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Les circonstances entourant l’édition des quatre tomes de l’Histoire de l’Amérique septentrionale de Claude-Charles Le Roy dit Bacqueville de La Potherie en 1722, vingt ans après l’obtention du privilège du roi (1702), demeurent, aujourd’hui encore, bien mystérieuses[1]. L’absence d’événements postérieurs à 1701 au sein de l’oeuvre et la date d’obtention du privilège plaident en faveur d’une Histoire écrite dès 1702. Mais de quelle Histoire s’agit-il exactement ? L’Histoire de l’Amérique septentrionale se soucie peu de chronologie et d’unité. Elle ne se préoccupe pas davantage d’homogénéité formelle : tandis que les tomes 1, 3 et 4 adoptent la forme épistolaire, le second se divise en chapitres. L’ensemble est illustré de 29 gravures, dont 17 dans le seul premier tome. L’oeuvre, qui a servi de source à des écrivains comme Charlevoix, semble avoir reçu, dès le départ, un accueil mitigé : cet ouvrage qui, selon le père jésuite, « renferme des mémoires assez peu digérés et mal écrits sur une bonne partie de l’histoire du Canada[2] », elle ne sera rééditée qu’une seule fois sous l’Ancien Régime, soit en 1753[3]. Or si, comme l’affirme Joseph-Edmond Roy dans la première étude biographique dédiée à l’auteur en 1897, « [t]ous ceux qui s’occupent des temps anciens du Canada connaissent l’Histoire de l’Amérique septentrionale[4] », force est de constater que les études critiques sur le livre de Bacqueville de La Potherie sont rares[5] : aucune monographie ne lui est consacrée, et une seule édition, légèrement annotée, paraît en 1997[6]. À l’exception d’un article de 2003 portant sur la rhétorique épistolaire de l’oeuvre[7], c’est surtout la Grande Paix de Montréal qui aura amené les historiens à s’intéresser à Bacqueville de La Potherie. La lettre XII du tome 4, qui propose un récit inédit des négociations entourant la signature du traité, a en effet fait l’objet d’études plus approfondies, notamment un mémoire de maîtrise d’Emmanuel Bouchard (1997)[8], La Grande Paix de 1701[9] de Gilles Havard et Onontio le médiateur[10] de Maxime Gohier. Le silence de l’historiographie à l’égard de cette oeuvre monumentale et de son auteur témoigne d’un malaise manifeste ou, à tout le moins, d’une certaine perplexité. Quelles lectures, quelles interprétations les historiens peuvent-ils faire de cet ensemble hétérogène, parfois anachronique, truffé d’informations recyclées, d’inexactitudes, d’incohérences et de contradictions ?

La mise au jour récente du corpus de relations sur l’Amérique publiées dans un périodique français à la fin du règne de Louis XIV pourrait fournir aux chercheurs de nouvelles pistes de réflexion[11]. Créé par Jean Donneau de Visé[12] en 1672, le Mercure galant fut, sous Louis XIV, un redoutable organe de propagande au service de la monarchie. Portant sur des sujets très divers, susceptibles de plaire à un public éclectique issu de tous les milieux, le mensuel jouit à l’époque d’une popularité incontestable et est largement diffusé à travers l’Europe[13]. Les guerres de Louis XIV — et dans une moindre mesure, celles de l’Europe — y occupent évidemment une place de choix, tout comme les mondanités (la cour, la ville, le théâtre, les nécrologies et les mariages), la littérature, les sciences, la religion, la philosophie et le commerce. Si l’intérêt que revêt le Canada pour la métropole reste encore à définir, il ne fait nul doute que les relations et les nouvelles « de Canada » publiées dans le Mercure galant sous le règne du Roi-Soleil ont grandement participé à la circulation des représentations et des discours sur le Nouveau Monde. Largement ignoré par l’historiographie sur la Nouvelle-France — à quelques exceptions près[14] —, le Mercure galant publie pourtant le premier certains des récits constitutifs de l’histoire nationale. Parmi eux se trouvent quatre textes qui recoupent — en partie ou en tout — des segments de l’Histoire de l’Amérique septentrionale : ce sont ces textes, parus dans le périodique et repris dans la monographie de 1722 (tableau 1) qui feront l’objet de cet article. La « Relation de Canada[15] », qui détaille en janvier 1691 l’attaque de Québec menée par le général Phips quelques mois plus tôt, est reproduite en partie dans la lettre II du troisième tome de la somme historique. Le « Combat Naval donné en la Mer Glaciale du Nord du Canada[16] », publié en novembre 1697, relate la prise du fort Bourbon dans la baie d’Hudson et est donné, pour sa part, dans la lettre II du premier tome. L’« Extrait d’une Lettre de Canada[17] », datant de janvier 1702 et narrant l’exploit de Madeleine de Verchères, est rapporté — fait exceptionnel — à deux reprises, dans les tomes 1 (lettre XII) et 3 (lettre IV). Quant à la « Lettre au sujet de la Paix faite avec les Iroquois[18] » de mars 1702, qui traite de la Grande Paix de Montréal de 1701, elle recoupe des informations que consignent les lettres X et XII du quatrième tome de la monographie. Les deux premières relations (1691 et 1697) paraissent dans le Mercure galant sans mention d’auteur, alors que les lettres de 1702 sont explicitement attribuées à Bacqueville de La Potherie par le rédacteur. La publication de ces quatre textes dans la presse périodique replace ces récits dans leur contexte initial de production, et invite à une relecture de l’oeuvre à la lumière des enjeux sociopolitiques du tournant du 18e siècle. Ce faisant, elle repositionne ces récits historiques dans un discours d’actualité qui participe à la constitution d’un imaginaire colonial.

