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En février 1706, un numéro du Mercure galant propose à ses lecteurs le récit d’un « Accommodement fait entre les Iroquois et les Outaouais en 1705[1] ». On y apprend d’abord que cet accommodement est intervenu à Montréal, en présence du gouverneur général de la Nouvelle-France, le marquis de Vaudreuil, et de représentants des nations iroquoise et outaouaise. On y découvre ensuite les détails d’une négociation au cours de laquelle trois orateurs plaident tour à tour la cause des parties en présence. Les propos sont rapportés en style direct et disposés sur la page à la manière des répliques dans un texte dramatique, alors que s’y succèdent les tirades des différents porte-parole, celui des Iroquois, celui des Outaouais et, enfin, Onnontio, c’est-à-dire le marquis de Vaudreuil[2]. Pareille scénographie semble en apparence familière au lecteur européen, puisqu’elle reproduit la disposition du texte dramatique et les rituels de l’éloquence judiciaire, les avocats plaidant successivement le pour et le contre. Au demeurant, toute cette scène s’ouvre sur une remarque que reprend à dessein le titre de cet article et sur laquelle nous souhaiterions attirer d’emblée l’attention. Au moyen de cette apostrophe, l’auteur anonyme[3] du récit interpelle en ces termes son correspondant et, par-delà, le lectorat du Mercure galant : « Entrez bien, Monsieur, dans le style, vous allez devenir sauvage en lisant ceci[4]. » Qu’est-ce à dire ? Appeler le lecteur à entrer dans le style de ce récit signifie d’abord l’inviter à entrer en sympathie avec ce style, à faire siennes ses particularités, voire à adopter le point de vue bienveillant que déterminent des affinités de goût — comme lorsqu’« on dit … figurément, entrer dans les sentiments de quelqu’un, pour dire, se conformer aux sentiments de quelqu’un[5] ». Cette exhortation liminaire permet ensuite d’orienter la lecture des échanges entre le marquis de Vaudreuil et les représentants des nations iroquoise et outaouaise, en insistant sans détour sur ce qui en fait le principal intérêt : l’art de dire qu’illustre la brillante diplomatie de la parole autochtone déployée en cette circonstance.

L’attrait, voire la fascination qu’exerce cet art de dire sur les voyageurs français n’ont, du reste, rien de particulièrement original. De fait, le goût des autochtones pour les cérémonies de la parole a très tôt frappé l’esprit des Français. Dès 1616, le père Biard écrit ainsi : « Ces gens, je crois, sont les plus grands harangueurs de toute la terre. Ils ne feront rien sans cela[6]. » Aussi ne faut-il pas s’étonner si, depuis les travaux pionniers qu’André Vachon a consacrés à ce qu’il appelait, dans un ouvrage paru en 1968, « l’éloquence indienne[7] », articles et commentaires se sont multipliés sur cette question, dans la mesure où, comme l’observait à son tour Normand Doiron en 1998,

Un examen, même superficiel, de la littérature de voyage en Nouvelle-France permet de formuler l’observation suivante : ces récits accordent une grande importance à la représentation de la parole amérindienne, ils rapportent, en traduction, les très nombreuses harangues des capitaines sauvages, à tel point qu’ils versent parfois dans l’anthologie oratoire[8].

À ce foisonnement de sources devait tout naturellement répondre celui des lectures qu’allait en proposer la critique savante et sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. Pour l’heure, rappelons seulement le livre consacré récemment à cette question, paru sous le titre de Voix autochtones dans les écrits de la Nouvelle-France. Il s’agit d’un ouvrage collectif où sont réunis les travaux qu’anime, à l’Université du Québec à Chicoutimi, la Chaire de recherche sur la parole autochtone, dont Luc Vaillancourt est titulaire. Or, l’introduction sur laquelle s’ouvre le volume annonce en ces termes la démarche qu’on y propose :

Le présent ouvrage … marque le lancement d’un chantier de recherche de plusieurs années de la Chaire de recherche sur la parole autochtone, ayant pour objectif d’examiner la place faite depuis la Nouvelle-France aux voix autochtones dans l’espace discursif et l’imaginaire canadien-français, en portant une attention particulière aux procédés linguistiques et rhétoriques ayant … conditionné leur mise en scène[9].

