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L’histoire du handicap physique est un parent pauvre de l’histoire de la santé. Il faut apprécier la chance que nous offre ce livre, tiré d’une thèse. Susanne Commend analyse l’expérience des enfants au contact des institutions de réadaptation du Québec au fil du 20e siècle. Son but est de « comprendre [la] survivance de la figure du “petit infirme” » (p. 12), c’est-à-dire de l’enfant handicapé physique traité comme une victime, dont les adultes veulent le bien tout en entretenant son exclusion. Ce faisant, elle introduit au Québec les grands thèmes de l’historiographie du handicap qui s’est renouvelée au 21e siècle : le handicap est envisagé comme un marqueur identitaire (« de la même manière que le genre, l’ethnie, la classe ou l’âge », p. 12) et comme une catégorie sociale en perpétuelle redéfinition, traversée de tensions entre exclusion et intégration, mais aussi entre médecine et éducation.
Le corpus documentaire repose surtout sur les archives d’établissements de soins pédiatriques, comme l’hôpital Sainte-Justine (l’autrice s’est butée au refus du centre Mackay de Montréal, qui devrait prendre plus au sérieux son statut d’organisme public). S’y ajoutent une douzaine d’entretiens visant à restituer le point de vue de parents ou d’ex-enfants infirmes. Bien qu’il couvre une période longue et chargée (1920-1990), l’ouvrage privilégie un découpage thématique plutôt que chronologique, choix qui présente certains avantages mais qui rend parfois l’analyse du changement un peu impressionniste. L’autrice dégage quand même une périodisation en fonction des acteurs qui dominent successivement l’intervention sur l’enfance infirme : des philanthropes à l’horizon socioéducatif (1920-1940), un « “âge d’or” de l’emprise médicale » (1940-1965), puis le recul (relatif) du médicalocentrisme, sous l’effet du scandale de la thalidomide en 1962 et, après 1975, du travail d’associations de personnes handicapées pour politiser les enjeux d’inclusion.
Outre l’introduction, le livre compte cinq chapitres. Les deux premiers prolongent l’historiographie existante sur les acteurs et les représentations qui organisent la prise en charge des enfants infirmes. Au chapitre premier, Commend reprend les pistes ouvertes par Mona Gleason et Denyse Baillargeon sur le rôle des philanthropes. Les réseaux charitables féminins ayant fondé des hôpitaux pédiatriques, comme Sainte-Justine et l’Enfant-Jésus, cherchent durant l’entre-deux-guerres à compléter ce dispositif en fondant des camps de vacances et des écoles spécialisées. L’Association catholique de l’aide aux enfants infirmes est créée dans ce but en 1926. L’autrice montre les vicissitudes et la perte d’autonomie de ces organismes après 1940 au profit d’institutions « expertes » comme la Commission des écoles catholiques de Montréal et les hôpitaux ; elle suit les travaux de Marie-Paule Malouin et Lucia Ferretti sur les réformes institutionnelles de la période 1940-1970, puis elle esquisse l’essor, après 1970, d’un discours axé sur le droit à la « normalisation ». Le chapitre 2 analyse l’image des enfants handicapés dans le discours public, en montrant la coexistence persistante de trois figures : la victime, le futur citoyen réadapté et le monstre. Ces trois figures correspondent à des intentions divergentes (charité, réadaptation productive, exclusion), mais toutes « témoign[ent] d’une résistance à voir les personnes handicapées comme de véritables sujets de droits » (p. 91).
Les chapitres 3 et 4 sont le coeur du livre. Le chapitre 3 montre l’évolution des pratiques médicales. Basé sur les archives d’établissements, il fait voir tant les clientèles-vedettes qui servent de vitrine aux institutions, comme les enfants de la polio et de la thalidomide, que les groupes-frontières au statut jugé ambigu, comme les épileptiques et les paralysés cérébraux. Commend offre un segment précieux sur la classification des incapacités, évolutive et plus floue qu’on ne le croirait. Comme dans le monde de la maladie mentale, la curabilité perçue des divers groupes de patients détermine la prise en charge, la hiérarchisation et le décompte des enfants. Cela explique, par exemple, que les statistiques des années 1925-1960 surestiment le poids relatif des victimes de la polio tout en minimisant celui des personnes atteintes de paralysie cérébrale. Le reste du chapitre présente une histoire institutionnelle des principaux services d’orthopédie pédiatrique. Commend confirme le leadership des bailleurs de fonds privés jusqu’en 1962, puis l’effet de la politique provinciale de 1977 sur les enfants handicapés, qui oriente les établissements vers les services externes et fait bondir le nombre d’enfants desservis, et donc en contact avec le réseau de la santé.
