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Dans ce livre issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université d’Ottawa, Philippe Volpé se fixe un objectif ambitieux : comprendre « le rôle joué par la jeunesse étudiante acadienne et ses mouvements d’Action catholique dans l’édification et la définition de la petite société acadienne, de leur origine au début du 20e siècle jusqu’à leur disparation au cours des années 1960 » (p. 17). S’inspirant clairement d’études analogues au Québec, Volpé suggère que son travail pourrait déboucher sur des « réalités universelles » (p. 19) et illuminer des convergences, ainsi que des divergences, avec des mouvements jeunesse issus d’« autres sociétés catholiques » (p. 15).
Même si les comparaisons directes y sont assez rares, le livre de Volpé a déjà suscité l’intérêt de spécialistes du catholicisme oeuvrant à l’extérieur du Canada francophone (voir l’article Bruce K. Ward dans la Literary Review of Canada). L’une des thèses fondamentales de l’ouvrage — que les réformes des années 1960 et 1970, désignées au Québec et en Acadie comme faisant partie d’une « Révolution tranquille », n’ont pas été menées « “contre” l’Église mais plutôt “à partir d’elle” » (p. 11) — pourrait vraisemblablement s’appliquer ailleurs dans le « monde catholique ».
De prime abord, Volpé semble tout aussi ambitieux quant à sa méthodologie. En plus des archives des associations jeunesse et des communautés religieuses (tant locales que nationales) et des archives privées de « militantes et militants », il affirme avoir dépouillé « dans leur intégralité l’ensemble des journaux acadiens » (p. 24) pendant la période à l’étude, y compris L’Évangéline, devenu définitivement un quotidien en 1949. Cette diversité de sources était censée lui permettre d’inclure dans son analyse la pensée des étudiants de la Nouvelle-Écosse et de l’Île-du-Prince-Édouard, ces deux provinces étant, encore et toujours, les parents pauvres des études acadiennes.
Malgré cet objectif louable, comme l’auteur le reconnaît lui-même, l’Acadie du Nouveau-Brunswick « est largement dominante » (p. 18) dans son étude. Peut-être est-ce dû aux sources, qui demeurent orientées vers le Nouveau-Brunswick. Même l’hebdomadaire Le Petit Courrier de la Nouvelle-Écosse est absent de la bibliographie. Il se peut que Volpé n’y ait rien trouvé en lien avec sa problématique. Ce serait toutefois étonnant, étant donné l’importance du Collège Sainte-Anne en Acadie néo-écossaise. L’absence du Courrier mériterait donc au moins d’être expliquée. Volpé n’a pas non plus considéré les récents travaux (Emic Delig, Michael Poplyansky et Mylène Comeau) sur la réalité estudiantine au Collège Sainte-Anne à la fin des années 1960. En particulier, il est dommage qu’il n’ait pas réagi à l’idée selon laquelle le corps étudiant du Collège (même à l’aube des années 1970) était influencé par certaines idées conservatrices. L’hégémonie du réformisme n’était donc peut-être pas aussi forte qu’il le prétend.
L’ouvrage découvre néanmoins plusieurs pans peu connus de l’histoire la jeunesse étudiante en Acadie. Après avoir analysé l’émergence des premières associations au début du 20e siècle, Volpé se penche sur la manière dont les jeunes Acadiens conceptualisent leur engagement social dans un contexte marqué par la Grande Dépression et l’émergence d’idées socialistes et communistes. Il établit clairement leur opposition au « bolchévisme » et l’attrait du « corporatisme social » (p. 142). Au Québec, les études de la pensée catholique des années 1930 incorporent souvent la question du rapport à l’Autre, notamment l’antisémitisme. Volpé demeure largement silencieux sur le sujet ; l’on présume qu’étant donné la relative homogénéité de la société acadienne, les jeunes en faisaient simplement abstraction. Il aurait été intéressant toutefois de le préciser explicitement.
Le sentiment « internationaliste » des étudiants acadiens se développe dans l’après-guerre ; la presse étudiante acadienne s’intéresse davantage à l’Europe « dévastée » et aux difficultés politiques et économiques des pays du « tiers-monde » (p. 174). Le « féminisme chrétien » circule également parmi les jeunes Acadiennes, alors que l’Académie Notre-Dame du Sacré-Coeur ouvre ses portes à Memramcook (p. 214). En même temps, les années 1940 voient une recrudescence du nationalisme ; sans complètement rejeter « l’esprit de collaboration de l’élite acadienne de leur temps » (p. 226), certains jeunes commencent à reconnaître les « disparités entre communautés francophones et anglophones » et « se montrent critiques de toutes les entreprises bon-ententistes, du bilinguisme “absurde” à l’unité nationale “assimilatrice” » (p. 248). Quiconque s’intéresse au néonationalisme acadien des années 1970 pourrait y voir certains parallèles.
À partir des années 1950, l’optimisme des étudiants acadiens est « sans équivoque » (p. 256). La tendance est à une plus grande « collaboration avec la communauté étudiante anglophone » (p. 325). Cette soif de participation à des structures dépassant l’Acadie ou le Canada français a amené l’historien Joel Belliveau à conclure à l’adhésion des étudiants à la « modernisation libérale » (Le « moment 68 » et la réinvention de l’Acadie, PUO, 2014). Volpé rejette toutefois l’utilisation du terme « libéral » :
Les continuelles allusions, dans le mouvement étudiant acadien, à l’atteinte du bien commun, à la responsabilisation des personnes, à l’engagement des étudiants citoyens, à la revendication de droits accompagnée de la reconnaissance de devoirs ou encore à la liberté consciente, ces allusions, disons-nous, ne s’apparentent pas tant à une posture libérale qu’à une quête d’émancipation, voire de libération de la personne en vue de son épanouissement intégral
p. 325
A priori, il ne semble pas y avoir de divergences profondes entre Volpé et Belliveau en ce qui a trait à leur compréhension de la réalité historique. Le « libéralisme » tel que défini par Belliveau — qui inclurait vraisemblablement la « nouvelle gauche » nord-américaine des années 1960 — et les « allusions » que Volpé énumère sont-ils forcément antinomiques ?
En général, l’auteur a tendance à insister sur la manière dont il se démarque de l’historiographie existante. Dans la conclusion de son ouvrage, par exemple, il s’inscrit en faux contre « des interprétations manichéennes de l’Acadie d’avant 1960 qui la réduisaient à une petite société empreinte d’un clérico-nationalisme réactionnaire et immuable » (p. 327). Toutefois, comme il l’admet lui-même au tout début de son livre, cela fait plusieurs décennies que l’on n’entend plus de telles affirmations chez les acadianistes (p. 7). Le caractère « révisionniste » de l’étude (mis en évidence sur la quatrième de couverture, notamment) nous paraît donc un peu exagéré.
Cela étant dit, jusqu’à maintenant, l’historiographie acadienne a beaucoup insisté sur le développement des idées néonationalistes dans les années 1960 et 1970 sans nécessairement explorer en profondeur leurs origines. D’où la contribution positive de cet ouvrage.