoir, pour toutes les promesses de vente, lesquelles auraient fait l’objet d’un transport du promettant initial vers au moins une tierce personne différente du promettant propriétaire, ce dernier étant celui qui sera éventuellement inscrit au rôle foncier en tant que propriétaire. Seules celles qui se concluent après 1907 ont été examinées à l’aide du rôle des valeurs locatives établi par la Ville de Montréal après l’annexion de la Pointe en 1907 et qui indique, pour certaines d’entre elles, le nom des occupants. Or, près du tiers de ces dernières ont impliqué une tierce personne, ce qui confirme encore l’existence d’un marché d’achat et de vente de ces promesses.

Pour mieux connaître ce mécanisme, nous avons dépouillé le greffe du notaire Lamarche et constaté de légères différences entre une promesse menée à terme par un promettant initial, que nous appellerons la promesse initiale, et celle qui a fait l’objet d’un transport, la promesse transportée. Différences qui nous avaient échappé précédemment[42] et que nous voulons maintenant mettre en lumière en comparant le début du texte d’une promesse initiale[43] avec l’autre[44].

D’un côté, nous avons P.A. Panneton, propriétaire dans la Pointe, qui, le 13 mars 1900, s’engage à vendre le lot 239 à Mme Marie-Louise Racicot (figure 2) et, de l’autre, Arthur Pagette, détenteur initial d’une promesse de vente, qui transporte son droit, le 20 mai 1900, à Léonide Laviolette (figure 3). Le début de ces deux conventions diffère puisque les intervenants ne sont pas les mêmes. Les noms des promettants initial et secondaire sont mis en évidence dans la promesse transportée, alors que celui du propriétaire foncier impliqué lors de l’entente initiale n’est plus mentionné. La signature de Philorum Simard est néanmoins requise afin d’attester la justesse des informations et prendre acte du nom du nouveau titulaire de la promesse. Dans ce cas-ci, Simard, qui a racheté les promesses de vente consenties par ses prédécesseurs, signe la promesse transportée, dont les paiements doivent d’ailleurs être remis à son domicile.

Pagette, promettant initial, se présente donc comme le détenteur des titres de propriété puisqu’il reprend à son compte toutes les clauses habituelles de la promesse qu’il a signée, sans toutefois préciser la date de l’entente initiale. L’intervention de Simard est néanmoins essentielle puisqu’il confirme un prix de vente demeuré inchangé et précise la somme déjà reçue, 32 dollars, et la somme encore due, soit 118 dollars.

Considérant que la majorité des promesses de vente de Villeray – et sans doute aussi de celles du Vieux-Rosemont – résultent d’un transport, la situation décrite n’est pas sans conséquences puisque, d’une part, le dédommagement versé par Laviolette pour acquérir ce droit d’achat n’est pas mentionné et que, d’autre part, le prix de vente réel du lot est nécessairement sous-estimé. En effet, lorsque le promettant propriétaire aura fini de rembourser Simard, le prix officiellement payé inscrit dans l’enregistrement de l’acte de vente sera de 150 dollars. En réalité, le prix réel est plus élevé puisque celui qui cède sa promesse négocie un dédommagement pour le remboursement du capital versé, les paiements d’intérêt, la hausse de la valeur des terrains survenue entretemps et les éventuels travaux effectués.

Figure 2

Exemple de promesse initiale.

ANQ-M, greffe Joseph-H. Stanislas Lamarche, 28 avril 1902, minute 830, CN601, S898

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Figure 3

Exemple de promesse transportée.

ANQ-M, greffe Joseph-H. Stanislas Lamarche, 18 décembre 1901, minute 758, CN601, S898

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Conséquemment, les promesses de vente dissimulent le prix de vente réel des lots quand elles prennent plusieurs années à se concrétiser. L’exemple de Jean-Baptiste Binette, qui signe une promesse de vente sur le lot 136 au début du siècle et qui termine ses obligations seulement en 1922, soit vingt-deux ans plus tard, demeure fort probant. Officiellement, le prix de vente est celui déterminé lors de la signature, soit 80 dollars[45], et non celui du marché qui, en 1922, avoisine les 500 dollars.

Quelques promettants acquéreurs

Quand Simard achète les lots de la Pointe en 1901, il hérite de dizaines de promesses de vente sans avoir lui-même signé de telles ententes auparavant. Devenu promoteur immobilier, il sera suffisamment satisfait par ce mécanisme pour en accorder d’autres. On en trouve plusieurs traces dans la comptabilité conservée, ce qui nous permet d’approfondir notre examen avec quelques cas bien précis.

