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À l’âge dit des Grandes Découvertes, bien que Venise ne participe pas directement aux explorations, la Sérénissime est un pôle majeur de production et de diffusion du savoir géographique. Sa situation sur la mer Adriatique, ses réseaux de marchands et d’érudits, en particulier dans la péninsule ibérique et en Orient, et sa forte concentration d’imprimeurs en font une plaque tournante de l’information. Au coeur de ce réseau évolue l’incontournable secrétaire de la chancellerie vénitienne auquel Fiona Lejosne consacre ce livre solide et éloquent : Giovanni Battista Ramusio, principal artisan de la monumentale compilation de relations de voyage Delle Navigationi et viaggi (1550-1556).
Le Vénitien est un personnage clé de l’histoire de l’Amérique française de par son travail de compilateur, de traducteur et d’éditeur. En mission diplomatique en France en 1505-1507, il perfectionne sa connaissance de la langue et noue des contacts dans les milieux savants qui lui permettront, des décennies plus tard, d’obtenir d’« excellents hommes français » (p. 51) les récits de voyage de Giovanni da Verrazano, Jacques Cartier et Pierre Crignon. La première édition française de la relation du voyage de Cartier de 1534, parue à Rouen en 1598 chez Raphaël Du Petit Val, est une retraduction vers le français de la version italienne de Ramusio de 1556. Même après la découverte d’une version française du manuscrit à la Bibliothèque impériale de Paris en 1865, la traduction de cette oeuvre conserve son intérêt puisqu’elle est basée sur un manuscrit français significativement différent. Quant à la relation du voyage de Cartier de 1535 jusqu’à Hochelaga, si elle est d’abord parue à Paris chez Ponce Roffet en 1545, c’est dans une édition fautive et lacunaire dont le tirage fut vraisemblablement assez faible puisque trois copies seulement subsistent aujourd’hui. Au 16e siècle, c’est bien à Ramusio qu’on doit la diffusion à un large public des deux premières relations de voyage de Cartier sous une forme éditoriale soignée.
Le travail de Fiona Lejosne se base notamment sur sa minutieuse identification, dans les archives de la république de Venise, de nombreux textes autographes de Ramusio qui, conformément aux pratiques en vigueur à l’époque pour un secrétaire de la chancellerie vénitienne, ne comportent pas de signature. « Ces recherches illustrent les nombreux points de convergence entre ses fonctions de secrétaire et son activité de géographe » (p. 25). Lejosne envisage l’oeuvre de Ramusio non pas comme une collection hétéroclite mais bien comme un recueil organique. Biographie, carrière de secrétaire et élaboration de l’oeuvre de géographe s’y éclairent mutuellement.
Ce travail issu d’une thèse de doctorat, à la fois dense et fourni, ne peut être résumé qu’à gros traits. La première partie examine les réseaux de circulation de l’information auxquels participe Ramusio, y compris un aspect jusqu’ici très peu étudié : ses liens avec le milieu de l’imprimerie. À partir de 1507, Ramusio est impliqué dans plusieurs projets éditoriaux des Manuce, la grande famille de libraires-imprimeurs vénitiens. Il se procure des manuscrits, traduit et établit des textes en vue de leur édition. Alde Manuce loue en plusieurs occasions ses compétences et son érudition. La deuxième partie, plus épistémologique, met en lumière la méthodologie de Ramusio et la patiente élaboration de son projet de renouvellement du savoir géographique. Fiona Lejosne y analyse le travail d’éditeur scientifique de Ramusio et l’approche critique qu’il adopte afin d’évaluer la fiabilité de ses sources anciennes et modernes.
La troisième partie, enfin, met en exergue le projet du Vénitien d’articuler science géographique et géopolitique : tandis que le géographe est conseiller du prince, ce dernier se doit de favoriser le développement du savoir géographique. L’autrice démontre que si Ramusio est bien un savant soucieux de véracité, il n’en développe pas moins une géographie patriotique vénitienne. Il s’efforce notamment de « conférer à la figure de Marco Polo les attributs d’un héros national » (p. 455) et de glorifier l’histoire de sa patrie dans le but assumé d’en promouvoir la renommée. Cette dernière partie est l’occasion d’une réflexion sur le rapport entre textes et cartes, dyade en quelque sorte incarnée par la collaboration entre Ramusio et le cartographe d’origine piémontaise basé à Venise, Giacomo Gastaldi. Alors que, jusque dans les années 1520, l’écriture géographique et l’élaboration de cartes étaient généralement assurées par un même savant, le tandem Ramusio-Gastaldi se sépare les tâches. Ramusio déplore les insuffisances des cartes en général mais, selon Fiona Lejosne, cette réticence ne constitue en aucun cas un rejet de ce mode de représentation des territoires, comme d’autres historiens ont pu l’écrire. Pour Ramusio, « le caractère inabouti des cartes est dû aux lacunes des textes » (p. 511). En effet, les cartes dressées par Gastaldi pour Delle Navigationi et viaggi puisent la majorité de leurs informations dans les textes compilés et édités par Ramusio. Ceux-ci forment également le terreau d’une abondante littérature scientifique et même poétique. Le géographe anglais Richard Hakluyt y emprunte le modèle de sa propre compilation ainsi que de nombreux textes. Plusieurs naturalistes y piochent des descriptions de la faune et de la flore du « Nouveau Monde ». Le philosophe Jean Bodin y nourrit une partie de sa réflexion sur les rapports entre systèmes de gouvernement et zones climatiques. Le Tasse y puise l’inspiration pour un poème épique à la gloire des grands navigateurs. La postérité des Navigationi et viaggi est exceptionnelle.
L’intérêt de ce livre pour quiconque s’intéresse à Venise ou à la construction du savoir géographique durant le cinquecento est indiscutable. Il en révèle des aspects inexplorés et se déploie de manière claire et plaisante. L’historien de l’Amérique du Nord y trouvera une contextualisation très substantielle des premières éditions des récits de voyages de navigateurs européens sur le continent. Précieux en lui-même, il gagnerait aussi à être lu en concomitance avec The Venetian Discovery of America. Geographic Imagination and Print Culture in the Age of Encounters d’Elizabeth Horodowich (2018). Les deux ouvrages se complètent à merveille dans une optique d’appréhension de la « découverte de l’Amérique » par Venise.