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Jack Little écrit dans la préface de son ouvrage qu’en français, celui-ci aurait pu s’intituler « Histoire d’un inconnu ». Le parcours d’Henry Trent fut manifestement celui d’un éternel « étranger » : un immigrant anglais qui, en dépit d’une situation de fortune relativement avantageuse, n’a jamais réussi à s’intégrer en terre canadienne, et ce, même après avoir épousé une Canadienne française et fondé une famille nombreuse. Les treize volumes du journal intime qu’il a tenu par intermittence à partir de l’âge de seize ans et jusqu’à ses soixante-douze ans (de 1842 à 1898) témoignent de déficiences qu’il n’a jamais réussi à surmonter et qui ont fait de lui un marginal.
Cette histoire de vie d’un individu appartenant à un segment non négligeable de la population, et généralement ignoré des historiens, est un apport significatif à l’histoire sociale. La vie d’Henry Trent, un homme foncièrement inadapté à la société productiviste en devenir, est intéressante parce qu’il fut loin d’être seul dans cet état. Des hommes aux profils semblables apparaissent régulièrement dans la plupart des histoires de famille du 19e et du début du 20e siècle, avant d’être balayés sous le tapis sous prétexte qu’ils souffraient d’alcoolisme ou de quelque autre mal.
L’ouvrage est structuré chronologiquement en fonction de grandes étapes de la vie. Immigré à Montréal en 1836 à l’âge de dix ans, en compagnie de son père, George, et de sa soeur aînée Maria, Henry Trent ne fréquente l’école qu’un an et demi avant que la famille prenne possession de la grande maison de pierre que George Trent a fait construire au bord de la rivière Saint-François, en face du village de Drummondville. Le premier chapitre (« Boyhood and Youth ») décrit l’adolescence solitaire et exceptionnellement prolongée d’Henry (1842-1855), pendant laquelle il s’intéresse d’abord à la chasse, au piégeage et la pêche avant de chercher désespérément et sans succès un travail (son seul véritable emploi, dans une scierie, ne dure que deux jours). En 1855, George Trent décide de rentrer en Angleterre, et puisque Henry n’a acquis aucune compétence en agriculture, il y ramène le jeune homme, alors âgé de vingt-neuf ans, confiant sa ferme à un métayer.
Les chapitres 2 et 3, intitulés « Emerging Manhood », sont de loin les plus intéressants, et ce, pour deux raisons. Premièrement, Little y évalue le développement d’Henry par rapport au concept de manhood, une construction mentale censée traduire les caractéristiques essentielles du genre masculin. Tout au long de l’ouvrage, l’auteur accompagne sa lecture du journal de Trent d’un questionnement historiographique remarquablement fouillé sur les façons dont les journaux intimes et les correspondances ont servi de sources pour l’histoire sociale et tout particulièrement l’histoire des genres. L’exercice est intéressant en soi, car il passe en revue les principales percées en la matière, mais par rapport à Henry Trent il ne fait que confirmer l’apparente marginalité de celui-ci, puisque son journal ne fait aucunement écho au métarécit conventionnel sur le genre masculin. Le décès de George Trent en 1857 libère Henry du poids suffocant de son père, un officier de la marine britannique à la retraite, autoritaire et mentalement instable. Ce développement aurait dû, en principe, marquer son passage à la majorité, mais Little conclut que, dans l’optique du métarécit sur la masculinité, il ne devient à proprement parler « adulte » qu’au moment de son mariage en 1864, à l’âge de trente-huit ans.
Ces chapitres sont intéressants aussi parce qu’ils répondent très clairement à l’objectif recherché par Little qui est de « mettre en lumière le contexte social et culturel ». Dans le chapitre 2, le segment du journal d’Henry Trent qui décrit son voyage d’Angleterre en Colombie-Britannique par le cap Horn pendant la ruée vers l’or du Cariboo offre des détails riches et inédits sur la vie cauchemardesque à bord de ces nouveaux navires à vapeur appelés à remplacer les voiliers. Dans le chapitre 3, sa description des conditions économiques et des rapports entre colons et Autochtones sur l’île de Vancouver est tout aussi révélatrice.
Contrairement aux segments de journal de la période précédente, ceux concernant les années de maturité et de vieillesse d’Henry Trent, après son mariage, sont trop espacés dans le temps (1864-1868, 1883, 1894-1898) et insuffisamment contextualisés pour offrir quoi que ce soit de vraiment nouveau, par exemple sur la société et l’économie rurale ou sur la vie en ville, lorsque le couple s’installe, pour un temps, à Drummondville afin d’y ouvrir une épicerie. L’intérêt de ces deux derniers chapitres se situe ailleurs : ils expliquent comment Henry réussit à assurer sa subsistance en dépit de ses déficiences. Henry ne peut être blâmé pour le fait que son exploitation agricole soit restée quasi autarcique, car cela dépend surtout de la qualité du sol, mauvais aux alentours de Drummondville, fait déploré entre autres par Joseph Bouchette (1815) et Everett C. Hughes (1943). Il n’en reste pas moins qu’il demeure aussi dépourvu qu’avant son mariage. Son autographe défectueux ne s’améliore pas de son vivant, et son manque de compétences sociales l’empêche de nouer des rapports suivis avec qui que ce soit à l’extérieur de sa famille immédiate.
C’est finalement son union avec la Canadienne française Eliza Caya qui aura fixé de son sort. À vingt ans, elle avait un peu plus de la moitié de l’âge d’Henry au moment de leur mariage. Femme énergique et hautement compétente, elle prend en main la gestion de la ferme et fonde, avec Henry, une famille de douze enfants. Henry participa dans la mesure de ses compétences. Ensemble ils réussirent à assurer la pérennité de la ferme et l’établissement de leur progéniture, accomplissant ainsi tout ce que le cultivateur moyen de cette époque peut espérer de mieux. La vie d’Henry Trent démontre la pertinence du principe qu’« aucun homme n’est une île », et Little s’en sert pour prévenir les historiographes que les conventions sur l’identité masculine, les sphères séparées et la modernisation de l’agriculture sont à manipuler avec prudence.