Dans les pages qui suivent, ce même point de vue — essentiellement rhétorique — guidera notre examen de l’ensemble des textes que consacre le Mercure galant aux négociations diplomatiques entre le gouverneur de la Nouvelle-France et les nations autochtones[10]. Seule une telle perspective nous semble en effet en mesure de fournir quelques éléments de réponse à cette question assurément incontournable : pourquoi le rédacteur du Mercure galant choisit-il de raconter ces épisodes en mettant en scène les voix autochtones, mais aussi françaises, à la faveur de ce qu’il appelle lui-même un « style sauvage[11] » ? Cette première interrogation en entraîne aussitôt une seconde, autrement difficile : pourquoi, en acceptant d’entrer dans ce style, le lectorat éminemment mondain du Mercure galant serait-il susceptible de concevoir le désir de devenir lui-même « sauvage » ?

Pourquoi choisir d’écrire en « style sauvage » ?

Répondre à la première question requiert d’abord de rappeler en quelques mots le contexte général dans lequel s’inscrivent ces négociations diplomatiques et la nature de l’accommodement auquel parviennent finalement les parties en présence. Depuis 1701, la Grande Paix de Montréal a mis fin aux guerres presqu’incessantes que se livraient, au 17e siècle, les Iroquois, d’une part, les Français et leurs alliés autochtones, d’autre part[12]. Or, en 1705 survient un incident qui contrevient à ce traité et que relate le rédacteur du Mercure galant en amont de son récit :

Les Iroquois demeuraient paisiblement sur leurs nattes [NDA[13] : c’est-à-dire demeuraient en paix] à Kataracoui [NDA : c’est le Fort de Frontenac] avec les Outaouais …, lorsque les Outaouais, s’étant jetés brusquement sur les Iroquois, en tuèrent quelques-uns et firent trente prisonniers. Incident fâcheux, embarrassant et d’autant plus difficile qu’il est arrivé chez Onnontio [NDA : c’est-à-dire dans un lieu appartenant au Gouverneur général des Français][14].

La suite du récit revient sur les stratégies auxquelles recourent les différentes parties dans la négociation d’un accord auquel préside Onnontio et qui, en guise de réparation, enjoint finalement aux Outaouais de « remplacer les Iroquois tués par des esclaves[15] ». Mais l’amorce de l’épisode met aussi en scène la parole autochtone. Métaphores dépaysantes — demeurer sur ses nattes —, toponymie et onomastique exotiques — Kataracoui, Onnontio — caractérisent cette prose qu’émaillent des images d’autant plus susceptibles de flatter le goût des lecteurs du Mercure galant qu’elles participent de l’immense vogue dont jouissent alors les « Indes », c’est-à-dire l’ensemble du monde extraeuropéen. Quelques années plus tard, Les Indes galantes (1735) de Rameau, peut-être l’opéra le plus emblématique du répertoire lyrique français, illustre cet imaginaire exotique où s’entremêlent Indes orientales et Indes occidentales, avec ses quatre entrées qui font se succéder sur scène Turcs, Incas, Persans et « Sauvages ». Au tout début du siècle, ce même goût pour l’ailleurs s’exprimait déjà, comme l’a remarqué Kim Gladu, dans le succès éclatant que connaît l’Orient littéraire depuis la traduction française des Mille et une nuits qu’avait entreprise, à partir de 1704, Antoine Galland[16]. Dans ce contexte, poursuit Gladu, le style figuré des « sauvages » de la Nouvelle-France en faisait tout naturellement « le pendant du style oriental tel que conçu à l’aube du XVIIIe siècle[17] ».

