Corps de l’article

Les autrices et auteurs de ce collectif tentent d’interroger dans une perspective multidisciplinaire la construction, reconstruction et les réverbérations complexes de la race dans un espace caraïbe marqué par son hétérogénéité. Prendre la Caraïbe comme point d’appui pour une telle enquête se justifie, selon les directrices et le directeur de l’ouvrage, par son importance comme « lieu d’interface » entre l’Amérique, l’Europe et l’Afrique (p. 16). Les cinq premiers chapitres qui constituent la première partie s’intéressent aux « divers champs de racialisation » dans la Caraïbe, tandis que les chapitres 6 à 10 interrogent surtout sur les notions de « race et tabous ».

Tandis que le chapitre liminaire écrit par Elsa Dorin cherche à monter comment la race s’est construite entre les 17e et 19e siècles notamment à travers la « médecine esclavagiste » qui servit en partie à produire toute une pathologie entourant « les maladies des nègres » dans l’espace colonial français, Haïti constitue, pour au moins deux chapitres, un terrain privilégié d’investigation de cette première partie. Dans sa contribution au volume, Carlos Célius demeure préoccupé par la manière dont au 18e siècle on voit se multiplier dans les travaux de nombreux penseurs européens une ambition de hiérarchisation des groupes humains suivant certains critères esthétiques (p. 50). Sans surprise, l’idéal de beauté promu par des intellectuels influents tels que le naturaliste hollandais Petrus Camper (1722-1789) relègue les Africains et leurs descendants au bas de l’échelle humaine, tant ils s’éloignent de prototype grec (p. 51-52). Les idées remarquablement influentes de Camper entourant la beauté des « genres humains » seront en circulation de part et d’autre de l’Atlantique, mais également en renégociation constante. En Haïti, ancienne colonie clé de l’empire français, ce type de positionnement est contesté par des figures telles que le baron de Vastey et Saint-Remy (des Cayes) au début du 19e siècle puis, de manière plus apprêtée, par Anténor Firmin à la fin du même siècle (p. 53-55). Cette riposte haïtienne n’empêchera pas tout de même, Carlos Célius le démontre, les naturalistes et artistes européens d’être fort intéressés par cette république née d’une rébellion d’esclaves. Ainsi, la figure révolutionnaire Toussaint Louverture, mais également celle de l’empereur Faustin Soulouque, seront la cible de plusieurs caricatures où l’on tentera par des représentations artistiques de dépeindre leur ressemblance avec le modèle facial établi par les travaux de Camper (p. 59). On peut, de ce fait, « mesurer » l’altérité haïtienne à travers les traits souvent peu reluisants de ses leaders. Une conception du Noir existant quelque part à l’intersection de l’homme et du singe sera en usage tout au long du siècle (p. 60) et informera la « mission salvatrice » entamée par l’Europe en Afrique.

Haïti et ses ressortissants continuent, même à l’époque contemporaine, d’influencer les discussions relatives à la race. Sébastien Nicholas montre justement comment, après le coup d’État contre le président haïtien Jean-Bertrand Aristide en février 2004, on voit s’élever en Jamaïque, pays voisin, un discours de solidarité à saveur raciale, avant que le débat ne se concentre plutôt sur les dangers présentés par les Haïtiens et la nécessité de déporter ceux qui avaient trouvé refuge dans le pays (p. 70). Plus qu’un malheureux épisode des relations entre deux républiques antillaises, ce chapitre montre comment la différence se crée même dans des espaces majoritairement noirs et comment la race répond à plusieurs critères dépassant de loin la couleur de la peau pour s’insinuer à travers l’ethnicité et les phénotypes.

Dans sa contribution au volume, Éric Roulet propose de retracer « la naissance de la société coloniale des Petites Antilles françaises dans la première moitié du XVIIe siècle ». À travers un examen des écrits de différents chroniqueurs, l’auteur présente la construction des catégories Blancs (« habitants »), « Indiens » (« sauvages ») et Noirs (« nègres »), mais également des sous-catégories adjacentes à ces groupes. Tandis qu’aujourd’hui, ce type de classification évoque souvent les concepts de race, selon Roulet, pour la période étudiée il se fonde d’abord sur les origines (p. 91). Pourtant, avant même la fin du siècle, au fil de l’expansion de la main-d’oeuvre issue de la traite, « noir » signifie dans les esprits « esclave » (p. 109). Ainsi, la couleur de la peau devint graduellement cruciale dans la hiérarchie coloniale.

Tina Harpin passe en revue les oeuvres biographiques de Maryse Condé et discute brièvement de certaines similitudes entre le travail de cette écrivaine née à la Guadeloupe en 1937 et l’auteur sud-africain John Maxwell Coetzee (p. 127). Condé apparaît comme une femme complexe qui tente par moment de s’émanciper des carcans de la race, tout en semblant reconnaître l’impossibilité de même comprendre sa propre vie et son histoire familiale sans y faire allusion.

