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Si la conquête de 1759-1760 soustrait le Canada à l’autorité de Versailles et le fait passer sous le contrôle de Londres et si le traité de 1763 marque la renonciation de Louis XV à ses prétentions sur le territoire nord- américain, la question des rapports entre la France et les populations de la ci-devant Nouvelle-France ne s’évapore pas si facilement. Comme l’expose Claude Galarneau dans son ouvrage de référence, les relations franco-canadiennes perdurent de diverses manières[1].

Cependant, Claude Galarneau avance que « devenir britannique, c’était n’être plus Français, ne plus être sujet du roi de France, puisque l’amour du roi et le sentiment de patrie coïncident à cette époque[2] ». Il y aurait bien eu, par conséquent, une rupture statutaire. Si l’historien se penche sur les circulations entre la France et son ancienne colonie durant la quarantaine d’années suivant la cession, il ne s’attache pas en réalité au statut des Canadiens en France, son affirmation méritant ainsi d’être révisée. Ces Canadiens (terme générique désignant ici les habitants du Canada lors de la cession) restés au Canada sous souveraineté britannique puis nés sous celle-ci, sont-ils des étrangers aux yeux des autorités françaises de la période ? Dans l’hypothèse où ils ne l’étaient pas, quand le sont-ils devenus ?

L’enquête qui suit s’inscrit dans un champ désormais bien balisé par l’historiographie pour un certain nombre de populations issues du Premier Empire colonial : qu’il s’agisse de l’Acadie, de la Louisiane ou de l’île Maurice, des études fouillées se sont penchées sur le rapport des populations locales ayant changé de main à la francité, soit ici l’appartenance aux populations pouvant se déclarer françaises sur le plan juridique. Le Canada manque cependant dans cette série[3]. Outre cela, d’autres éclairages relatifs à la structuration de la francité, apportés par Peter Sahlins, Patrick Weil et Pierre Berté, contribuent à saisir des mutations importantes qui influent sur l’ensemble de ces questions[4]. Afin de maintenir notre problème dans un cadre circonscrit, nous ne traiterons ici que de droit et de statut juridique. Nous laisserons de côté, autant que possible, les conceptions subjectives des acteurs comme les intentionnalités politiques française ou canadienne, se greffant ou s’agrégeant à la réalité juridique. En effet, nous considérons que l’éclaircissement de celle-ci sera en lui-même un progrès de la connaissance historique qui, par la suite, pourra contribuer à poser des problèmes plus ambitieux et subtils.

Les changements politiques et juridiques majeurs intervenus en France à cette période (1789, 1792, 1804 et 1814) complexifient le saisissement du statut des Canadiens face à une francité aux bases changeantes. Outre cela, la relative rareté des Canadiens venant en France et un certain manque de visibilité de ces individus n’ont certes pas favorisé l’examen de cette catégorie d’anciens sujets français dans le cadre de ce que nous appelons aujourd’hui le droit de la nationalité.

Notre objectif sera donc d’éclairer le statut des Canadiens en territoire français après la cession et de déterminer les modalités ainsi que la chronologie de la défrancisation de cette population en droit français, soit le processus par lequel celle-ci perd les prérogatives, droits et possibilités offerts en France par la naturalité/qualité de Français/nationalité française. Au regard des études précitées concernant l’histoire de la nationalité française, trois pistes se présentent pour contextualiser la défrancisation des Canadiens : l’époque du traité de 1763, la rupture de 1792 qui, en changeant le régime en France, fait disparaître le lien entre francité et royauté, et enfin la révision du droit de la nationalité qui intervient en 1804.

Pour trancher, nous avons recours à une vaste gamme de sources administratives françaises (ministère des Colonies, archives parlementaires, archives de la Légion d’honneur, archives du ministère de l’Intérieur et de la Justice, notamment). Elles sont croisées avec des archives canadiennes d’origine privée qui éclairent la circulation et le traitement administratif des individus. L’ensemble permet de reconstituer les structures juridiques ayant concerné les Canadiens et dont l’évolution entraîne une défrancisation qui n’est pas exempte de paradoxes.

Première hypothèse : la défrancisation par suite du traité de Paris du 10 février 1763

C’est une fausse évidence qui traverse la littérature historique sur les Canadiens. Quoi qu’on pense par ailleurs des évolutions identitaires des populations créoles avant la cession et par la suite, les Canadiens auraient « cessé d’être Français » par application du traité de paix de Paris du 10 février 1763.