Tableau 1

Concordances des textes parus dans le Mercure galant et l’Histoire de l’Amérique septentrionale

Concordances des textes parus dans le Mercure galant et l’Histoire de l’Amérique septentrionale

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La « Relation de Canada », ou l’attaque de Québec par Phips

Écrite en réponse aux gazettes étrangères qui rapportent la prise de Québec par les Anglais[19], la « Relation de Canada » de 1691 offre un démenti officiel s’appuyant sur « les nouvelles certaines … receuës depuis quelques jours de Canada[20] ». « [A]pportées par Mr de Villebon, que Mr le Comte de Frontenac a depesché à la Cour[21] », ces « nouvelles certaines » ne sont pas de la main de Bacqueville de La Potherie, qui n’arrive au Canada qu’en 1697. Les lettres du Mercure galant et de l’Histoire de l’Amérique septentrionale présentent toutefois de nombreux recoupements, tant sur le fond que sur la forme, bien que leur longueur, la précision et la nature des informations qu’on y trouve varient. Le texte du périodique compte près de 3 500 mots ; celui de 1722, environ 2 500. Pourtant, si l’on excepte les rapides introductions et conclusions propres à leur contexte de publication respectif, les récits adoptent une structure similaire, débutant tous deux par quelques considérations sur le Saint-Laurent et la chute Montmorency (la plus « belle nappe d’eau du monde[22] ») et se terminant par la célébration de la victoire française. Empruntant plusieurs formulations, expressions et figures de style au Mercure galant, le texte publié par Bacqueville de La Potherie insiste sur les mêmes faits et les expose dans le même ordre : description des fortifications, rencontre de l’émissaire anglais demandant la reddition de Québec et refus de Frontenac, combats et pertes, défaite des Anglais et négociations pour l’échange de prisonniers. Ces structures rigoureusement identiques ne peuvent s’expliquer uniquement par le fait que les textes décrivent un même événement : il suffit, pour s’en convaincre, de mesurer l’écart qui les sépare du récit du siège de Québec que livre Charlevoix en 1744[23].

En dépit de ces similitudes, pourtant, les différences entre les versions restent significatives. Le périodique apporte plusieurs précisions sur la ville ou le déroulement de la bataille, absentes chez Bacqueville de La Potherie. L’historien fait non seulement l’économie de plusieurs passages, mais le remarquable esprit de synthèse qui est généralement le sien s’exerce parfois aussi au détriment de la cohérence du récit et de l’exactitude historique. C’est le cas, notamment, lorsqu’il fond en un seul les combats des 17 et 18 octobre relatés dans le Mercure galant.

L’exemple suivant permet d’apprécier le travail de réécriture effectué par Bacqueville de La Potherie en 1722 et la distance entre les deux textes :

Mercure galant

Le Mardy 17, une Barque chargée de monde alla du costé de terre, entre Beauport et la petite Riviere. On y escarmoucha assez longtemps après qu’elle eut échoüé, et on l’auroit attaquée s’il n’avoit pas fallu se mettre dans l’eau jusqu’à la ceinture. Le Mécredy 18 sur les deux heures, on vit presque toutes les Chaloupes chargées de monde gagner le mesme endroit où cette Barque avoit échoüé le jour précedent. Comme on étoit incertain du lieu où les Ennemis feroient leur descente, il y avoit peu de monde de ce costé-là. On détacha la pluspart des Habitans de Montreal et des trois Rivieres, et ceux qui se trouverent les plus propres pour escarmoucher.

Les Ennemis estoient déja à terre au nombre de deux mille, et s’estoient rangez en bataille avant l’arrivée du détachement, qui n’estoit au plus que de trois cens hommes, en comptant la jonction de quelques Habitans de Beauport, qui ne demeurerent pas tous. Comme le terrain est fort difficile, plein de brossailles et de rochers, et que dans la basse marée on a de la vase jusqu’à my-jambe, ils estoient divisez en plusieurs petits pelotons, et attaquoient sans tenir presque aucun ordre et à la maniere des Sauvages, ce gros Corps qui estoit fort serré. Ils firent plier un Bataillon, et le contraignirent d’aller regagner la queuë. Le Feu dura plus d’une heure. Les François voltigeoient incessamment autour des Ennemis d’arbre en arbre, et ainsi les furieuses décharges qu’on faisoit sur eux ne les incommodoient pas beaucoup, au lieu qu’ils tiroient à coup seur sur des gens qui estoient tous en un Corps[24].