Cet engouement généralisé pour l’exotisme, qui compte assurément pour beaucoup dans le recours à un « style sauvage », invite ensuite à examiner la manière dont sont rédigés les différents plaidoyers que rapporte le rédacteur du Mercure galant. On jugera mieux de cette manière à la lecture du premier discours que prononce un chef iroquois devant les Outaouais et le marquis de Vaudreuil :

Les Iroquois sont entrés les premiers dans la Salle de l’Audience, et ont pleuré en chantant : « An Hi, An Hi, O Mânes de ma grand-mère ! Ô Esprit des Chefs, venez pleurer… An Hi, mon oncle le Soleil… tu es tout rouge… et tu es tout noir… An Hi, An Hi. J’ai le gosier bouché de douleur, les yeux fermés de larmes, de la bile amère dans l’estomac, les bras salis de sang… An Hi An Hi… » Ce chef des Iroquois, après avoir ainsi pleuré, salua Onnontio et dit : « Mon Père, tu es blessé à mort. J’étais dans ton coeur. Tu es donc blessé à mort. » Ici l’Iroquois se tut tout à coup, on interpréta sa parole et on l’écrivit[18].

Que penser de ce style ? Ou, plus précisément, de quelles ressources intellectuelles et de quelles notions pouvait donc disposer, en 1705, un observateur français qui aurait voulu décrire ce style ? Ce dernier, à vrai dire, aurait d’abord pu se tourner vers une imposante tradition historiographique, dans un contexte où, comme le rappelait encore récemment Luc Vaillancourt, voyageurs et missionnaires français du Grand Siècle s’étaient très souvent employés « à détailler les caractéristiques de l’“éloquence sauvage”[19] ». Au seuil du 17e siècle, Marc Lescarbot, par exemple, l’évoque déjà en ces termes : « … ils parlent fort posément, comme voulant bien se faire entendre, et s’arrêtent aussitôt en songeant une grande espace de temps, puis reprennent leur parole[20]. » Autrement dit, « l’éloquence sauvage » est un art de dire qui suppose la mesure et de fréquents silences qui ne souffrent aucune interruption — caractéristiques qui figurent d’ailleurs dans le discours consigné par le rédacteur du Mercure galant. Certains de ces éléments se retrouvent sous la plume du jésuite Jean de Brébeuf, qui observe lui aussi que, lors des Conseils, « les sauvages … haussent et fléchissent la voix comme d’un ton de prédicateur à l’antique, mais lentement, posément, distinctement ». Brébeuf ajoute en outre : « Il est vrai que leurs discours sont d’abord difficiles à entendre, à cause d’une infinité de métaphores[21]. » Placée sous ce jour, « l’éloquence sauvage » s’apparenterait donc à celle d’un orateur antique qu’un goût excessif pour les métaphores inviterait à ranger parmi les tenants de l’école asianiste[22]. Un autre jésuite, Paul Le Jeune, en offre toutefois un portrait opposé, dans un passage célèbre et très souvent cité : « Il n’y a lieu au monde où la rhétorique soit plus puissante qu’en Canada : et néanmoins elle n’a point d’autre habit que celui que la nature lui a baillé : elle est toute nue et toute simple[23]. »