Encore faut-il s’entendre sur ce que signifie alors « être Français ». Ce vocable n’est pas sans semer de confusion, car il cumule deux notions distinctes. D’une part, la condition de sujet du roi de France, autrement dit le lien politique, vertical, réunissant le roi aux personnes et groupes lui devant obéissance et recevant sa protection[5]. D’autre part, la naturalité française, autrement dit le fait d’être reconnu comme bénéficiant de tous ses droits civils devant les administrations et juridictions françaises, par opposition à des personnes exclues, les aubains, parmi lesquels les étrangers viennent au premier rang. La naturalité française permet aussi d’accéder à un certain nombre de fonctions, offices ou bénéfices, dont sont exclus les étrangers[6]. Pour se superposer dans l’essentiel des cas, les deux notions ne se confondent pas à l’époque moderne. Depuis l’arrêt Mabile de 1576, il est admis qu’un descendant de Français expatriés peut être éligible en France à succéder à ses parents décédés comme Français, là où un aubain serait exclu[7]. Les démembrements du royaume au 16e siècle et à la fin du règne de Louis XIV amènent le pouvoir royal à concéder aux ressortissants de ces territoires un certain lien maintenu à la naturalité française. Ainsi, François Ier inaugure la procédure des lettres de déclaration de naturalité qui, à l’inverse des lettres de naturalisation, permettent au ressortissant de l’un de ces territoires de faire reconnaître sa naturalité française masquée par une condition de sujet d’un État étranger[8]. Ainsi que l’a montré Peter Sahlins, il en résulte une catégorie de « faux étrangers » pouvant bénéficier du statut de Français.

Ce cadre général étant posé, passons au Canada et à ses habitants sur le plan de la francité et particulièrement de la naturalité française. La charte de la Compagnie des Cent-Associés dispose que :

Ordonnera Sa Majesté que les descendants des Français qui s’habitueront au dit pays, ensemble les sauvages qui seront amenés à la connaissance de la foi et en feront profession, seront censés et réputés naturels français, et comme tels pourront venir habiter en France quand bon leur semblera, et y acquérir, tester, succéder et accepter donations et légats, tout ainsi que les vrais regnicoles et originaires français, sans être tenus de prendre aucune lettre de déclaration ni de naturalité[9].

À cette date, en 1627, la Compagnie devant foi et hommage au roi contrôle un domaine nord-américain qui n’appartient pas à proprement parler au royaume[10]. La charte met donc en place des garanties nouvelles de possession et de persistance de la francité en Amérique, hors du royaume proprement dit. Les personnes impliquées dans la création de la colonie voient leur francité garantie de la manière la plus complète. Leur possession inconditionnelle de la naturalité française est instituée sur une base perpétuelle et sans aucune restriction, même modérée, comme la constituerait le besoin de bénéficier de lettres de reconnaissance de naturalité. Ainsi, les Français d’Amérique (comprenant les Autochtones catholiques) sont, sans restriction, égaux aux régnicoles, entendus à la fois comme natifs du royaume, comme sujets du roi et comme naturels à tous points de vue.

En 1664, la Nouvelle-France devient province du royaume. Dès lors, le droit de la naturalité tel que défini par la jurisprudence française s’y applique. Ainsi, les Européens étrangers doivent être naturalisés pour y jouir des droits civils[11]. Mais, dans le même temps, la charte de la Compagnie des Indes occidentales (comme celle des Indes orientales) reprend mot pour mot les garanties aux personnes qui contribuent au peuplement de la colonie provincialisée[12].

On sait que, dès 1713, la question de la francité d’une population couverte par ces textes se pose, celle des Acadiens. Il n’est pas question ici de reprendre en détail l’histoire de leurs pérégrinations à travers les empires entre 1713 et 1797[13]. Notons juste sur la seule question de la naturalité que les Acadiens (et les Canadiens) qui reviennent en territoire français (en Amérique comme en Europe) entre la cession et la fin du 18e siècle ne font jamais l’objet de l’une des lettres de naturalisation émises par les autorités françaises et étudiées par les historiens[14]. Ce silence dérouterait quelque peu s’il n’était en fait la conséquence logique de l’application du droit en vigueur.

En effet, que les textes de 1627 et de 1664 restent la base de définition de la francité en Amérique, la littérature juridique du temps l’atteste. La dernière grande somme de Droit civil de l'Ancien Régime, le Traité sur les testaments (éditions de 1777 et 1779), oeuvre du juriste Jean Baptiste Furgole, expose, que : « [D]es étrangers quoique dépendans d’une autre monarchie, & non naturalisés en France, y ont pourtant la faculté de faire testament, lorsqu’ils sont originaires d’un pays dont les habitants sont réputés régnicoles[15]. » Parmi ceux-ci se trouvent :

Les descendants des François, habitans dans la nouvelle France, & les sauvages qui sont convertis à la foi chrétienne, & en font profession, sont censés & réputés naturels François, & comme tels, peuvent venir habiter en France quand bon leur semblera, & y acquérir, tester, succéder, & accepter des dons, legs, tout ainsi que les vrais régnicoles & originaires François, sans être tenus de prendre aucunes lettres de déclaration, ni de naturalité, par édit ou déclaration de Louis XIII, de l’année 1627[16].