Histoire de l’Amérique septentrionale

Les Anglois mirent pied à terre sur les dix heures du matin au nombre de deux mille hommes, entre Beauport et la Petite Riviere. Comme l’on étoit incertain de leur décente, il ne se trouva guere de monde à les y recevoir, à peine trois cens hommes purent se joindre.

Les Anglois marcherent d’abord en ordre de bataille, mais nos Canadiens qui se battoient à la Sauvage voltigeoient incessamment autour d’eux d’arbres en arbres, ils firent plier le premier bataillon, et ils l’obligerent de regagner la queuë : les décharges continuelles les incommodoient beaucoup[25]

Si ces similarités confirment la parenté entre les deux textes, des divergences de contenu montrent pourtant qu’il serait erroné de conclure hâtivement à un simple résumé du texte de 1691 ; elles posent plutôt l’hypothèse d’une source commune, qui serait à l’origine des deux récits.

Les recherches préliminaires amorcées par Alain Beaulieu et son équipe au début des années 2000 avaient mis en évidence la manière dont les tomes 2 à 4 de l’oeuvre s’appuyaient sur les lettres et relations des contemporains[26]. Elles avaient ainsi repéré la filiation entre le récit de Bacqueville de La Potherie et la « Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable en Canada…[27] » de Charles de Monseignat (v. 1652-1718), secrétaire de Frontenac de 1689 à 1698. De fait, la relation manuscrite, écrite en novembre 1690, recèle quantité de détails absents du Mercure galant — comme la transcription (traduite de l’anglais) de la missive lue par l’émissaire anglais à Frontenac — qui sont repris par Bacqueville de La Potherie en 1722. L’exemple de la réponse de Frontenac à l’émissaire anglais, laquelle se conclut par la célèbre réplique « je n’ai de réponse à lui [Phips] faire que par la bouche de mes canons », permet de mieux comprendre les liens entre les trois textes.

« Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable en Canada… »

« Je ne vous feray pas tant attendre, luy repliqua Monsieur le Comte. Dite à vostre general que je ne connois point de Roy Guillaume et que le prince d’Orange est un usurpateur qui a violé les droits les plus sacrez du sang en voulant detrosner son beau pere, que je ne sçay en Angleterre d’autre souverain que le Roy Jacques, que vostre general n’a point deub estre surpris des hostilitez qu’il dit avoir esté faites par les François dans la colonie de Massachusettes, puisqu’il a deub s’attendre que le Roy mon maistre ayant receu sous sa protection le Roy d’Angleterre et estant prest de le replacer sur son trosne par la force de ses armes comme j’en ay nouvelles, Sa Majesté m’ordonneroit de porter la guerre en ces contrées chez les peuples qui se seroient revoltez contre leur prince legitime. » Et luy montrant quantité d’officiers dont sa chambre estoit remplie, il luy dit en riant : « Vostre general croit il, quand il m’offriroit des conditions un peu plus douces et que je fusse d’humeur à les accepter que tant de braves gens y voulussent consentir et me conseillassent de me fier à la parolle d’un homme qui n’a pas gardé la capitulation qu’il avoit fait avec le gouverneur du Port Royal, et a un rebelle qui a manqué à sa fidelité qu’il devoit à son Roy legitime en oubliant tous les biens faits qu’il en avoit receues pour suivre le party d’un prince qui en essayant de persuader qu’il veut estre le liberateur de l’Angleterre et le deffenseur de la foy, y destruit les loix et les privileges du Royaume et renverse la religion anglicane : c’est ce que la justice divine que vostre general reclame dans sa lettre ne manquera pas de punir quelque jour seurement ». Ce discours ayant fort surpris et allarmé l’envoyé, il demanda à Monsieur le Comte s’il ne vouloit pas luy donner de reponse par escrit. « Non, luy repondit Monsieur le Comte, je n’ay de reponse à faire à vostre general que par la bouche de mes canons et à coups de fusil, qu’il aprenne que ce n’est pas de la sorte qu’on envoye sommer un homme comme moy, qu’il fasse du mieux qu’il poura de son costé, comme je feray du mien[28]. »

Mercure galant

Ce zelé Gouverneur [Frontenac] luy repliqua qu’il ne le [l’émissaire] feroit pas tant attendre, et qu’il pouvoit aller dire à son General, qu’il ne connoissoit point d’autre Roy d’Angleterre que le Roy Jacques II qui estoit en France ; et luy montrant là dessus quantité d’Officiers qui estoient autour de luy, il ajoûta, que quand il seroit d’humeur à vouloir se rendre, tant de braves gens qui estoient prests de donner leurs vies pour le service de Sa Majesté, n’y consentiroient jamais ; que pour le Prince Guillaume qu’il nommoit Roi d’Angleterre, il ne pouvoit concevoir comment il osoit luy donner le titre de Défenseur de la Foy, puisqu’il détruisoit les Loix et les Privileges du Royaume, et renversoit la Religion Anglicane. Ce discours ayant surpris et mesme alarmé l’Envoyé, il demanda si l’on ne vouloit pas luy donner de réponse par écrit ; à quoy Mr le Gouverneur repartit qu’il n’en avoit aucune à faire à son Genéral que par la bouche de ses Canons[29].

