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Il va sans dire que « 1968 » a acquis un statut mythique. En Occident, comme dans l’ancien bloc communiste, dans l’hémisphère Nord, comme dans les pays en voie de développement, l’année fut marquée par une série de bouleversements qui demeurent, encore aujourd’hui, dans les mémoires. Depuis les dernières décennies, on ne compte plus les colloques universitaires et les ouvrages collectifs qui y sont consacrés. Issu d’un atelier tenu au Musée canadien de l’histoire, 1968 in Canada. A Year and its Legacies ajoute une « touche canadienne » à ce corpus. Les collaborateurs sont issus d’horizons disciplinaires différents — histoire, science politique, littérature, entre autres — dont bon nombre de chercheurs émergents.

Pour Hawes, Holeman et Kirkey, qui dirigent l’ouvrage, « five major themes dominated Canadian politics and political discourse in 1968 and the years that followed : … the troubled place of Quebec in Confederation, the new nationalism of English Canada, the status of women, the idea of multiculturalism and Indigenous rights » (p. 4-5). Ils reconnaissent d’emblée que leur collectif n’aborde pas en profondeur d’autres thèmes importants comme « la religion, le sport, le mouvement ouvrier, le changement économique, la pauvreté » (p. 7), qu’ils choisissent de laisser à d’autres chercheurs. Nous pourrions ajouter que l’ouvrage se concentre prioritairement sur le Canada anglais. Certes, plusieurs chapitres touchent de près ou de loin au Canada francophone, dont deux ont été rédigés en français. Pourtant, ces textes s’intéressent tous au Québec ; les Acadiens ainsi que les autres minorités francophones pour qui 1968 s’avère aussi un moment charnière — nous n’avons qu’à penser à la grève étudiante à l’Université de Moncton — sont largement absents du collectif.

L’ouvrage peut être divisé en quatre parties. La « présence transformatrice » de Pierre Trudeau mérite deux chapitres, dont le premier compare la mise en scène trudeauiste à celle de Robert Kennedy, tandis que le second analyse la façon dont Trudeau a réorganisé la fonction publique fédérale, donnant plus de pouvoir au Bureau du premier ministre aux dépens des fonctionnaires du Bureau du Conseil privé. Puis, cinq chapitres thématiques abordent la fondation du Parti québécois, le nationalisme économique canadien-anglais, la Commission d’enquête sur le statut de la femme, les origines intellectuelles du multiculturalisme et la lutte pour les droits autochtones. Cette section est suivie d’études sur des institutions « qui ont fini par être assimilées à l’identité canadienne » (p. v) : le CRTC, l’éditeur McClelland & Stewart, l’assurance maladie et le bilinguisme officiel. Enfin, l’ouvrage se termine par quatre « études de cas » consacrés à des sujets divers, par exemple la politique étrangère canadienne dans la foulée du printemps de Prague et une nouvelle de David Helwig, Something for Olivia’s Scrapbook I Guess. La diversité de thèmes est certes très stimulante, cependant il manque parfois un fil conducteur, notamment pour les études de cas. Notons aussi la focalisation sur la littérature canadienne-anglaise ; la littérature du Québec (ou plus largement sa scène culturelle), marquée également par 1968, n’est pas abordée.

Cela étant dit, les chapitres de ce livre présentent bien plusieurs aspects de l’année 1968 au Canada. Parfois, ils reposent sur des sources archivistiques inédites ; nous pensons notamment au chapitre d’Andrea Chandler, « Canada and the Czechoslovak Crisis of 1968 ». Dans d’autres cas, les auteurs font une synthèse de ce qui a été écrit ailleurs. Le texte de Jocelyn Létourneau, « 1968, vue du Québec », est emblématique à cet égard. L’auteur rappelle que 1968 est un « tournant plutôt qu’une rupture » ; cette année confirme selon lui l’ambivalence politique des Québécois, qui « refusent de s’intégrer à une structure (politique) s’ils y perçoivent un risque d’assimilation … au même titre qu’ils regimbent à se séparer de cette même structure s’ils appréhendent la possibilité d’être marginalisés ou exclus » (p. 65). Peu importe l’originalité des chapitres, ils offrent tous une contribution valable à notre compréhension de 1968 au Canada. Assez concis, ils peuvent facilement être incorporés dans des syllabus de cours et déboucher sur d’autres lectures.

Rappelons que l’année 1968 occupe une telle place dans notre mémoire collective parce qu’elle constitue le « coup d’envoi » d’une période d’effervescence politique, sociale et culturelle. Les causes sociologiques du phénomène ont déjà été explorées ; il s’agit notamment d’une marée de baby-boomers arrivant à l’âge adulte et constatant que la société de leurs rêves n’est pas au rendez-vous. Nous pouvons donc évoquer l’esprit des « longues années ’68 » (ou long sixties) qui se fait sentir un peu partout sur la planète jusqu’au début des années 1980. Résumer, même dans le contexte canadien, l’impact ces années en un seul ouvrage collectif est une tâche quasiment impossible. Il est donc à souhaiter que le prochain anniversaire de 1968 mène à d’autres publications. Plus particulièrement, un ouvrage centré sur le Canada français, dans toute sa complexité, complémenterait bien le présent collectif.