Que les autorités françaises considèrent leurs anciens sujets d’Amérique comme Français de quelque manière, les autorités britanniques en sont d’ailleurs averties lorsque Versailles cherche à obtenir – et finalement obtient – le droit pour les Acadiens qui le souhaitent de passer en territoire français au sortir de la guerre de Sept Ans, ainsi que l’avait déjà réclamé le gouverneur Vaudreuil lors de la capitulation de 1760[17]. Dès lors, il n’y a aucune raison que les Canadiens soient traités différemment à partir de 1763[18]. Pour illustrer ce fait, nous ne traiterons ici que des cas de Canadiens indubitablement sujets britanniques, mais qui, en territoire français, sont traités comme des Français naturels et des sujets pour peu qu’ils y résident et se présentent ainsi[19]. Jusqu’en 1790, date de l’abolition du droit d’aubaine, un sujet britannique, en temps de paix, peut hériter de biens meubles. En temps de guerre, cette mesure favorable minimale est abolie en même temps que les relations entre les deux puissances. Outre cela, un Britannique est exclu des offices et bénéfices. Enfin, s’il veut intégrer l’armée française, sa place naturelle est dans les unités étrangères qui constituent environ 20 pour cent de l’armée française de l’époque. Le traitement des nouveaux sujets britanniques du Canada est cependant tout autre.

Ainsi, le seigneur canadien Chartier de Lotbinière, rentré en France en 1776, peut se faire reconnaître comme ayant droit successoral en France sur simple présentation de preuves d’ascendance[20]. Sa qualité de sujet anglais, ainsi que celle de ses héritiers demeurés au Canada, n’empêchent pas plus son élévation au rang de marquis en 1784. Paradoxale élévation, puisque ce marquisat français a vocation à circuler entre les souverainetés française et britannique, les héritiers de Lotbinière résidant au Canada[21]. De la même manière, le juriste Pierre du Calvet, habitant du Canada lors de la cession, peut venir en France faire valoir ses droits successoraux après 1763. Le conflit qui l’oppose aux autorités coloniales britanniques donne lieu, en 1784, à une réflexion sur le statut des Canadiens, qu’il considère être traités en sujets britanniques de seconde zone[22]. Par contraste, Du Calvet présente le statut des Canadiens rentrant en France : « Eh bien ! ils vont en France redemander à leur ancien Souverain leur réadmission dans ses États, et leur réhabilitation dans l’ordre national & civil…[23]. » Autrement dit, si un Canadien ne bénéficiait pas selon Du Calvet des droits complets des Britanniques, ni au Canada ni en Grande-Bretagne, il jouissait en France des droits des Français naturels.

Le cas singulier et assez bien connu de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry et de sa famille montre toute une kyrielle de possibilités ouvertes par cette situation[24]. Cet ex-capitaine des troupes françaises au Canada, devenu conseiller du gouverneur britannique à Québec de 1774 jusqu’à sa mort en 1797, n’en était pas moins maintenu au rang de pensionnaire du roi en 1791[25]. Il est vrai que son fils aîné, resté en France après la cession pour continuer une brillante carrière militaire, est le bénéficiaire pratique de cette pension. Mais que des Français continuent à naître de lui, le destin de ses enfants le prouve. Le second et le troisième fils, né celui-ci après la cession, de Gaspard-Joseph Chaussegros de Léry ont ainsi été admis dans l’armée française et ont intégré la garde royale de Louis XVI[26]. Parmi les Canadiens qui, sans jamais recourir à la moindre lettre ou déclaration de naturalité après 1763, sont Français en France, on pourrait encore citer de nombreux cas, notamment en se penchant sur les listes de bénéficiaires de secours[27].

Les rapports multiformes maintenus jusqu’à la Révolution entre les Canadiens et la France, étayant l’existence de trajectoires et de stratégies familiales transfrontalières et transatlantiques, étudiées par Claude Galarneau ou avant lui par Claude Bonnault, trouvent leur condition de possibilité dans cette naturalité française des Canadiens qui leur permet, comme régnicoles, d’accéder à ces carrières, successions, droits, honneurs et secours dont ils bénéficient comme Français, ce que ces historiens n’ont pas relevé.

Deuxième hypothèse : une défrancisation consécutive à la proclamation de la République

Cette naturalité française maintenue, créant un lien horizontal entre les Canadiens et la « nation française » en droit interne, est découplée de la sujétion par les aléas de la géopolitique depuis des décennies lorsque la Révolution française met à bas la royauté le 10 août 1792. Est-ce alors qu’en droit une nation française nouvelle, républicaine, remplace l’ancienne et que, dans ce cadre, les Canadiens deviennent des étrangers ?

La réponse est quelque peu délicate. En effet, l’abolition du droit d’aubaine le 16 avril 1790 met fin à l’un des éléments permettant de distinguer les Français naturels des étrangers : le droit d’hériter. La mise en avant de la citoyenneté comme élément central de la francité, en apparence selon un paradigme en rupture avec la vieille dichotomie naturel/sujet, ne devait-elle pas, par elle-même, régler la question canadienne en transformant enfin les Canadiens en étrangers puisque non-citoyens ?

Premièrement, on observera que la vieille naturalité ne disparaît pas, malgré les apparences. Elle est ainsi un pilier de la définition de ce qu’est un Français dans la loi du 9 novembre 1790 concernant l’affirmation de francité des huguenots exilés[28]. C’est en tant que Français naturels, confortés dans leur statut, que ces derniers peuvent jouir en France des droits de citoyens par la seule prestation du serment civique. Qu’en est-il des Canadiens ?