La seconde partie de La fabrique de la race débute avec un chapitre par Justin Daniel portant sur « la race comme catégorie politique à la Martinique », mais qui accorde également une certaine attention aux identités complexes formées par les Martiniquais en France hexagonale. En Martinique en particulier, il apparaît évident que le discours républicain qui tente à reléguer la race au second plan cache mal les réalités de nombreuses inégalités entre les Békés (blancs) et le reste de la population héritées en partie de l’ère coloniale (p. 138-139 ; 146). Fait surprenant pourtant (peut-être), Daniel montre qu’en France métropolitaine plusieurs groupes d’action entourant des représentants antillais résistent à un effort d’amalgamer leurs identités comme étant d’abord celles d’individus « noirs ». En effet, reconnaître les luttes prépondérantes pour les populations antillaises demande, selon l’inspection de diverses associations présentées par Justin Daniel, de se « différencier … des autres populations minoritaires » (p. 148). Si ce bout d’analyse fort intéressant n’arrive qu’en fin de chapitre (l’auteur ne s’était pas formellement donné pour objectif de traiter du territoire européen de la France), il démontre que l’appartenance (revendiquée ou assignée) à un groupe « racial » commun ne suffit pas forcément pour forcer un sentiment de solidarité qui aurait la race en son centre. Plus révélateur encore par rapport au cas à l’étude dans ce chapitre, il rappelle que la race se façonne selon des réalités historiques et politiques, certes, mais également géographiques.

Les chapitres 7 et 8 sortent du monde francophone pour aborder respectivement la question de la race dans le champ littéraire à Cuba et l’esclavage noir africain en Espagne au 18e siècle. Brossant un portrait historique de Cuba avant la révolution de 1959, Amina Damerdji démontre bien que malgré les appels en faveur d’une « race cubaine » métissée, les préjugés envers les personnes d’ascendance africaine sont très courants dans la littérature du 19e siècle et au début du 20e (p. 155). En 1962, le gouvernement castriste annonce que la « question noire » (ou raciale) est officiellement réglée à Cuba (p. 156). Or, si la littérature peut servir de baromètre, il est évident que les attitudes teintées de préjugés existent encore et que les artistes révolutionnaires eux-mêmes y ont participé (p. 160). Cuba présente donc elle aussi un exemple de société postesclavagiste qui peine, malgré les réels gains en matière de droits, à se défaire du poids de son passé. Dans sa contribution sur l’Espagne, Arturo Morgado-García dépouille non seulement les journaux d’époque, mais aussi les explorations littéraires pour démonter non seulement le malaise que pose l’esclavage à l’Espagne (p. 165), mais aussi la vision contradictoire de l’esclavage africain en particulier qui s’y crée (p. 168). Ressort de ce chapitre une Espagne qui s’inscrit bien dans la trajectoire d’autres puissances européennes du moment. Pour l’auteur, il est en effet impératif de rejeter la thèse selon laquelle « la réflexion sur l’esclavage en Espagne n’a pas suscité beaucoup d’intérêt » (p. 178).

Les deux derniers chapitres du livre s’éloignent quelque peu des autres pour oser poser la question de la race au-delà du paradigme constructiviste. Si Jean-Luc Bonniol rappelle que « la race est une construction sociale, qui implique toutefois une conception selon laquelle les fondements de l’altérité ne sont pas seulement sociaux, mais résident également dans une certaine représentation de la nature » (p. 181), Matthieu Renault dans le dernier essai du livre pousse ce constat plus loin. Tandis que dans les sciences sociales on préfère parler de « construction » et de « représentation » de la race (p. 203), Renault dévoile comment les « sciences dures » ont appréhendé le sujet depuis les dernières décennies. De la généalogie à la sociobiologie à la neurologie, pour ne nommer que ces domaines, un éventail de chercheurs ont « redécouvert » la race depuis les années 1970. Pourtant, la plupart restent prudents. La possibilité de redonner vie au racisme scientifique qui a marqué le 19e siècle et le début du 20e est bien présente dans les esprits. Mais si beaucoup s’entendent pour dire que la race est bien issue d’une construction sociale, « elle n’est pas que cela » et n’est pas forcément « dénuée de tout substrat biologique » (p. 213).

Ce dernier chapitre, s’il a bien sa place dans l’ouvrage et qu’il pointe les nombreuses questions éthiques entourant les investigations sur la race, aurait peut-être demandé à être mieux intégré au reste des analyses à l’aide d’une mention plus détaillée dans l’introduction de l’ouvrage ou dans une conclusion générale.

Au final, s’il est banal de coutume de reprocher aux ouvrages collectifs leurs choix au niveau de l’organisation, impossible de passer la chose sous silence dans le cas présent. Un découpage basé davantage sur la chronologie historique et/ou sur des thématiques plus clairement définies aurait certainement été bénéfique. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage fort pertinent encouragera certainement plus de recherches sur les questions qui y sont soulevées.