Histoire de l’Amérique septentrionale

Notre General répondit à cet Envoyé d’un air aisé qui marquoit par son intrépidité tout ce qu’une raillerie fine et délicate pouvoit inspirer. Celui-ci qui voyoit aller et venir quantité d’Officiers dans les sales du Fort ne savoit qu’en penser. « Allez, lui dit-il en le congediant, allez dire à votre General que je n’ai pas de réponse à lui faire que par la bouche de mes Canons et à coups de Fusils, qu’il aprenne que ce n’est pas de la sorte qu’on envoye sommer un homme comme moi, et quand je voudrois me rendre tous ces braves Officiers que vous voyez n’y consentiroient jamais »[30].

Si la réécriture du texte de Monseignat dans le Mercure galant et chez Bacqueville de La Potherie apparaît clairement, les variantes permettent d’apprécier les différents enjeux à l’oeuvre selon le moment et le lieu de leur publication. Le périodique évacue ainsi les considérations politiques sur le Massachussetts et l’Acadie, lesquelles ont peu de chances d’être comprises par son lectorat mondain. Bacqueville de La Potherie fait de même, ces référents étant trop spécifiques pour être connus du lectorat de 1722. Sous sa plume, le long monologue de Frontenac sur la monarchie et le contexte politique anglais devient simplement une « raillerie fine et délicate ». Le Mercure galant délaisse par ailleurs complètement le style direct de Monseignat au profit d’un style indirect qui lui permet de résumer le discours du gouverneur. Toujours près des intérêts de la monarchie de Louis XIV, le périodique ne manque pas de rapporter le témoignage de la loyauté exemplaire de Frontenac et de ses « braves gens … prests de donner leurs vies pour le service de Sa Majesté », et de contester la légitimité du règne de Guillaume d’Orange sur l’Angleterre. Il est aussi la seule des trois sources à clore l’intervention de Frontenac par la réplique qui devait frapper l’imaginaire.

Il serait difficile de terminer cette section sans évoquer l’écho qu’eut la relation de Monseignat dans la Gazette de France[31], publication politique hebdomadaire. La Gazette relate en effet les événements du siège de Québec dans les numéros du 27 janvier et des 3 et 7 février 1691, et une « Relation de la levée du siège de Québec, capitale de la Nouvelle-France » est reproduite dans l’édition du 7 février. Cette relation recoupe pour une large part celle de Monseignat, mais s’abreuve aussi à une autre source non identifiée, vraisemblablement récollette[32]. Le dialogue entre Frontenac et l’émissaire anglais[33] publié dans la Gazette est sans conteste le plus fidèle à la relation de Monseignat : elle le restitue presque entièrement, en adoptant toutefois le discours indirect. Conservant au bénéfice du public politisé de la Gazette la référence à la capitulation de Port-Royal, la réécriture de la lettre de Monseignat reste assez légère. Quelques mois plus tard, en avril, paraîtra le Premier établissement de la Foy, ouvrage apocryphe attribué à Chrestien Le Clercq, dont la dernière lettre du second tome[34] narre le siège de Québec en prenant principalement appui sur la relation de Monseignat.

De cette démonstration, on retiendra que la relation manuscrite de Monseignat sur la prise de Québec fut la source de quatre versions imprimées, dont trois contemporaines, et qu’à ce titre, elle eut une portée insoupçonnée jusqu’ici. Reproduite en partie dans la presse périodique et la monographie apocryphe, elle constitue la version officielle qui circula en France : c’est par elle que les Français connurent les détails du siège de Québec et que la réplique de Frontenac passa à l’histoire. Cette dernière créa d’ailleurs une si forte impression qu’elle fut récupérée dans l’Oraison funèbre du comte de Frontenac que prononça à Québec en 1698 le récollet Olivier Goyer, arrivé la même année en Nouvelle-France[35]. S’il n’est guère surprenant de voir Bacqueville de La Potherie reprendre — sans citer sa source — cet événement marquant dans son Histoire de l’Amérique septentrionale en 1722, on constate néanmoins qu’il n’en aura pas puisé la matière dans la presse périodique, mais directement dans la relation de Monseignat, qu’il a pu consigner alors qu’il était contrôleur de la Marine et des Fortifications en Nouvelle-France entre 1698 et 1701. Sa version, semblable à celle du secrétaire de Frontenac, comporte très peu de réécriture : l’auteur se contente d’abréger considérablement le texte, et les rares phrases qu’il ajoute servent le plus souvent de transition.