L’un d’eux, François Cazeau, se présente devant l’Assemblée nationale au printemps 1792. S’étant investi dans la guerre d’indépendance américaine, il se réclame de la promesse de protection par la France des éventuels révoltés canadiens, émise par le comte d’Estaing au nom de Louis XVI en 1778, pour faire valoir ses droits à des secours diplomatiques en vue d’être remboursé par les États-Unis des dettes qu’ils avaient contractées à son égard[29]. Cazeau n’est rentré en France qu’en 1787. S’il avait été étranger, il n’aurait pas accompli le temps de présence réclamé par la Constitution de 1791 pour être naturalisé en France et reconnu comme citoyen. Or, c’est bien ainsi qu’il est traité par l’Assemblée, qui lui verse 6 000 livres d’indemnités (pour des événements intervenus dans un territoire britannique au détriment d’un sujet britannique du point de vue de Londres) et prend en sa faveur un décret ordonnant à l’exécutif de soutenir les droits de ce citoyen « canadien » de la République française devant le gouvernement américain[30]. Somme toute, le pouvoir agit comme si les bénéfices accordés aux populations canadiennes par la charte de la Compagnie des Indes occidentales étaient toujours en vigueur.

Des Canadiens qui s’expriment sur la question sont d’ailleurs convaincus d’être toujours Français sans contestation en France. Henry Mézière, révolutionnaire canadien passé au service de la France, présente un parcours qui manifeste la reconnaissance de sa francité de naissance par les autorités françaises[31]. Arrivé en France en 1794, il y exerce des fonctions publiques bien avant que le délai lui permettant d’obtenir une naturalisation n’intervienne, preuve qu’il était déjà Français (naturel) et qu’il n’a eu qu’à prêter le serment civique pour être citoyen.

Des Canadiens tirent les conséquences de leur francité légale en sollicitant leur engagement dans les unités françaises d’une armée qui, depuis la Révolution, se veut nationale[32]. Ainsi, François-Joseph Chaussegros de Léry, officier de la République, peut écrire en 1792 à sa mère à propos de la venue de son puîné, Alexandre, né en 1778 au Canada, qu’il compte faire entrer dans l’armée française[33]. Les circonstances de la guerre repoussent la mise à exécution de ce projet, mais il se réalise bel et bien en 1803 et Alexandre, peut-être accompagné par le fils d’un membre du Conseil exécutif, Pierre-Amable de Bonne, rejoint l’armée républicaine[34]. D’autres Canadiens entament des carrières dans les unités nationales de l’armée française à cette période. C’est le cas du jeune Louis Damas, né en 1785, qui, de matelot servant à bord de la flotte britannique en Méditerranée, s’est mêlé aux prisonniers français rapatriés d’Égypte en 1801. Il intègre le régiment des dromadaires le 23 septembre 1801, puis est versé dans la garde consulaire le 29 juin 1802[35]. On compte aussi Hyppolite Hertel, né au Canada le 17 août 1774, engagé dans la Marine (14 mai 1805), puis versé au 86e régiment d’infanterie de ligne comme grenadier. Il périt au Portugal à l’été 1808[36]. Ceux qui, nés au Canada sous le régime britannique, s’élèvent jusqu’à la Légion d’honneur à partir de 1802 voient leur qualité de français reconnue par la chancellerie, alors même que celle-ci distingue nettement Français et étrangers.

Ce traitement semble couler de source pour les autorités de l’époque. Ainsi, lorsque les habitants de Saint-Pierre-et-Miquelon sont rapatriés en France et deviennent éligibles à des secours comme « colons français déportés », on les inscrit parmi les bénéficiaires de secours de l’État même lorsqu’ils sont nés sujets britanniques, sans jamais se poser la question de leur extranéité. Finalement, c’est Talleyrand qui, en 1802, synthétise la situation dans ses instructions à l’ambassadeur français à Londres, le général Andréossy.

Si quelque personne marquante de ce pays là [le Canada], et ayant des lumières, allait vous voir, dites-lui que tous ceux de ses compatriotes qui immigreraient à la Louisiane y seront accueillis et y jouiront de la même protection et des mêmes privilèges que les citoyens français, et que l’un des motifs du premier consul en faisant restituer cette colonie a été d’offrir un asile aux Français vexés et opprimés du Canada[37].

On constate ici que les Canadiens sont bien Français, sous un certain rapport, malgré leur naissance postérieure à la cession. Car, s’ils ne l’étaient pas, ils seraient soumis au délai de dix ans imposé par la Constitution de l’an VIII avant la naturalisation d’un étranger permettant de bénéficier des « privilèges [des] citoyens français ». En somme, la promesse formulée dans la charte de la Compagnie des Cent-Associés, puis par la charte de la Compagnie des Indes occidentales, est toujours respectée. La pratique (de l’armée, des colonies et de la Légion d’honneur) est en accord avec la position du gouvernement sur ce point.

La Révolution n’a donc pas plus dénaturalisé les Canadiens que la cession et ceux-ci conservent, au début du 19e siècle, leur statut singulier de Français reconnus comme tels sans être subordonnés à l’État. Pourtant, le phénomène de défrancisation juridique est à la veille de débuter.