Le chapitre 4 repose sur les archives d’écoles spécialisées, surtout Victor-Doré à Montréal et Cardinal-Villeneuve à Québec. Le récit est plus fragmenté, sans doute à l’image des sources, mais Commend ajoute une pierre utile à l’histoire des « écoles spéciales ». En suivant la piste des enfants handicapés physiques (« exemptés » de l’obligation scolaire de 1943), elle insiste sur la tension constante entre instruction et traitement et sur la ligne très mince qui sépare service adapté et ségrégation. Elle montre l’importance des pratiques de classification, notamment leur poids dans l’admission ou non des enfants dans ces écoles : un quotient intellectuel jugé bas est un motif de refus ; en 1942, l’école Victor-Doré accepte les becs-de-lièvre mais pas les épileptiques ou les cardiaques. Cette situation inspire le projet d’un réseau à part pour les enfants épileptiques en 1935, qui connaît plusieurs difficultés. Commend montre ensuite comment, après 1965, les « écoles spéciales » doivent choisir entre une vocation de santé ou d’éducation si elles veulent trouver leur place dans des réseaux publics en expansion. Les chapitres 3 et 4 exposent aussi la manière dont les services aux enfants infirmes favorisent l’essor de professions non médicales, comme la physiothérapie et l’ergothérapie.
Le chapitre 5, un peu hétéroclite, ouvre des perspectives utiles sur les familles. Il commence par une réflexion sur la situation des parents (surtout les mères), entre un enfant difficile à aborder et des institutions promptes à culpabiliser. Il inscrit ensuite le livre dans la jeune historiographie des mouvements de parents. Sa lecture suggère que les associations de parents d’infirmes, comme l’Association de paralysie cérébrale du Québec, jouent un rôle précoce dans la mise en place, entre 1945 et 1960, d’un modèle associatif axé sur l’éducation populaire et la formation des soignants. Le récit saute ensuite aux années 1970-1990 et traite des politiques publiques pour la reconnaissance des handicapés, puis du délestage néolibéral sur le dos du secteur communautaire et des familles. Enfin, le chapitre décrit la création de colonies de vacances, entre 1920 et 1960, pour divertir et « fortifier » des enfants handicapés présumés tristes. Cette oeuvre est l’un des premiers objectifs des associations charitables et crée de vastes entreprises comme le camp Saint-Alphonse, fondé en 1938 et devenu en 1963 « un véritable village d’environ 80 bâtiments, divisé entre la “haute-ville”, réservée aux enfants se déplaçant en béquilles, et la “basse-ville” pour les enfants en chaise roulante » (p. 211).
L’ouvrage se clôt sur une rapide conclusion. Même s’il n’est pas sûr que le livre atteigne son but affiché de « fai[re] enfin entendre la voix de ces enfants vulnérables » (p. 225), il nous ouvre efficacement à ce qu’a été leur univers entre 1920 et 1990. Un univers truffé de contradictions. On retient que le chemin vers l’inclusion n’est pas linéaire et qu’il connaît des reculs fréquents, dont certains sont pétris de bonnes intentions. Le sentimentalisme ne suffit donc pas, et l’exploration historienne de haute tenue que propose Commend alimente l’intelligence collective dont nous avons besoin. Bien illustré, écrit et édité, ce livre aurait mérité un index car il servira en partie d’ouvrage de référence. Il contribue en effet à l’histoire du handicap et de la santé, mais aussi à l’historiographie de l’enfance au Québec dont il devient, je crois, une lecture obligée.