Relation d’un « Combat Naval donné en la Mer Glaciale du Nord du Canada »

À bien des égards, le procédé d’écriture mis en oeuvre dans le « Combat Naval donné en la Mer Glaciale du Nord du Canada » est comparable à celui que déploie la « Relation de Canada ». Publié en novembre 1697, l’article du Mercure galant, sans mention d’auteur, narre la bataille de la baie d’Hudson qui s’est déroulée deux mois plus tôt et à laquelle participa Bacqueville de La Potherie. Le texte est repris dans la lettre IV du tome 1 de l’Histoire de l’Amérique Septentrionale, dans une version plus détaillée et plus longue (environ 5 000 mots) que celle du périodique (1 200 mots). Les deux récits mettent en scène la supériorité militaire de la France et le génie stratégique de celui qui mène l’expédition, Pierre Le Moyne d’Iberville[36]. Si ce dernier est un habitué du Mercure galant — entre 1692 et 1700, plusieurs relations sur la Nouvelle-France vantent ses succès militaires —, la présence récurrente du Canadien de naissance dans les pages du périodique constitue un cas exceptionnel dans le corpus de relations et de nouvelles portant sur l’Amérique du Nord. Sans doute Iberville avait-il compris qu’une place dans cet organe de presse voué à « dispenser la gloire[37] » et à « faire connoistre le mérite par tout où il se trouve[38] » pouvait favoriser sa carrière. Ainsi, il est permis de croire que Bacqueville de La Potherie ait répondu à une requête de D’Iberville en écrivant sa relation — que celle-ci ait été destinée à un correspondant qui servit d’intermédiaire ou directement envoyée à Donneau de Visé[39]. En choisissant de publier sous le couvert de l’anonymat, l’auteur peut au surplus faire valoir ses propres exploits et son héroïsme sans déroger aux règles de la bienséance[40]. La publication dans le très populaire Mercure galant pourrait donc aussi s’inscrire dans une stratégie d’autopromotion visant à placer sa carrière sous de meilleurs auspices. Une lettre de Bacqueville de La Potherie adressée au ministre Pontchartrain en date du 11 août 1700 corrobore d’ailleurs cette hypothèse, l’écrivain y exprimant l’espoir d’être récompensé pour son rôle dans le combat de la baie d’Hudson : « Vous m’avez fait esperer à mon retour de la baye d’Hudson que vous songeriés à moy par quelques gratifications que vous me fairié au sujet de notre naufrage, elles ne sont pas encore venües[41]. » Enfin, la parution de cette relation dans le périodique mondain répond vraisemblablement à des enjeux purement politiques et économiques, le fort Nelson constituant un carrefour névralgique de la traite des fourrures en Amérique.

Si les similitudes entre la lettre IV de l’Histoire de l’Amérique septentrionale et la version du Mercure galant sont nombreuses, le récit de 1722 se distingue de diverses manières. La monographie décrit en détail le combat, insérant plusieurs passages qu’accompagnent de saisissantes gravures du naufrage du Pélican (figure 1) et du débarquement (figure 2) au fort, absentes de l’édition périodique.

Le récit se démarque en outre par sa dramatisation des événements, par l’ajout de descriptions mettant en scène l’héroïsme des personnages et les grands dangers auxquels ils s’exposent. De plus, alors que le Mercure galant privilégie la narration hétérodiégétique, l’Histoire de l’Amérique septentrionale reprend les mêmes passages au « je », faisant ainsi du narrateur un acteur de premier plan — une perspective narrative inusitée dans le reste de l’oeuvre, qui rapporte essentiellement des événements antérieurs à l’arrivée de l’auteur au Canada. Autre différence notable, la lettre IV est truffée de citations latines et de références à la littérature classique qui ne figurent pas dans le Mercure galant, considéré par ses contemporains comme un « représentant sans réticences du parti des Modernes[42] ». Ces allusions à la culture gréco-latine — présentes surtout dans les deux premiers tomes de l’Histoire de l’Amérique septentrionale — mettent de l’avant l’image d’un écrivain cultivé, image que l’historiographie retiendra d’ailleurs[43].

Figure 1

Le naufrage du Pélican

Le naufrage du Pélican
Bacqueville de La Potherie, Histoire de l’Amérique septentrionale divisée en quatre tomes, tome 1, p. 100-101. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec, SQ005010

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Figure 2

Le débarquement au fort Nelson

Le débarquement au fort Nelson
Bacqueville de La Potherie, Histoire de l’Amérique septentrionale divisée en quatre tomes, tome 1, p. 104-105. Musée de la civilisation, bibliothèque du Séminaire de Québec, SQ005010

