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Après La collaboration interprofessionnelle en santé et services sociaux (2018) et Travail social et santé (2021), le tandem composé du professeur en travail social de l’Université de Sherbrooke Yves Couturier et de la chargée de cours et chercheuse indépendante Louise Belzile publie cet ouvrage dont l’objectif est de montrer l’évolution de la discipline du travail social d’un point de vue non pas institutionnel mais personnel, dans la perspective et l’expérience directe de travailleurs sociaux. Cet objectif répond à leur désir de rendre plus visible le travail social comme métier, et les travailleurs et travailleuses sociales comme figures importantes des établissements et organismes de santé et de services sociaux.

Les auteurs ont recueilli 19 témoignages qu’ils mettent en récit. L’expression « mise en récit » est d’ailleurs un peu forte : l’ouvrage est en fait une suite de très longues citations (faisant parfois plusieurs pages) mises bout à bout, avec quelques mots de contextualisation pour les introduire. Les témoignages couvrent la période des années 1950 jusqu’à aujourd’hui et montrent une variété de parcours (gestion, politique, organisation communautaire, recherche, etc.). Onze hommes et huit femmes ont témoigné pour cette enquête. Sur le plan méthodologique, les auteurs disent avoir collecté les récits sans orientation de recherche, sans intentions et même sans guide d’entrevue. La clarté du propos du livre et sa portée analytique souffrent beaucoup de ce manque de direction.

La démonstration de Couturier et Belzile se développe en sept chapitres. Les deux premiers explorent les origines et les parcours qui ont mené les participants et participantes au métier de travail social. Les auteurs y mentionnent l’importance du milieu familial et de l’engagement social dans le choix du travail social, qui représente pour eux, plus qu’un métier, un projet de vie. Pour plusieurs femmes qui témoignent, ce choix constitue aussi un moyen d’aller à l’université et de s’élever socialement. Enfin, les auteurs mentionnent le rôle positif qu’ont joué les institutions religieuses pour plusieurs participants.

Les chapitres 3 et 4 analysent l’évolution du travail social et l’implication des participants dans le développement du métier. Les auteurs y mentionnent la transition de l’approche américaine de type casework, une méthode psychologisante, axée sur l’individu et populaire dans les années 1950 et 1960, vers une approche sociologisante axée sur le collectif à partir de la fin des années 1960, puis vers l’intervention de groupe qui synthétise ces deux approches. Ces chapitres montrent également les contributions des participants et participantes au développement de la profession et de ses différentes institutions, contributions qui prennent pour plusieurs la forme d’un engagement au sein de l’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec.

Le cinquième chapitre est consacré au pouvoir et à la gestion. Les auteurs y expliquent le rapport ambigu qu’entretiennent les travailleurs sociaux avec le pouvoir, voire l’incompatibilité entre les valeurs et identités du travail social et le pouvoir politique. Les participants mentionnent tout de même des rapports positifs au pouvoir, qui leur permet d’incarner les valeurs sous-tendant l’engagement envers l’innovation, le changement social et la modernisation du Québec. Cette relation avec le pouvoir passe, pour beaucoup de participants, par l’implication dans des postes de gestion d’établissements et organismes.

Le sixième chapitre étudie les enjeux de la collaboration interprofessionnelle dans le domaine de la santé. Les auteurs déplorent la méfiance de certains leaders d’opinion en travail social à l’égard du monde de la santé en raison du risque potentiel qu’il poserait pour l’identité du travail social. Pour Couturier et Belzile, l’intégration des travailleurs sociaux aux établissements de santé est positive et la collaboration interprofessionnelle inévitable. Ils estiment que le fait de côtoyer des professionnels de la santé est un facteur de développement professionnel important pour le travail social, en raison notamment de leur exigence par rapport au savoir scientifique.

Le septième chapitre traite des travailleurs sociaux en formation et de la transmission. Dans ce chapitre, les auteurs ont demandé aux participants d’adresser des messages aux futurs travailleurs sociaux. Les participants mentionnent le projet de transformer le monde, la sensibilité à la complexité des phénomènes humains et l’importance de développer un regard critique sur la société et sur les inégalités qu’elle produit.

La critique historienne de ce livre est difficile à faire, puisque les auteurs annoncent ouvertement ne pas avoir de prétention historiographique sérieuse. L’ouvrage est peut-être intéressant pour les travailleuses sociales et travailleurs sociaux en devenir (les auteurs expliquent relativement bien les différentes institutions liées au travail social et les différentes approches du métier), mais le lectorat historien restera sur sa faim. D’abord parce que Couturier et Belzile préfèrent s’appuyer sur une approche mémorielle floue plutôt que de définir rigoureusement la notion d’« histoire orale » annoncée dans le titre. Ensuite, parce qu’ils ne font aucun effort pour se rattacher à la riche historiographie existante sur l’histoire des professions médicales et paramédicales au Québec et au Canada. Enfin, parce qu’il y a peu ou pas de contextualisation historique ou de remise en question des témoignages lorsque la discussion aborde des enjeux complexes comme la création des organisations professionnelles, les relations interprofessionnelles et la dimension genrée du travail social.

En l’état, Histoires orales du travail social ressemble plus à un bloc de matériaux bruts dans une phase préliminaire d’analyse qu’à un produit fini. Même si les thèmes abordés sont intéressants, le manque de direction de l’ouvrage contribue à la redondance de certaines sections, au flou du propos avancé par Couturier et Belzile et à une chronologie parfois difficile à suivre.