Troisième hypothèse : une dénaturalisation à cause du Code civil de 1804

Quand donc les Canadiens cessent-ils en droit d’être des Français naturels et, sous réserve des conditions accessoires réclamées, des citoyens français en France ? La charte de la Compagnie des Indes occidentales n’est que rarement invoquée ouvertement (quoiqu’elle puisse être présente, de manière sous-jacente, dans la Proclamation de 1778 qui justifie la décision de 1792 relative à François Cazeau). Sa présence dans le Traité des testaments comme source de statut personnel illustre cependant qu’on ne l’avait pas considérée comme caduque en plein 18e siècle[38]. Quand ses effets en matière de naturalité sont-ils abrogés ? Le droit français de ce qu’on n’appelle pas encore la nationalité fait l’objet d’un nettoyage à grande eau au moment de la rédaction du Code civil de 1804. L’article 7 de la loi du 30 ventôse an XII prévoit en effet :

A compter du jour où ces lois sont exécutoires, les lois romaines, les ordonnances, les coutumes générales ou locales, les statuts, les règlements cessent d’avoir force de loi générale ou particulière dans les matières qui sont l’objet desdites lois composant le présent code.

Dès lors, la multitude des dispositions anciennes, parmi lesquelles les chartes des Compagnies des Indes, sont abolies. Néanmoins, les situations acquises demeurent, dans la mesure où elles ne contreviennent pas au droit nouveau. Or, comme le remarque Vanessa Mongey à propos des Louisianais, le Code civil modifie profondément le rapport à ce qu’on n’appelle plus désormais la naturalité, mais la qualité de Français[39]. Dorénavant, la condition de sujet d’une puissance étrangère fait perdre par défaut non pas le lien politique à la francité (la sujétion/citoyenneté), mais le lien civil à celle-ci : la qualité de Français. La chute de la francité civile retranche ipso facto la francité du politique qui reposait sur elle[40]. Le Code considère qu’un Français, jusqu’ici naturel, exerçant des fonctions officielles auprès du gouvernement britannique ou qui se reconnaît simplement comme sujet britannique, cesse de posséder la qualité de Français et ne peut donc plus prétendre à la citoyenneté française. En somme, c’est par une foule de dénaturalisations individuelles tacites que les Canadiens seraient sortis de la francité en 1804. Reste à en trouver une attestation empirique.

La cession de la Louisiane et la reprise de la guerre entre la France et la Grande-Bretagne rendent rarissimes les cas où la question de la situation des Canadiens peut se poser à partir de 1804. La reprise des communications entre la France et le Canada à la suite de la défaite de Napoléon entraîne bien un retour de Canadiens en France. Ces contacts ont été étudiés par Claude Galarneau[41]. Il est vrai que la question du statut de ces Canadiens est encore moins posée dans cette étude quand dans celles portant sur la période antérieure. Il y a quelques bonnes raisons à cela. Les Canadiens arrivent en France avec des passeports britanniques. Ils n’ont généralement plus de famille proche en France[42]. Leurs activités (études, commerce, etc.) n’exigent pas qu’ils arguent de leur francité. Le droit français, en abolissant de nouveau le droit d’aubaine (définitivement cette fois) en 1819, met dorénavant tous les sujets britanniques dans une position bien moins insécurisante en matière de respect de leur propriété, quelle qu’elle soit.

Sans portée pratique évidente, la question de la francité canadienne revient pourtant plusieurs fois dans les discussions des assemblées françaises entre 1814 et 1833. Les propos tenus permettent de décliner le cadre d’appréhension du rapport des Canadiens à la francité. Le traité de Paris de 1814 est l’occasion de rappeler ce précédent canadien, alors qu’il est justement question du sort au regard de la francité des habitants des territoires perdus comprenant les conquêtes des années 1792-1814, mais aussi de quelques possessions et provinces ultramarines de la France d’Ancien Régime, la principale étant l’île de France/île Maurice[43]. La position gouvernementale, qui donne la loi du 14 octobre 1814, débouche sur la dénaturalisation des originaires des territoires français de 1792 à 1814[44]. À l’inverse, il y a consensus pour considérer que les Français d’avant 1792 ne sont pas dénaturalisés en vertu du traité ni par la nouvelle loi[45]. S’ils devaient l’être, par leur acceptation de l’assujettissement à une puissance étrangère, ils le seraient par le pouvoir du droit commun et pourraient faire valoir leurs droits, et si besoin être réintégrés, en vertu de l’article 10 du Code civil[46]. Cette situation a d’ailleurs été anticipée par les rédacteurs du Code lors des débats préparatoires[47].

Les discussions de 1826 concernant les conséquences financières du traité franco-haïtien de 1825 remettent encore sur la table ce qui s’est passé au Canada[48]. Incidemment, le débat de 1826 interroge le droit de l’exécutif à disposer discrétionnairement de la souveraineté sur les territoires français hors d’Europe, thème qui, depuis la Révolution, fait fréquemment l’objet de débats lors desquels le Canada et les Canadiens réapparaissent régulièrement[49]. Un député ultra, le comte Ferdinand de Bertier de Sauvigny, va plus loin que personne ne l’a fait dans l’exposé de la négation de toute base dénaturalisante au traité de 1763, celui-ci, enregistré ni par le Parlement de Paris ni par les États généraux, étant de toute manière probablement invalide à tout point de vue en droit français interne[50] !