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Comme dans le cas de la « Relation de Canada », c’est une lettre manuscrite qui permet de faire le pont entre les versions publiées en 1697 et 1722. Conservée dans la série Marine des Archives nationale de France, la « Relation de voyage du Sieur Le Roy de la Potterie à la Baye d’Hudson[44] », sans mention de destinataire et datée de 1697, contient quelques rares éléments qui figurent exclusivement soit dans la lettre IV de la monographie, soit dans le Mercure galant. Le périodique offre une version abrégée de la relation manuscrite, tandis que l’Histoire de l’Amérique septentrionale l’augmente légèrement. Cette relation de 1697 recourt aux mêmes locutions latines et procédés narratifs que l’oeuvre, preuve que, dès le départ, la lettre n’a pas été conçue comme un simple compte rendu des événements, mais bien comme un projet d’écriture aux ambitions littéraires. D’ailleurs, les trois lettres qui, dans l’Histoire de l’Amérique septentrionale, précèdent la quatrième décrivent les préparatifs et le trajet menant à la baie d’Hudson. Le caractère fondamental que confère à cet épisode l’ouvrage de Bacqueville de La Potherie n’a rien d’anodin : la somme historique de 1722 s’ouvre sur ces quatre lettres, et les textes liminaires leur concèdent une très large place. L’avertissement aux lecteurs ne fait du reste allusion qu’à cette seule péripétie :

On rend au Public ce qui lui est dû, en lui donnant cette nouvelle Relation de la Baye d’Hudson …

L’on n’a rien à se reprocher dans cet Ouvrage, où l’on a sincerement raporté les differents hazards que l’Escadre a essuyez, soit pendant sa route penible et laborieuse, soit à son arrivée dans la Baye d’Hudson … avant la prise du fort de Nelson par les François[45].

Juste avant, l’épître dédicatoire au régent se donnait à lire comme suit : « Le Voyage de la Baye d’Hudson que j’ai l’honneur de presenter à votre Altesse Royale, et qu’Elle a bien voulu accepter, est un des plus singuliers qui ait encor paru : Elle n’y verra que Tempêtes, que Combats, que Naufrages[46]. » L’importance accordée par les textes liminaires à l’épisode héroïque, point d’orgue de la carrière militaire de Bacqueville de La Potherie, porte ainsi à croire qu’il a pu être au coeur du projet d’écriture initial pour lequel l’auteur avait obtenu un privilège en 1702 et qui fut à l’origine de l’Histoire de l’Amérique septentrionale.

Madeleine de Verchères

L’« Extrait d’une lettre de Canada » paru dans le Mercure galant en janvier 1702 est le premier texte du périodique explicitement attribué à Bacqueville de La Potherie. Il constitue aussi le premier imprimé rapportant l’exploit de Madeleine de Verchères : jusqu’ici, la première publication connue de cet événement se trouvait dans l’Histoire de l’Amérique septentrionale, où il est relaté à deux reprises, dans la lettre XII du tome 1 et dans la lettre IV du tome 3. L’analyse comparative révèle une concordance assez nette entre la version du tome 1 et celle du Mercure galant : leur style est léger, plaisant, susceptible de divertir un large public. Les textes se recoupent presque à l’identique. Cette similitude confirme d’une part que l’auteur récrivit très peu ce passage entre l’attribution du privilège royal de 1702 et la publication de 1722, et d’autre part que le rédacteur du Mercure galant ne jugea pas nécessaire de modifier la lettre de Bacqueville de La Potherie.

La version proposée dans le troisième tome de l’Histoire de l’Amérique septentrionale diffère quant à elle sensiblement des deux autres, exception faite de la structure, qui reste similaire. On citera, à titre d’exemple, le récit des exploits guerriers accomplis par la mère de Madeleine de Verchères lors d’une attaque iroquoise en 1690 et qui conclut les textes du Mercure galant et du premier tome. Ce passage est remplacé, au troisième tome, par une chasse que les Autochtones alliés font aux Iroquois jusqu’au lac Champlain. La lettre du tome 3 comprend en outre plusieurs reformulations, contradictions ou réarrangements du récit. Ainsi, alors que le Mercure galant et le premier tome rapportent que seuls deux des habitants enlevés par les Iroquois échappèrent au supplice du feu, le troisième tome mentionne que tous les prisonniers furent libérés par des alliés. De même, Crisafy, arrivé en renfort à la mère de Madeleine de Verchères en 1690 selon le Mercure galant et le tome 1 de l’oeuvre, vient secourir, dans le tome 3, Madeleine de Verchères elle-même.

Ces différences trouvent en partie leur explication dans une lettre de Madeleine de Verchères à la comtesse de Pontchartrain en 1699[47], dont Bacqueville de La Potherie affirme qu’elle fut écrite à son instigation[48]. Ici aussi, c’est la lettre qui semble faire le lien entre tous les récits, bien qu’elle recoupe largement celle du tome 3, comme en témoigne l’exemple suivant :

Lettre de Madeleine de Verchères

Vous dira je, Madame, que je me métamorphosay pour lors en mettant le chapeau du soldat sur ma teste, et que faisant plusieurs petits mouvements, pour donner à connoistre qu’il y avoit beaucoup de monde, quoy qu’il n’y eut que le soldat[49].

