Avec Deux grandes dames, Constance Backhouse plonge son lectorat dans l’univers relativement opaque de la magistrature canadienne. L’ouvrage retrace le parcours ponctué de heurts de Bertha Wilson et de Claire L’Heureux-Dubé, respectivement première et deuxième femme à avoir siégé comme juge à la Cour suprême du Canada. Juriste et historienne féministe, spécialiste des normes sexuelles différenciées en matière juridique, Backhouse était la personne toute désignée pour livrer la biographie de ce duo. Déjà autrice d’une étude sur L’Heureux-Dubé (UBC Press, 2017), elle propose cette fois de revisiter les cent dernières années afin de « comparer les multiples façons dont le genre a façonné la vie des deux femmes » (p. 8). L’intérêt de l’ouvrage réside dans le travail de fond effectué par Backhouse, qui s’est entretenue avec d’innombrables interlocuteurs et interlocutrices en vue d’explorer les diverses facettes de leur vie privée et de leur carrière à titre de femmes avocates et de femmes juges. Outre L’Heureux-Dubé elle-même — Wilson est décédée en 2007 —, Backhouse a interviewé des proches, des camarades de classe, des collègues avocats et juges et d’autres collaborateurs et collaboratrices. Ont même été recueillies les confidences de protagonistes de certaines de leurs décisions les plus célèbres ainsi que de personnes impliquées dans leur nomination à la Cour suprême. Les trajectoires familiales et professionnelles des deux femmes sont abordées en 19 courts chapitres. Leurs parcours sont parfois juxtaposés, parfois mis en parallèle, et ce, de façon chronologique, de l’enfance à la retraite en passant par leur formation universitaire et leur carrière comme avocates et au sein de la magistrature, d’abord dans les instances provinciales puis à la Cour suprême. Non seulement le récit des événements phares qui ont marqué leurs vies personnelles et professionnelles est-il envisagé du point de vue des rapports sociaux de sexe, mais leurs legs respectifs en termes d’égalité des genres sont examinés au prisme de leurs décisions les plus importantes en la matière (chap. 16 et 17). Toutes deux « première » — elles sont les premières femmes de leur province respective à siéger comme juge d’appel et juge à la Cour suprême —, Wilson et L’Heureux-Dubé ne se ressemblent pas pour autant. Certes, sur le plan professionnel, elles ont enduré des avanies et vexations tout à fait semblables : discrimination, sexisme, harcèlement, isolement et intimidation. Des hommes — et parfois des femmes — leur ont opposé une résistance farouche, voire violente. Le juge en chef de l’Ontario, par exemple, a assimilé la nomination de Wilson à la Cour d’appel de la province à une « invasion » de la profession (p. 117). En revanche, leurs personnalités sont diamétralement opposées. Les « deux grandes dames » composent différemment avec les contraintes que leur genre leur impose bien malgré elles ; elles doivent faire preuve d’inventivité et mettre en oeuvre des stratégies spécifiques — comme la spécialisation quelque peu forcée de Wilson dans la recherche juridique menée en coulisses et celle de L’Heureux-Dubé dans les affaires de divorce — pour se frayer un chemin jusqu’au dernier échelon de la magistrature. En dépit de leur réussite, Backhouse fait ressortir avec force et moult détails que les deux femmes ont toujours été considérées « comme femmes d’abord … juges peut-être » (p. 196). Bien au-delà de la profonde « masculinité du droit » (p. 97), elles se heurtent à un sexisme structurel et, occasionnellement, à une misogynie sans gêne. Tous les aspects de leur vie professionnelle et même personnelle sont évalués et jugés à l’aune de leur genre et donnent prise à la critique. Les préjugés sexistes affectent la nature des dossiers qui leur sont confiés …
Backhouse, Constance. Deux grandes dames. Bertha Wilson et Claire L’Heureux-Dubé à la Cour suprême du Canada, traduction de Karine Lavoie. Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2021, 247 p.[Notice]
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Nathalie Ricard
Institut national de la recherche scientifique