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Chercheuse autonome diplômée en histoire et en science politique, Lucie Desrochers avait jusqu’ici consacré sa plume à l’histoire des femmes et au patrimoine photographique québécois. Elle publie son premier ouvrage d’histoire politique avec une très belle biographie d’Henri-Gustave Joly de Lotbinière (1829-1908), personnage atypique qu’elle juge méconnu. Protestant né en France, faisant montre d’un tempérament calme et pondéré peu compatible avec la virulente culture politique de son époque, Joly apparaît aux yeux de l’auteure comme un premier ministre « improbable ». Qu’un tel personnage ait pu accéder aux plus hautes fonctions de l’État québécois en 1878-1879 prouverait donc « l’ouverture d’esprit de ses compatriotes », en dépit d’une permanente remise en question de sa légitimité et de son leadership politique par ses adversaires (p. 11).

Originaire de Lotbinière et passionnée d’histoire politique, Desrochers ne cache pas son intérêt très particulier pour le premier ministre Joly. Mais plus encore, l’auteure entend combler une réelle lacune historiographique : tout en reconnaissant l’existence des mémoires de maîtrise de Pierre Trépanier (1972) et de Marc Gaboury (1998), ainsi que la monographie en anglais de Jack Little (2013), elle juge qu’une biographie en français restait à faire. Desrochers propose un récit « essentiellement chronologique classique » qui insiste sur la vie publique du personnage, en se basant sur une recherche systématique dans les fonds d’archives québécois et canadiens, dans la plupart des grands journaux de l’époque et dans les archives parlementaires (p. 12). Elle s’appuie également sur un impressionnant corpus d’essais, de brochures, de discours et de rapports gouvernementaux.

L’ouvrage se décline en 20 chapitres de 15 à 20 pages chacun, qui retracent étape par étape toute la vie de Joly de Lotbinière — et non pas seulement, comme pourrait laisser croire le titre, son passage comme premier ministre. Le premier chapitre résume l’histoire de sa famille, le suivant racontant sa jeunesse passée entre Paris et Lotbinière. Les chapitres 3 à 8 exposent la carrière de Joly des années 1850 à 1870, relatant son arrivée en politique, son opposition à la Confédération, son rôle à la tête du Parti libéral provincial, la nature de ses interventions publiques, ses déboires avec la presse ultramontaine, etc. On y voit évoluer un homme très modéré, honnête, conciliant et relativement dépourvu d’ambition personnelle. Doté d’un esprit beaucoup plus technique qu’intellectuel, Joly se démarque par son intérêt pour l’agriculture, les chemins de fer et, surtout, la conservation des forêts. Les chapitres 9 à 13 portent sur l’histoire du bref, difficile et instable gouvernement Joly de mars 1878 à octobre 1879, commencé à la faveur du controversé « coup d’État » du lieutenant-gouverneur Luc Letellier de Saint-Just, et qui fut lourdement marqué par la crise économique de la Grande Déflation. Les chapitres 14 à 16 abordent son retrait du monde politique et sa passion pour la foresterie, notamment à travers son implication dans la American Forestry Congress et ses expérimentations au domaine de la Pointe-Platon. Son rejet du mouvement pro-Riel le place encore une fois à l’écart de ses compatriotes, ce qui ne l’empêche pas de renouer avec la politique sous le gouvernement de Wilfrid Laurier en 1896 pour oeuvrer à la bonne entente interculturelle. Les chapitres 17 à 19 montrent un Joly vieillissant, jugé relativement inefficace par ses pairs et s’opposant difficilement aux mesures antichinoises de l’État canadien. Enfin, le chapitre 20 raconte sa fin de carrière comme lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique. Desrochers conclut qu’Henri-Gustave Joly de Lotbinière ne constitue pas « un personnage de premier plan dans l’histoire du Québec », mais qu’il laisse tout de même un héritage majeur dans le domaine de « la préservation et l’exploitation novatrice de la forêt », en plus du souvenir d’un homme intègre et raisonnable (p. 368).

Desrochers mobilise très habilement son corpus de sources, notamment la correspondance. Son appareil de notes s’avère tout à fait impeccable et efficace. Rédigé dans une langue irréprochable et un style très fluide, le texte fourmille d’anecdotes et de détails sans jamais perdre le fil du récit. Malgré un accent prépondérant sur la vie publique du personnage, le livre n’hésite pas à aborder sa vie privée. Desrochers semble avoir retourné chaque pierre : rien ne lui a échappé. Cela dit, académiquement parlant, on ne trouvera aucune thèse forte à l’intérieur de l’ouvrage. Il n’en a d’ailleurs pas la prétention. Les événements s’enchaînent les uns aux autres sans faire l’objet d’interprétations très poussées. Néanmoins, il aurait été stimulant que l’auteure livre une conclusion plus longue, permettant de bien identifier les faits saillants du parcours étudié, avec ses continuités et ses ruptures.

Dans un autre ordre d’idées, le robuste ouvrage de Jack Little, Patrician Liberal. The Public and Private Life of Sir Henri-Gustave Joly de Lotbinière (2013), n’est pratiquement jamais cité. Pour Desrochers, l’oeuvre de Little constitue une « anti-biographie » parce qu’elle ne s’intéresse pas tant à Joly lui-même qu’au contexte sociohistorique dans lequel il s’inscrit. Il est vrai que Little étudie surtout la culture élitaire canadienne de l’époque, en plus de fournir nettement moins de détails biographiques que Desrochers. De plus, alors que Little exploite davantage des documents et travaux anglophones, Desrochers mobilise principalement les archives et les études francophones. Le Joly dépeint par Desrochers nous est d’ailleurs apparu beaucoup plus « québécois » que celui de Little, pour qui l’ancien premier ministre incarne un idéal résolument Canadian. Malgré tout, une meilleure intégration des réflexions socioculturelles de Little auraient probablement pu enrichir la biographie de Desrochers. On peut en dire autant de la thèse de Maude Flamand-Hubert (2017) sur la foresterie, ne serait-ce que pour évaluer la postérité des idées avancées par Joly.

Nonobstant ces quelques remarques, Un premier ministre improbable constitue un livre remarquable et d’une lecture agréable qui passionnera les amateurs d’histoire politique et qui fournira un beau matériau de base aux chercheurs. On ne peut que souhaiter la publication d’autres biographies de ce genre sur les hommes politiques québécois du 19e siècle.