On pourrait multiplier les exemples. On ne ferait cependant qu’approfondir la richesse et la diversité d’une tradition historiographique dont le rédacteur du Mercure galant se détourne pourtant lorsqu’il définit l’éloquence autochtone. Celle-ci, écrit-il en effet, se caractériserait surtout par un style « figuré, concis, coupé, style qui laisse un peu à deviner[24] ». Or, à l’aube du siècle des Lumières, tous ces adjectifs parlent d’autant plus au public cultivé qu’ils servent alors à décrire les charmes de la conversation familière, c’est-à-dire de la forme par excellence de l’éloquence française que les partisans des Modernes valorisent plus que tout dans les polémiques qui les opposent aux tenants des Anciens[25]. Ce style figuré, concis, coupé et qui laisse un peu à deviner est précisément celui qui fait alors la gloire des écrivains en vogue, tels Fontenelle ou Houdar de La Motte, et que favorise le public mondain en raison de son goût pour le mot d’esprit, lequel joue justement avec les métaphores galantes pour mieux « laisser un peu à deviner afin d’exercer la sagacité de l’interlocuteur[26] ». Dès la fin du 17e siècle et au cours des premières décennies du 18e siècle, cet idéal stylistique fondé sur la concision et l’allusion avait été l’occasion de nombreuses réflexions critiques sur les rapports entre les agréments du langage et les virtualités d’un sens implicite. C’est ce dont témoigne, entre autres, La manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit de Dominique Bouhours (1628-1702), critique à la mode et fort influent qui célébrait une prose « renfermée en peu de paroles » et dont le sens se « cache en partie, afin qu’on le cherche et qu’on le devine … pour nous donner le plaisir de le découvrir tout à fait quand nous avons de l’esprit[27] ». À vrai dire, cet art de l’allusion et de la supposition feinte constitue à cette époque un véritable lieu commun de la critique littéraire, tant et si bien que ce sont même les techniques destinées à « couper » son style qu’aiment enseigner les maîtres de rhétorique dans les collèges, comme l’indiquent ces propos tenus par Charles Porée (1675-1741), qui fut l’un des plus célèbres d’entre eux : « Le style coupé me paraît … le plus propre à aiguiser l’esprit des jeunes gens et à exercer leur imagination[28]. » Ce style que cultivent les partisans des Modernes, c’est aussi, on s’en doute, celui du journalisme que pratique le futur directeur du Mercure galant, Charles Dufresny (1648-1724), lui-même proche de « la coterie formée autour de La Motte et de Fontenelle[29] » et dont l’esthétique allie même volontiers, comme l’observe François Moureau, « modernisme » et « primitivisme[30] ». Ce style, c’est enfin, à en croire notre rédacteur, celui des autochtones de la Nouvelle-France. En ce sens, le « style sauvage » revêt ici non seulement les charmes d’un exotisme fort en vogue, mais se pare encore des séductions qu’exercent sur le lectorat du Mercure galant les idées esthétiques à la mode et le goût du jour. Voilà qui répond à la première question, celle du choix d’écrire en « style sauvage », que nous posions en début d’article.

Pourquoi vouloir devenir « sauvage » ?

Passons maintenant à la seconde question : « Pourquoi, en acceptant d’entrer dans ce style, les lectrices et les lecteurs du Mercure galant seraient-ils susceptibles de souhaiter devenir eux-mêmes sauvages ? ». Le marquis de Vaudreuil, il est vrai, semble donner l’exemple, adoptant lui-même ce style lors des négociations devant conduire à un accommodement entre les parties. Ne s’adresse-t-il pas en ces termes aux représentants des nations iroquoise et outaouaise ?

Onnontio après cela, se tournant du côté de l’Outaouais, lui dit : « Tu étais ivre [NDA : c’est-à-dire, insensé, chez les Sauvages, selon le génie de leur langue], tu n’avais pas d’esprit quand tu as fait cela à Kataracoui. L’Arbre de la paix ayant été touché et appuyé par la main, l’ayant vu planter, ayant vu enterrer la Hache… L’Iroquois devrait avoir ravagé ta Cabane » [NDA : Onnontio se sert du style sauvage, cela est prudent. Cabane est pris pour nation ou village][31].