Afin de faire écho à cette question du dédommagement exigé par un promettant initial, citons le cas de Joseph Forget qui, en juin 1910, promet d’acheter une maison située sur le lot 155 au coût de 600 dollars[46]. Deux ans plus tard, Forget parvient à se défaire de son engagement en laissant Concetta Lisi prendre sa place. Selon les livres de comptes[47], Lisi a dû préalablement rembourser 193 dollars à Forget. Puis, après avoir versé comptant 500 dollars, elle s’engage à payer 585 dollars dans le cadre d’une promesse de vente qui se termine en 1918.

Revenons à ce cas d’une promesse de vente qui comprend une maison, en présentant Ferdinand Lacombe, propriétaire d’une petite cordonnerie. Il signe une promesse de vente le 26 avril 1907[48] pour le lot 154 sur lequel une maison neuve vient d’être construite par Simard. La planche 424 du plan d’assurance incendie[49] levé dans le quartier en juin 1911 présente une maison assurément modeste[50], un bel exemple des maisons de type shoebox abondantes dans la Pointe. Sise sur la rue Lajeunesse, elle n’a qu’un étage avec un toit plat. En bois et non briquetée, elle est recouverte de tôle, sans doute une tôle ouvragée. Lors de la signature de l’entente, Lacombe s’engage pour la somme de 450 dollars et termine ses paiements en septembre 1916.

Une autre planche du plan d’assurance renforce notre idée que Simard s’est lancé dans la construction de maisonnettes, puisqu’on observe à la planche 426 l’entreposage, à proximité de sa résidence, d’une bonne quantité de bois[51]. Il n’est donc pas étonnant de constater que, dans certains annuaires municipaux du 20e siècle, il se présente comme builder.

Revenons maintenant à Lacombe : les livres de comptes détaillent chacun de ses paiements en distinguant le remboursement du capital des paiements d’intérêt. Les premiers sont de quatre dollars par mois et, occasionnellement, il saute un mois pour débourser huit dollars le mois suivant. Deux fois par année, Lacombe remet séparément les intérêts : le premier versement est de 13,50 $ le 30 octobre 1907 et au dernier, le 4 septembre 1916, il débourse deux dollars de capital et 36 cents d’intérêt. Au total, il aura versé 132,30 $ d’intérêt, ce qui représente 30 pour cent du capital, une proportion qui plairait sans doute à bien des ménages propriétaires d’aujourd’hui.

Pour devenir propriétaire de sa maison et avoir un logement pour sa famille (Lacombe vit seul avec sa femme en 1911), ces sommes paraissent fort raisonnables et expliquent sans doute la popularité de la formule des promesses de vente auprès de la classe ouvrière. En effet, si l’on prend à témoin l’année 1911 pour laquelle on connaît le revenu de Lacombe déclaré au recensement, le calcul se fait vite : 48 dollars de capital, 16,16 $ d’intérêt, quatre dollars de taxes, soit un total de 68,16 $, ce qui représente moins de 20 pour cent de ses revenus annuels qui se chiffrent, selon ses dires, à 400 dollars.

Pour s’en convaincre, on pourrait citer le cas de Joanni Taoli. Arrivé d’Italie en 1908, il signe, en mai 1910, une promesse de vente de 750 dollars pour une maison située sur le lot 22[52]. Au recensement, il déclare un revenu de 550 dollars alors que son remboursement de capital, d’intérêt et de taxe foncière s’élève cette année-là à 120,87 $, soit une dépense équivalant à 22 pour cent de son revenu. Les promesses de vente, même en incluant une maison de bois qui ne payait peut-être pas de mine, ont donc permis à des familles ouvrières d’accéder à la propriété en déboursant des sommes fort raisonnables.

Dans la mesure où la Pointe compte en 1911 plus de 80 shoebox qui sont pour beaucoup l’oeuvre de promettants[53], nous voulons revenir sur cette question. Considérant leur taille réduite et l’absence d’aqueduc et d’égout pendant quelques années, il ne faudrait pas en faire la maison idéale dont toute famille ouvrière aurait rêvé. Sur un autre plan, une telle concentration de maisons ouvrières tire certainement son origine de la souplesse du code de construction imposé par Simard aux promettants et aux acheteurs réguliers de ses lots. Pour mieux saisir son approche, comparons-la avec celle de sa voisine, la Saint-Denis Land Co., dont les actes de vente énumèrent des clauses restrictives quant aux types de constructions autorisés et aux usages futurs des lots. Ces clauses traduisent une volonté de donner une orientation au projet de développement immobilier   : « L’acquéreur ne pourra ériger sur les dits emplacements aucune bâtisse, à moins qu’elle soit en pierre ou en brique, ou lambrissée en brique sur tous les côtés, de moins de deux étages de hauteur d’un dessin de bon goût, ni aucune maison à plusieurs logis[54]. » Clairement, ces restrictions cherchent à attirer une clientèle un peu plus aisée et favorisent les petits entrepreneurs en construction, comme l’a bien démontré David Hanna dans sa thèse de doctorat[55] ; elles découragent surtout les acheteurs de lots à construire eux-mêmes leur maison puisqu’une maison de brique à deux étages est alors plus coûteuse et plus difficile à ériger. En fait, on cherche à exclure du territoire de petits acheteurs qui construiront de manière désordonnée des habitations de fortune[56].