Cependant, dès lors que l’éventuelle qualité d’« anciens Français » peut amener ceux-ci à demander la protection de l’État français pour des faits intervenus dans les territoires cédés, le refus est frontal. Cela se manifeste en 1833 lorsque d’anciens Français de Maurice viennent en France pour solliciter l’intervention de Paris dans le conflit les opposant au gouverneur britannique et à Londres dans le contexte de l’émancipation des esclaves de l’île. Somme toute, la demande est analogue à celle de François Cazeau en 1792[51]. Le député qui défend la cause des Mauriciens rappelle d’ailleurs le précédent canadien[52]. Mais la demande est déboutée sans qu’on détermine s’il s’agit d’un principe (la coupure en droit du devoir de l’État français à l’égard des populations concernées[53]) ou d’une décision d’opportunité. Car les Mauriciens souhaitent en fait conserver leurs « propriétés » constituées d’esclaves et l’exposé de ce « détail » met fin à une discussion jusque-là sans conclusion[54]. Certains Français s’intéressant aux relations franco- canadiennes saisissent immédiatement l’importance que ce débat franco-mauricien pourrait avoir en cas de crise canadienne[55]. Cependant, alors que l’incertitude semble régner parmi le personnel politique dès lors que la francité post liminii risque d’entraîner des difficultés internationales, les tribunaux choisissent à l’inverse de protéger en France les droits nationaux des « anciens Français », tenant cette qualité d’avant 1792, en tout cas ceux qui reviennent des territoires perdus en 1814[56].

Reste à déterminer le traitement effectif des Canadiens. Les répercussions de la crise de 1837-1838 font office de révélateur. C’est d’abord l’ambiguïté de la situation qui ressort. Le gouvernement français ne s’entremet pas entre la Grande-Bretagne et ses sujets canadiens. Il n’y a d’intervention directe (et vaine) que concernant Charles Hindenlang, ressortissant français capturé parmi les rebelles canadiens[57]. Mais, dès lors que les Canadiens ne sont plus au Canada, les choses semblent changer par touches discrètes. Louis-Joseph Papineau, chef de file des patriotes, reçoit ainsi de l’ambassadeur de France, Charles-Édouard Pontois, une lettre de recommandation devant lui permettre d’être admis en France[58]. Il ne s’agit pas d’un passeport en bonne et due forme (donc moins que ce qui doit être fourni à un Français), mais déjà cependant d’une forme d’aide qui trouve d’autres avatars dans le traitement en France des proscrits canadiens[59].

Pour savoir quelle était effectivement la relation des Canadiens à l’État français et à sa nationalité, il faut se reporter aux Archives nationales – série BB/11 – du ministère de la Justice. Les dossiers relatifs aux Canadiens sont fort rares pour cette première moitié du 19e siècle. Le premier référencé concerne un certain Joseph Quentin, né en 1754 et qui, en 1815, s’abouche avec la chancellerie[60]. Cependant, son dossier étant perdu, impossible de savoir de quoi il retourne ni quelle réponse lui est donnée. Il faut ensuite se reporter à l’année 1841 pour trouver un cas au traitement complet et dont les pièces ont été conservées[61]. Le dossier qui nous intéresse est celui de Guillaume Lévesque. Il s’agit d’un jeune patriote ayant quitté le Canada à la suite des événements de 1838. Il vient en France, dans le sillage de Papineau, pour y défendre les intérêts des Canadiens[62]. Concentrons-nous ici sur les seuls éléments relatifs à la francité, entendue à la fois sur le plan de la qualité de Français et de la citoyenneté. Guillaume Lévesque écrit le 17 juillet 1841 à l’administration préfectorale de la Seine qui, peu habituée à ce genre de démarche, croit bon d’en référer au ministre de la Justice, Martin du Nord[63]. Né au Canada, Guillaume Lévesque désire fixer son domicile en France et, comme Français d’origine, il sollicite sa réintégration dans la qualité de Français et demande à jouir ipso facto des prérogatives des citoyens français. Le demandeur argue qu’il est né le 31 août 1819 à Montréal et a pour père Louis Lévesque, « fils de Français » né à Québec en 1781 et mort en 1833. Son grand-père est François Lévesque, sujet français, mais protestant et ayant quitté sa Normandie natale en 1745 pour l’Angleterre « à cause des persécutions ». S’étant installé au Canada encore français, François Lévesque y a été traité par les autorités comme « marchand forain », donc comme étranger, de l’aveu même de Guillaume Lévesque.

Nous avons donc là un individu né au Canada après la mise en place du Code de 1804, fils de sujet britannique de naissance et dont le grand-père n’est même pas considéré comme Français par les autorités du Canada jusqu’à la cession ! Voilà un dossier qui pouvait susciter bien des réserves si l’on avait une lecture très étroite des textes légaux. Mais ce ne fut pas la démarche du ministre. Celui-ci adresse, le 11 août 1841, son analyse et ses instructions au préfet de la Seine afin qu’il communique sa sentence à Guillaume Lévesque[64].