Toutefois, la dernière note de l’auteur indique que le marquis de Vaudreuil agit par calcul politique, lui-même fondé sur un savoir ethnologique précis qui, comme l’a déjà relevé l’historiographie récente, fait en sorte que l’administration coloniale française observe, avec une attention scrupuleuse, les protocoles et « usages diplomatiques autochtones[32] ». Le Mercure galant souligne ainsi qu’« il faut se conformer au génie de leur langue, pour les [les Sauvages] gagner[33] ». Mais cette prudence politique suppose encore davantage. Cette « Hache » ou cette « Cabane » sont en effet autant de figures empruntées aux langues autochtones et reprises ensuite par l’interprète français. Autrement dit, comme le relève, non sans sagacité, Catherine Broué, la « reconduction des métaphores par la traduction n’est pas anodine en regard de la dynamique diplomatique : elle donne aux parties en présence l’impression qu’elles se comprennent, tout en permettant des interprétations radicalement différentes[34] ».

En revanche, ce n’est assurément pas ce souci diplomatique qui détermine les lectrices et les lecteurs français du Mercure galant à vouloir entrer à leur tour dans ce style jusqu’à devenir eux-mêmes « sauvages ». De fait, la fonction que joue le « style sauvage » dans ce récit ne se réduit pas au rôle qu’il tient dans une scénographie destinée à célébrer la prudence politique du gouverneur de la Nouvelle-France. Ce « style sauvage », on l’a vu, se donne aussi à comprendre à la lumière d’un vaste appareil notionnel dont l’extrême actualité, en ce début de 18e siècle, a encore et surtout pour vocation de séduire le public. Au prisme de catégories à la mode, il est susceptible de piquer la curiosité non seulement par son exotisme, mais également par la vivacité de ses figures, par sa concision et par un art de couper sa phrase de manière à dire sans dire. Cette écriture ramassée et allusive qu’émaillent toutes ces « figures sauvages[35] » — la hache qu’on enterre, l’arbre de la paix qu’on plante, la cabane qu’on ravage —, semble ici constellée de ce qu’on appelle, dans la langue de la rhétorique et de la critique littéraire du 18e siècle, des « figures piquantes[36] », lesquelles sont autant de tournures qu’exige l’ambition de produire « une impression vive et agréable sur l’esprit[37] », afin de mieux surprendre et séduire. Au surplus, cet art de piquer agréablement les sens et l’esprit s’affirme même, en ce début du siècle, comme la qualité esthétique par excellence, celle qu’encensent les partisans des Modernes, celle qui caractérise le style rocaille, et que recherchent par-dessus tout écrivains, philosophes et artistes[38]. En poésie, Houdar de La Motte réclame « la liberté du naturel et le piquant de la naïveté[39] » ; sur la scène, dans La seconde surprise de l’amour, la Lisette de Marivaux s’écrie : « Je connais une dame qui n’a gardé son mari que deux jours ; c’est cela qui est piquant[40]. » Il s’agit dans tous les cas d’une esthétique qui, au nom du piquant, fait prévaloir « des notions telles que la bigarrure, le bizarre, le caprice, la digression, les singularités surprenantes … et le refus des préjugés de l’habitude, [bref,] ce que l’histoire des arts nommera le style rocaille[41] ».

C’est pourquoi le style des orateurs autochtones présente, aux yeux du public français, des séductions véritablement piquantes, tout à fait analogues à celles qu’offre au regard la tenue bigarrée que revêtent, lors de cette négociation, Iroquois et Outaouais, et que le rédacteur du Mercure galant décrit en ces termes :

Le corps de messieurs les Sauvages était presque nu, et marqué de cent hiéroglyphes différents de serpents, d’ours, de cochons, de rats, de corbeaux, de poux, etc. Des cornes de chevreuil en tête, chacun un collier, fait de dents et d’ongles de loup-cervier… Cela aurait été fort joli à voir en carnaval à Versailles[42].

