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Pierre Berthiaume, professeur de littérature émérite de l’Université d’Ottawa, est un important connaisseur des récits de voyages effectués par les Français dans le Canada colonial. Dans ce livre consacré au Voyage au Canada dans le nord de l’Amérique septentrionale fait depuis l’an 1751 à 1761 par J.C.B., il fait montre de l’étendue de son érudition sur ces récits et de tout l’intérêt qu’une lecture précautionneuse peut avoir. Le manuscrit qu’il examine est celui conservé dans le fonds des Nouvelles Acquisitions Françaises des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France à la cote 4156. Il est connu par quatre éditions, la dernière datant de 2009. Sans être une source tout à fait incontournable, ce texte est néanmoins régulièrement mobilisé dans diverses études lorsqu’il s’agit de faire l’histoire de la fin de la colonie française au Canada, ce qui justifie l’effort entrepris par Pierre Berthiaume, dans cette étude minutieuse, véritable modèle de la méthode historique appliquée aux textes.

L’auteur confirme d’abord la date tardive de l’écriture de ce récit — sans doute entre 1784 et 1800 —, achevé près de trente-cinq ans après les événements relatés. Partant ensuite à « la recherche de l’identité de J.C.B. », l’auteur procède par élimination des différentes hypothèses, pour s’arrêter sur celle qui, sans être totalement satisfaisante à ses yeux, est néanmoins la plus probable : le récit viendrait du canonnier Charles Bonin dit Jolicoeur. Près de soixante-dix pages sont ensuite consacrées à l’analyse de différents passages du récit. Elles mettent principalement en doute la cohérence chronologique du propos, portent sur les emprunts plus ou moins importants de J.C.B. à d’autres relations antérieures – Pierre Berthiaume en fournit la liste dans une annexe qui sera à l’avenir très utile – et relèvent enfin les « erreurs singulières » qui jettent le doute sur la connaissance effectives des lieux évoqués par le narrateur. Tout au long du livre, Pierre Berthiaume garde ouverte la question de l’authenticité du récit et ce n’est qu’une fois le faisceau convergent de preuves mis en évidence qu’il juge le manuscrit « suspect, pour ne pas dire douteux » (p. 105). La conclusion, par la modestie de ses formulations, invite à considérer ce livre comme une étape pour des recherches ultérieures plutôt qu’un point final quant à l’authenticité du récit de J.C.B. À la lumière des recherches de Pierre Berthiaume en tout cas, l’utilisation de ce récit pour documenter les événements au Canada est définitivement rendue problématique.

Cependant, s’il est difficile de l’employer comme source historique, le récit de J.C.B. reste un document intéressant pour étudier les enjeux de l’écriture sur le monde colonial après le traité de Paris (1763). Tout d’abord, la question de la source sous-jacente, à partir de laquelle a pu être produit ce texte, demeure ouverte. C’est peut-être même le noeud central autour duquel tourne ce manuscrit. En effet, le narrateur prétend s’appuyer sur son journal de voyage afin d’attester sa présence dans différentes campagnes militaires, mais la confrontation de son récit aux opérations décrites dans les archives de la Marine produit une impression étrange : l’ensemble paraît plutôt juste mais les détails pêchent par imprécisions ou erreurs logiques. D’autre part, comme le souligne Pierre Berthiaume, les plagiats et l’invention de passages romanesques étaient fréquents à l’époque moderne, non seulement pour rendre le récit plus attractif mais aussi pour l’accréditer. Le fait que le rédacteur s’appuie sur Charlevoix, Raynal, Lafitau ou Lahontan et Benjamin Franklin pourrait alors relever d’une stratégie consistant à faire feu de tout bois pour nourrir son récit ou rappeler à son lecteur des souvenirs de ses lectures. Enfin, on peut discuter la destination supposée du livre. En effet, le narrateur affirme avoir communiqué son ouvrage « à quelques personnes qui l’engagèrent à le rendre public par la voie de l’impression »[1]. Pierre Berthiaume suppose que le manuscrit en question est une copie destinée à trouver un éditeur – le prouveraient notamment la table des matières, les index et les notes de bas de page sur la copie. Pour lui, les éditeurs ont senti le faux et ont refusé de se risquer à l’imprimer (p. 104). Mais les mêmes faits pourraient aboutir à une hypothèse alternative et donner du crédit à l’imposture. Ces éléments matériels, la reliure dispendieuse en basane, associés à l’écriture particulièrement soignée du scribe signaleraient l’existence d’une circulation manuscrite. Plus encore, si on suit le premier éditeur de ce texte qui affirmait en 1887 s’être fondé sur une seconde copie manuscrite issue de la bibliothèque du marquis de Bassano, Secrétaire d’État de Napoléon, l’hypothèse d’un envoi bien ciblé prendrait de l’épaisseur. L’évocation d’une potentielle impression par le narrateur serait alors à nouveau un effet de posture de sa part. Resterait alors à trouver un mobile à ce geste d’écriture. Le livre de Pierre Berthiaume est ainsi une contribution clé pour cet objet et une invitation à la circonspection face aux récits de voyageurs forgés.