Pour le ministre, Guillaume Lévesque n’a pas une, mais deux manières d’être réintégré sans délai comme Français. Tout d’abord, il peut invoquer

la loi du 9 novembre 1790 ayant déclaré, par son art. 22, naturel français, toute personne qui, née en pays étranger, descendant d’un Français né en pays étranger, descendant d’un français expatrié pour cause de religion, il n’aurait qu’à justifier de sa filiation pour prouver sa qualité, et que dans le cas où elle serait contestée, les juges civils seraient les seuls juges d’une pareille contestation, et par conséquent, du mérite du justiciable[65].

Comme petit-fils de huguenot, Lévesque bénéficie d’un droit opposable au retour sans autre condition que de prouver son ascendance[66]. L’affaire est donc entendue. Le cas personnel du demandeur est réglé. En toute bonne conscience, Martin du Nord pouvait s’arrêter là et faire l’économie de l’étude du cas de Guillaume Lévesque comme Canadien puisqu’il avait l’avantage d’être huguenot. Mais le ministre, particulièrement scrupuleux, lui propose une autre voie, sans lien avec les persécutions religieuses de l’Ancien Régime.

Vous voulez bien, au surplus, faire savoir au sieur Lévesque que s’il se trouvait dans le cas de réclamer la qualité de français dans les termes de l’article 10 du CC, la déclaration à faire par lui conformément à cet article ne pourrait être reçu que par l’officier d’Etat civil de sa résidence[67].

L’article 10 du Code civil alors en vigueur prévoit que

tout enfant né d’un Français en pays étranger, est Français. Tout enfant né, en pays étranger, d’un Français qui aurait perdu cette qualité, pourra toujours recouvrer cette qualité, en remplissant les formalités prescrites à l’article 9 [relatif à la procédure appliquée à la naturalisation, en vertu du jus soli, des enfants d’étrangers nés en France].

C’est vers ce même article que les rédacteurs du Code civil, comme les députés lors des débats de 1814, puis les tribunaux, avaient considéré qu’il faudrait diriger à l’avenir les anciens Français et leurs descendants rentrant en France sans tenir compte des clauses des traités[68]. Synthétisons cette approche ouverte par le ministre à Guillaume Lévesque pour en saisir le sens. Elle implique les éléments suivants :

  • François Lévesque (le grand-père du demandeur) était Français. Toute contestation de cette qualité est nulle et non avenue en vertu de la loi du 9 novembre 1790. François Lévesque n’était donc pas un « forain » au Canada, mais un Français naturel et sujet du roi de France quoi qu’en aient dit les autorités de l’époque. (Cette première étape du raisonnement, préjudicielle en somme, permet d’aligner l’analyse du cas de Guillaume Lévesque et son traitement sur celui de tous les descendants des Canadiens de 1763).

  • François Lévesque n’a pas cessé d’être Français (naturel) à la cession de 1763, bien qu’il soit resté au Canada après l’expiration des délais de libre émigration. (Comme un Français « d’avant 1792 » de Rhénanie, devenu de facto sujet prussien, mais conservant intacte sa qualité de Français selon la jurisprudence inaugurée en 1836 à propos du traité de 1814).

  • Son fils, Louis Lévesque, est né Français en 1781, car d’un père français, au Canada. Le fait qu’il était évidemment pour les autorités britanniques un sujet britannique de naissance n’est en rien pertinent. (Comme dans ce qui sera aussi soutenu à propos de Frédéric Fouchet par les représentants français face à leurs homologues américains en 1881).

  • Bien que n’étant jamais venu en France jusqu’à sa mort en 1833, Louis Lévesque a effectivement été Français, et la perte de sa nationalité française (datable de 1804 même si cela reste implicite) ne lui a jamais interdit de la retrouver en « revenant » en territoire français.

  • À défaut, Guillaume Lévesque, fils d’un Français ayant « perdu cette qualité », est réintégrable sans délai sur simple preuve d’ascendance et établissement en territoire français. (Il évite ainsi les dix ans de résidence exigés des « vrais » étrangers demandant une naturalisation).

Somme toute, cette lecture ministérielle confirme nos constats à propos de la période 1763-1804 durant laquelle on continue à naître Français au Canada selon les anciens droits et garanties accordés aux colons par Louis XIII et Louis XIV. Le fait que Guillaume Lévesque, né en 1819, soit né non pas à proprement parler « étranger » mais fils « d’un Français », Louis Lévesque, lui-même né en 1781, prouve que le ministre appréhende un changement légal intervenu entre ces deux dates. Le seul facteur guerre ne suffit pas, sinon la fracture serait survenue en 1778 et aurait exclu Louis Lévesque du rang des Français de naissance et donc son fils d’une possible réintégration. C’est bien un changement juridique interne qui joue. Comme les cas précédemment égrainés attestent que le basculement n’était pas effectué entre 1792 et 1804, on peut considérer comme acquis que la bascule est à situer à l’édiction du Code civil.