Tout comme le « style sauvage », l’amusante bigarrure que donnent à voir ces colliers et ces hiéroglyphes chatoyants suppose un goût pour l’exotisme et la surprise étroitement lié à l’esprit du temps, lequel est fortement marqué, en ce premier 18e siècle, par la mode du travestissement et du masque que portent même jusqu’à la folie les déguisements de bal ou de carnaval. En témoigne une célèbre gravure de Charles-Nicolas Cochin représentant un bal masqué donné dans la grande galerie des Glaces du château de Versailles : hommes et femmes de cour y apparaissent déguisés tantôt en personnages de la commedia dell’arte, tantôt en Persans ou en « sauvage » du Canada, tantôt en Turcs, et même… en ifs (figure 1) ! Au tout début du 18e siècle, l’un des exemples les plus connus et emblématiques de cette vogue demeure sans doute les Mémoires de l’abbé de Choisy habillé en femme. Sur un ton enjoué et frivole, Choisy y raconte comment il « se forge progressivement, avec l’approbation de son entourage, une identité féminine factice[43] » qui tire parti de toutes les ressources alors offertes au travestissement : perruques, habits de cour et procédés de maquillage dignes de comédiens. De même, si la description que fait le rédacteur du Mercure galant du « corps de messieurs les Sauvages » ou encore le style auquel lui-même recourt peuvent donner l’envie de devenir soi-même « sauvage », c’est dans la mesure où il s’agit, pour une part essentielle, d’une invitation à imaginer et à goûter la réjouissante folie d’un travestissement bigarré, à la fois badin et piquant[44].

Figure 1

Charles-Nicolas Cochin, Décoration du bal masqué donné par le Roy dans la grande galerie du château de Versailles à l’occasion du mariage de Louis Dauphin de France avec Marie-Thérèse Infante d’Espagne, la nuit du XXV au XXVI février M.D.CC.XLV, 1745, tirage du 20e siècle, eau-forte.

Collection du Musée national des beaux-arts du Québec. Don du gouvernement du Québec [CE.1968.04]. Photo : MNBAQ, Denis Legendre

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En somme, répondre aux deux questions posées en début d’article revient sans doute à apporter une preuve supplémentaire de ce qu’affirment historiens et ethnologues lorsqu’ils assurent qu’en Amérique, la rencontre entre cultures autochtone et européenne a supposé « l’incapacité de chacun à appréhender l’Autre en dehors des catégories du Même[45] ». Toutefois, à la lumière de l’étude que nous en proposons, il semble que l’imaginaire colonial de la presse d’actualité invite aussi à repenser le rôle — souvent négligé, mais essentiel — que joue le temps historique court de la mode et du moment présent dans la construction de la figure de l’Autre[46]. Le récit que livre le rédacteur du Mercure galant est en effet sous-tendu par un dispositif dont la complexité tient à une sorte de double articulation. D’une part, la représentation d’une altérité « sauvage » relève du goût de l’exotisme, c’est-à-dire d’une catégorie inscrite dans le temps long de l’histoire culturelle européenne. D’autre part, les figures exotiques qui peuplent le récit ne deviennent lisibles qu’à partir de catégories rhétoriques et esthétiques relevant de la mode, qu’il s’agisse du « style coupé » ou encore des « figures piquantes ». Or, cette mode les rattache à une scénographie du frivole et du ludique qu’illustre la pratique du travestissement mondain, c’est-à-dire à une modalité du rapport à l’Autre tout à fait caractéristique du rococo français alors naissant. Au demeurant, cette enquête sur la manière dont la représentation de l’altérité autochtone procède de catégories étroitement associées à un temps historique court mériterait d’être prolongée au-delà du siècle des Lumières. Par exemple, lorsque dans la seconde moitié du 20e siècle, André Vachon évoque ce qui, à ses yeux, définit « l’éloquence indienne », ne considère-t-il pas que le mérite et la force du discours autochtone tiennent au fait que celui-ci « réunissait tous les éléments du drame antique », que souvent « il en possédait de surcroît la majestueuse noblesse et les impérissables beautés[47] » ? Cette description n’offre pas seulement un saisissant contraste avec celle qu’en donne le Mercure galant au seuil des Lumières. Elle mobilise encore un ensemble de références que l’esthétique des années 1960 associe à l’excellence poétique, illustrant à nouveau de ce fait le rôle déterminant de catégories de pensée indissociables d’un temps historique court.