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Cet ouvrage d’Aurélie Lacassagne documente l’aventure du Wild West Show de Gabriel Dumont (WWSGD), spectacle unique tant par son caractère polyphonique — 10 dramaturges allochtones et autochtones de l’ouest et de l’est du Canada signent le texte joué en 2017-2018 — que par son approche collaborative centrée sur l’éclatement des formes et des récits hégémoniques coloniaux. Lacassagne, chercheuse allochtone en science politique, poursuit dans cette étude deux objectifs principaux : d’abord, mettre en lumière, comme le fait le WWSGD, l’histoire méconnue des Métis de l’Ouest, un geste nécessaire pour qui veut comprendre « l’accaparement de cette identité en cours présentement dans l’Est canadien » (p. 7) ; ensuite, prenant le WWSGD comme exemple, rappeler que le théâtre peut (et doit) jouer un rôle « dans la réalisation d’une véritable réconciliation » au Canada (p. 8). Lacassagne s’acquitte fort bien de ces tâches même si l’analyse du WWSGD en tant que performance théâtrale pourrait être plus étoffée.

Le spectacle prend forme entre 2013 et 2018, alors que la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) bat son plein et que la fédération souligne son 150e anniversaire à coup de célébrations visant à cimenter le sentiment national. On assiste également à une montée en flèche du nombre de Canadiens et de Canadiennes qui se déclarent métis, certains sous prétexte qu’elles et ils sont d’origines mixtes ou d’un lointain ancêtre autochtone. Citant Darryl Leroux et Chris Andersen, Lacassagne explique qu’être métis c’est plutôt appartenir à un peuple autochtone distinct issu de la Terre de Rupert. L’autrice note à juste titre que l’accaparement d’une identité métisse par de nombreux Canadiens « reproduit les classifications biologisantes du legs colonial » (p. 171) en plus de contribuer à effacer la réalité historique et contemporaine des Métis de l’Ouest.

Pourtant, selon Lacassagne, la bataille de Batoche (1885) forme « le socle de l’histoire commune à tous les Canadiens », l’événement autour duquel « chacune des communautés descendantes des acteurs d’hier [les Métis et autres nations autochtones, les communautés francophones et anglophones] a construit son propre discours mémoriel » qui sert souvent « de ferment identitaire » (p. 13). Il importe donc de faire « une relecture collective de l’histoire en confrontant les différents récits mémoriels » (p. 159), opération à laquelle contribue le WWSGD.

Les dramaturges Jean-Marc Dalpé (franco-ontarien) et Alexis Martin (québécois) sont à l’origine du WWSGD. Tous deux férus d’histoire, ils s’intéressent aux luttes métisses et à Gabriel Dumont, leur chef militaire, qui rêvait de créer un Wild West Show à la Buffalo Bill (dont il avait fait partie) pour faire connaître l’histoire de son peuple. Lacassagne s’attarde peu à l’histoire paradoxale des Wild West shows, ces outils coloniaux de propagande raciste ayant également servi d’espaces de survivance pour des pratiques culturelles autochtones autrement bannies au Canada et aux États-Unis. Pour leur WWSGD, Dalpé et Martin assemblent une équipe diverse et représentative dont le but est de ne « pas lisser les éléments qui ne font pas consensus, mais au contraire, de les exposer et de les faire dialoguer » (p. 28). Se joignent à Dalpé, Martin et à Yvette Nolan (anishinaabegkwe) des dramaturges, des comédiens et des musiciens, une équipe technique et divers partenaires financiers issus notamment des milieux anglo-canadiens, fransaskois et franco-manitobains et des nations anishinaabe, métisse, crie, et huronne-wendat. Pour Lacassagne, il s’agit là d’une démarche polyphonique peu commune et inspirante basée sur la rencontre soutenue de l’autre. Elle situe le WWSGD dans la lignée du théâtre postcolonial (quoique le terme soit incongru dans le contexte colonial canadien) et interculturel en s’appuyant sur les travaux d’Édouard Glissant en particulier.

Dans chapitres 2 et 3, Lacassagne s’attarde aux trois grandes thématiques qui se sont imposées au fil des sept versions de la pièce : l’importance accordée aux langues autochtones sur scène, geste de réappropriation complexe dans un contexte colonial ; la place des femmes dans le spectacle, celles-ci ayant largement été effacées de l’histoire des résistances métisses malgré le rôle crucial qu’elles y ont joué ; et finalement, l’éclatement des mémoires en lien avec cette histoire afin de troubler les récits coloniaux. En plus de cette approche anti-hégémonique, l’autrice relève des choix audacieux dans l’attribution des rôles ainsi que dans la sélection de structures dramaturgiques qui ont permis entre autres la transgression des styles, genres et des identités sur scène. Elle s’interroge cependant sur l’impact durable de ces choix inusités sur un public pas toujours à même d’en décoder le sens. Cela dit, comme l’indique le quatrième chapitre, le WWSGD a su éviter l’écueil du didactisme et a reçu un accueil assez positif à travers le pays même quand la durée du spectacle, sa formule éclatée laissant parfois le public sans repères ou l’équilibre entre humour et tension dramatique n’ont pas fait l’unanimité.

Le cinquième chapitre revient sur la question de l’appropriation et la réappropriation culturelle, soulignant les situations de pouvoir inégales qui animent ces deux gestes distincts. En effet, si la réappropriation de langues, de pratiques, de lieux ou de savoirs dont un groupe marginalisé a été dépossédé s’inscrit dans une logique anti-hégémonique de libération, l’appropriation culturelle reproduit quant à elle la logique d’assimilation et d’extraction des forces dominantes. Pour illustrer sa réflexion, Lacassagne utilise à juste titre la controverse autour des spectacles SLAV et Kanata de Robert Lepage en 2018, déboulonnant au passage les dérapages émotifs reliés au thème de l’appropriation culturelle qui ont eu lieu dans la sphère publique. Elle en profite pour souligner que l’univers de la danse offre des exemples à suivre en matière de pratiques non appropriatives.

Lacassagne conclut le livre avec un regard vers l’avenir, s’interrogeant sur l’impact du WWSGD et des rencontres éphémères qu’il a su créer avant d’offrir en annexe une description scène par scène de ce spectacle touffu ainsi qu’un glossaire et une chronologie des résistances métisses. Cet ouvrage bien documenté et écrit avec verve sera utile dans plusieurs champs d’études dont les sciences politiques et les études théâtrales et de la performance.