Mercure galant

Elle osta ses coëffures et mit un Chapeau sur sa teste, un fusil sur l’épaule, se montrant ainsi aux Iroquois, et leur donnant à entendre par là que l’on estoit sur la défensive, même fit feu sur eux[50].

Histoire de l’Amérique septentrionale 

elle ôta ses coëfures et mit un chapeau sur sa tête, et un fusil sur l’épaule, faisant plusieurs mouvemens militaires à la vûë des Iroquois, leur donnant à connoître par là que l’on étoit sur la défensive, et faisant même feu sur eux[51].

Histoire de l’Amérique septentrionale

Vous dirai-je, Madame, qu’elle se métamorphosa pour lors en mettant le chapeau de Soldat sur sa tête, ayant ôté sa coëffure, et faisant plusieurs petits mouvemens le mousquet sur l’épaule, pour donner à connoître qu’il y avoit beaucoup de monde, quoi qu’il n’y eut que ce Soldat[52].

D’autres segments du troisième tome semblent en outre amalgamer diverses sources. Ainsi, les récits de la poursuite jusqu’au lac Champlain et de la libération des prisonniers constituent un abrégé, légèrement réarrangé, de ce que donne à lire une « Relation de ce qui s’est passé de plus Considérable en Canada » de 1692, laquelle montre les « Iroquois du Sault » (alliés des Français) surpris « par un party d’agniers et onneyouts » alors qu’ils « chassoient entre la Rivière Richelieu et les habitations de Verchères et de St Michel[53] ». Cette attaque perpétrée à proximité de Verchères est distincte de celles qu’ont vécues Madeleine de Verchères en 1692 et sa mère en 1690. Or, la lettre IV s’insère artificiellement et maladroitement au sein du tome 3, composé d’autres relations annuelles que Bacqueville de La Potherie reprend à son compte et assemble, relations dans lesquelles l’attaque de Verchères n’avait pas trouvé place. Force est en effet d’admettre que les relations et rapports officiels contemporains restent muets quant aux hauts faits d’armes des demoiselles de Verchères. L’attaque du fort de Verchères de 1690 est passée sous silence et celle du 22 octobre 1692[54] n’est signalée que très succinctement dans la « Relation » de 1693 : « Ce canot a son Retour eut Connoissance que les Ennemis avoient tué, et pris prisonniers quelques personnes a verchères, Emmené Les Bestiaux dans Les Bois, et Levé La Chevelure a un soldat a St Ours ; on jugea que ce ne pouvoit estre qu’un petit party [d’Iroquois] detaché du Gros[55]. » Le silence ou le laconisme de l’auteur des « Relations » sur ces épisodes tranche avec les descriptions détaillées qu’il offre d’autres combats. Ce constat tend à relativiser l’importance des attaques de Verchères, et à les placer au même rang que les nombreux assauts auxquels étaient fréquemment exposés les forts français[56].

Bien que les motifs qui ont conduit Madeleine de Verchères et Bacqueville de La Potherie à rédiger et à publier le récit demeurent incertains, la démarche de la jeune fille n’était sans doute pas désintéressée. Elle fut en effet récompensée de sa peine et obtint en 1701 la permission de percevoir la pension de 150 livres que touchait son père, mort en février 1700, « en considération de son exploit de 1692 et à la condition qu’elle pourvût aux besoins de sa mère[57] ». La circulation de la lettre et la publication du récit eurent aussi pour effet d’inscrire la jeune Canadienne au sein d’une longue tradition romanesque d’héroïnes travesties combattant pour la défense de leur pays, topos bien connu depuis le Moyen Âge (on pensera à Jeanne d’Arc[58]) et popularisé notamment par la nouvelle galante en vogue dans le dernier quart du 17e siècle.

Le goût du public pour l’histoire de Madeleine de Verchères ne s’émoussa pas avec le temps. La publication de deux versions dans la monographie historique de 1722 précède la rédaction d’une seconde lettre manuscrite de la Canadienne intitulée « Relation des faits héroïques de Mademoiselle Marie Magdeleine de Verchère contre les Iroquois âgée de 14 ans en l’année 1696[59] le 22 octobre à huit heures du matin[60] », dans laquelle elle offre un récit largement revisité (et exagéré) de ses faits d’armes. Si l’on peut aisément comprendre l’intérêt qu’elle trouve à nourrir sa propre légende, les raisons qui conduisent Bacqueville de La Potherie à publier deux versions différentes et contradictoires du récit au sein de son oeuvre semblent, quant à elles, relever d’autres enjeux, tels que la cohésion du récit chronologique des événements de 1692.

Quoi qu’il en soit, on peut affirmer que le Mercure galant, en publiant les exploits de Madeleine de Verchères, contribue à la naissance et à la cristallisation de cette figure légendaire qui, sous la plume de Bacqueville de La Potherie, passe à la postérité et intègre l’histoire nationale. La jeune femme, ignorée dans les écrits de ses contemporains, se verra conférer par les historiens des siècles suivants un rôle déterminant dans l’histoire de la Nouvelle-France. « Cette jeune personne [qui] sauva le fort de Verchères ; et peut-être toute la colonie[61] » devient ainsi, par une de ces étranges constructions historiographiques, un emblème féminin autour duquel se déploie, au 20e siècle, un véritable processus de patrimonialisation : littérature[62], statue[63], fêtes commémoratives[64], cinéma[65], musées et sites historiques[66], etc.