Par conséquent, les Français du Canada sont défrancisés par la perte de leur qualité de Français. Mais, plutôt que de devenir de véritables étrangers, ils entrent dans une catégorie intermédiaire, celle des « réintégrables ». Plus encore, leurs enfants, même nés après cette date, rejoignent cette catégorie et y demeurent toute leur vie durant. On peut donc considérer qu’il faut attendre jusqu’au tournant du 20e siècle pour que s’estompe définitivement tout effet potentiel de la vieille naturalité des régnicoles venus sous Louis XIII, Louis XIV ou Louis XV peupler la Nouvelle-France. On s’étonnera moins dès lors que l’Académie française ait pu décerner, en 1881, le prix Montyon, statutairement réservé aux Français, à un Canadien, Louis-Honoré Fréchette, qui, dans la note présentant sa candidature, avance que : « D’avis que je ne sois pas né en France, je suis français de race, d’origine, de langue et de coeur. Je crois à ce titre pouvoir me présenter au concours[69]. » Après examen de la recevabilité d’un Canadien comme Français, le secrétaire perpétuel de l’Académie, Camille Doucet, répond en ces termes au poète canadien :

Par une faveur exceptionnelle, et à raison même de votre nationalité, j’avais été heureux de vous ouvrir les portes d’un concours dont les étrangers sont exclus par le testament de Monsieur de Montyon.

Ses fils du Canada ne sont pas des étrangers pour la France. Des liens anciens nous unissent et, loin de les détendre, le temps, au contraire, n’a fait que les resserrer encore[70].

Un Canadien reste encore un Français « réintégrable » en cette fin de 19e siècle et c’est sur cette base que l’institution considère le poète comme éligible[71].

* * *

La « défrancisation » en droit des Français du Canada n’advient que très tardivement et selon des modalités fort mal connues jusqu’ici. N’étant pas considérée par Versailles comme impliquée par la cession, aucune « dénaturalisation » ne vient placer les Canadiens, à partir de 1763, devant les pénalités ou exclusions légales qui sont opposées à leurs co-sujets britanniques. Des stratégies individuelles peuvent prendre racine sur la création de facto d’une situation de « nationalité » transatlantique et transfrontalière entre la France et ses anciens sujets du Canada.

La Révolution elle-même n’abolit pas cette situation dont les effets sont cependant limités, puis jugulés complètement, par les guerres franco-anglaises de 1793-1802 et de 1803-1814. La Révolution voit même la simple naturalité des Canadiens venant en sol français, comme celle des huguenots, se transmuter en possession de la citoyenneté.

Ce n’est finalement pas avant la grande réorganisation de la francité entrée en vigueur en 1804 que le lien commence à se briser. Le Code civil, en supplantant le droit ancien et surtout en instaurant une nouvelle modalité de perte de la qualité de Français (liée à la condition de sujet) reconnue par un État étranger, attaque la base du lien des Canadiens aux formes juridiques de la francité. Cependant, l’existence d’une catégorie intermédiaire, celle des « réintégrables », a fortiori pour les Français tenant cette qualité de l’Ancien Régime, maintient longtemps un lien latent entre les Canadiens et la nationalité française qui a pu jouer pendant des décennies. Il est vrai que cette situation n’a pas d’importance au Canada même, le gouvernement français ayant adopté pour règle de ne pas intervenir dans les territoires cédés à l’appel des populations, qu’elles soient de Maurice ou du Canada. Cependant, cela a parfois des effets tangibles, implicites ou explicites, en territoire français.

Est-ce – enfin ! – le terme de l’histoire des relations entre les Canadiens et la nationalité française ? Non. Elle rebondit encore, à la faveur d’un autre démantèlement territorial, advenu dans le contexte de la liquidation du Second Empire colonial français. En 1961, le gouvernement français souhaite abolir toute condition de « stage » imposée aux ressortissants de territoires ayant cessé d’être sous « souveraineté, mandat ou protectorat » de la France depuis 1930. Le constitutionnaliste et président de la commission des lois du Sénat, Marcel Prélot, demande la suppression de toute date haute (1930) limitant le recours à cette procédure afin de permettre à un « ancien Français » de le (re)devenir, car

Votre rapporteur … propose de supprimer toute date et cela dans un dessein de très large accueil. À tout citoyen d’un pays naguère français ayant conservé pendant de longues années les traditions et la culture françaises, acquise sous les fleurs de lys ou sous le drapeau tricolore, votre commission estime que la France, mère généreuse, doit, au moment où il demande la nationalité française, faire la situation de faveur qui vous est proposée. (Très bien ! très bien[72] !)

Comme le relève le ministre, Canadiens, Mauriciens et Genevois bénéficieraient de la mesure[73]. Elle est votée par les deux chambres et devient la loi du 22 décembre 1961, promulguée par le chef de l’État d’alors, Charles de Gaulle[74]. La loi remet ainsi presque les Canadiens dans la position qui était la leur dans le droit au 19e siècle. Le texte évite d’ailleurs de qualifier les individus concernés d’étrangers, mais parle de « ressortissant ou ancien ressortissant des territoires et États sur lesquels la France a exercé soit la souveraineté, soit un protectorat, un mandat ou tutelle[75] ». La loi de 1961 relève en somme d’une « vieille tradition du droit français », pour reprendre la formule de Pierre Chaunu lorsqu’il se prononce sur la question[76]. Le présent article confirme son opinion en ce qui concerne les anciens Français d’Amérique.