Même s’il n’est pas démontré que ces codes de construction sont appliqués à cette époque, force est de constater que le contraire se produit dans la Pointe, car Simard n’adopte pas cette exigence qui semble couramment imposée par d’autres promoteurs immobiliers. Il encourage plutôt les petits propriétaires à construire leur maison, qu’ils soient promettants ou non, et il peut également leur vendre le bois.

Les ouvriers ne sont pas les seuls qui, grâce aux promesses de vente, améliorent leur sort. Simard, à défaut de pouvoir vendre rapidement et en bonne et due forme des terrains dépourvus de plusieurs services essentiels, en tire également profit en réduisant ses impôts fonciers sur les lots invendus, qui représentent une dépense annuelle importante[57], et en soutirant par exemple pour chaque promesse, initiale ou transportée, des frais d’intérêt qui se prolongent. Si l’on en croit sa déclaration au recensement de 1911, ses affaires vont bien. Avec un revenu annuel de 5 000 dollars[58], qui inclut sans doute des revenus de location, il se classe au deuxième rang dans le Vieux-Villeray et fait partie des notables du quartier[59]. Son statut social lui permet entre autres de présider la commission scolaire du village de Villeray[60] et d’assumer la charge de marguiller[61].

* * *

Selon nous, quiconque s’intéresse à l’histoire initiale d’un quartier devra, par prudence, chercher au-delà du registre foncier et des titres de propriété afin de repérer d’éventuels promettants, dont certains deviennent les premiers occupants, pionniers du quartier. Installés dans les nouvelles zones d’urbanisation sans attendre leurs titres fonciers, ils ont été des colons urbains dont le mode d’accès à la propriété a été jusqu’ici oublié par l’histoire.

La promesse, rédigée sous seing privé dans un nécessaire rapport de confiance, constitue une forme discrète de financement hypothécaire. Pourtant, elle se pratique à grande échelle dans un marché hypothécaire boudé par les institutions financières établies[62]. Elle permet à de simples ouvriers d’accéder à la propriété. Si l’on en juge par les cas observés dans ce secteur de Villeray où les prix des lots sont très abordables, les frais occasionnés par ce mécanisme demeurent à la portée des budgets des familles ouvrières.

Les promoteurs et propriétaires fonciers, en assurant eux-mêmes le financement, y trouvent également des avantages, car ils peuvent ainsi alléger leurs impôts fonciers de sorte que la promesse, initiale ou transportée, retarde le besoin de recourir à des institutions financières établies, qui jouent un rôle marginal dans les transactions foncières de l’époque. Les promesses de vente non arrivées à terme ont fait l’objet d’un marché dont l’ampleur contraste avec l’absence de publicité à leur sujet ; elles s’achètent et se vendent habituellement à l’abri des regards et même des notaires, mais avec l’accord nécessaire des promoteurs. Parmi la centaine de promesses transportées reprises par Simard, une seule, vendue par un promettant initial, s’est retrouvée dans le greffe du notaire Lamarche. Ni les petites annonces ni la revue économique Le Prix courant ne donnent d’informations relatives à des promettants en quête de repreneur. L’information circule seulement de bouche à oreille.

Les répercussions de l’usage répandu des promesses de vente au tournant du 20e siècle n’ont pas fini de nous surprendre. Nous avons démontré ailleurs leur rôle dans l’érection d’une première génération de shoebox observée dans le Vieux-Villeray et dans le Vieux-Rosemont. Nous souhaitons souligner, en terminant, leur effet sur le prix de vente des terrains et des maisons tel qu’indiqué lors de l’enregistrement de la transaction et sa publication dans les journaux. Cet impact se manifeste de deux manières qui ont pour effet la sous-estimation du prix de vente réel des lots. D’une part, parce que le coût de la transaction menant à la vente d’une promesse d’un promettant initial à un promettant secondaire n’est pas pris en compte ; d’autre part, parce que la promesse qui se concrétise cinq ans plus tard affiche le prix convenu à sa signature et non celui du marché lors de la vente.

Cela dit, le dépouillement de plusieurs greffes de notaires pour trouver d’autres formulaires de promesses de vente et d’éventuelles variantes s'impose désormais, de même que l’examen détaillé de la dynamique des promesses de vente dans d’autres quartiers.