La Grande Paix

La « Lettre au sujet de la Paix faite avec les Iroquois » attribuée à « M. Le Roy de La Potherie » dans l’édition de mars 1702 du Mercure galant s’éloigne à bien des égards des cas de figure précédents. Elle ne porte pas sur une victoire militaire, mais sur le succès d’une négociation diplomatique : celle de la Grande Paix de Montréal de 1701. Certes, le corpus de textes sur la Nouvelle-France publié dans le périodique comporte après 1705 quelques comptes rendus de négociations diplomatiques avec les Autochtones, mais tous sont très détaillés et insérés dans les relations annuelles de Canada — vraisemblablement écrites par Charles de Monseignat[67]. La nouvelle de Bacqueville de La Potherie se distingue par sa brièveté (560 mots) et ressemble si peu à ce qu’on trouve dans l’Histoire de l’Amérique septentrionale qu’il ne saurait être question de « versions » différentes d’un même texte. Elle ne recoupe que très partiellement les informations des lettres X et XII du tome 4 de l’oeuvre, rappelant d’abord les étapes qui, depuis Frontenac, ont permis à Callières de conclure la paix entre les Français et les nations autochtones. La lettre du Mercure galant et les lettres X et XII ont en commun quelques expressions imagées — celles d’un Frontenac qui aurait fait « l’amour et les délices » de la Nouvelle-France, ou qui aurait « porté le fer et le feu » chez l’ennemi. La première formulation, employée une fois dans les premier et quatrième tomes[68], toujours en référence à Frontenac, semble être propre à Bacqueville de La Potherie, tandis que la seconde, récurrente dans l’ouvrage historique, pourrait avoir été empruntée à Monseignat[69]. De la lettre de 1702, la monographie ne retient que le passage évoquant la mort et les dernières paroles du grand chef iroquois la Chaudière Noire en 1698, avec quelques variantes :

Mercure galant

[I]ls [les Iroquois] furent battus par un party d’Algonkins, dont le plus âgé n’avoit que vingt ans : aussi ce Chef [la Chaudière noire] qui estoit la terreur de toutes les Nations nos alliées ne put s’empescher en mourant de s’écrier. « Faut il que moy qui ay fait trembler toute la terre je meure de la main d’un enfant »[70].

Histoire de l’Amérique septentrionale

Ce coup fut d’autant plus sensible aux Iroquois que l’on trouva parmi les morts la Chaudiere Noire, qui avoit été tué par de jeunes guerriers, dont le plus âgé n’avoit que vingt ans. Ce Chef qui étoit la terreur de toute l’Amerique Septentrionale, ne pût s’empêcher de dire en mourant : Faut-il que moi qui ai fait trembler toute la terre, meure de la main d’un enfant[71].

Cet ultima verba prêté au chef iroquois, qu’aucun autre informateur de l’époque ne semble avoir rapporté[72], constitue un bien faible écho entre ces deux textes autrement dissemblables.

La lettre du Mercure galant, qui minimise le rôle du gouverneur Callière dans les négociations de paix avec les Iroquois en les inscrivant dans la suite logique des démarches entamées par Frontenac avant sa mort en 1698, laisse perplexe. Pour quelles raisons l’écrivain éprouve-t-il le besoin de prendre la parole publiquement pour rendre compte de négociations dont il a par ailleurs été exclu ? Si le périodique reste muet quant aux motivations réelles de Bacqueville de La Potherie, une lettre manuscrite de l’auteur à Pontchartrain intitulée « De la paix des Iroquois » permet de mieux comprendre les enjeux politiques — et peut-être personnels — à l’origine de la publication : « Je ne sais pas comment le frère de Monsieur de Callières ou ses amis ont pu faire mettre dans la Gazete d’Hollande que celui-cy avoit fait la paix avec les Iroquois et qu’aucun gouvernement du Canada n’avoit pu en venir à bout. Il faut que ces Messieurs soient fort affamés de vouloir ravir un honneur qui est dû seul à Monsieur de Frontenac[73]. » La livraison du 19 décembre 1701 de la Gazette d’Amsterdam — parfois identifiée sous l’appellation générale de Gazette de Hollande — rapportait en effet : « Il est arrivé quelques Vaisseaux de Canada, par lesquels on aprend que le Chevalier de Callieres, Gouverneur du Pais, avoit terminé la longue guerre avec les Iroquois, et fait la paix avec eux, ce qu’aucun autre Gouverneur n’avoit pû faire[74]. »

Comme c’était le cas de la relation du siège de Québec, la lettre est donc publiée dans le Mercure galant pour démentir les informations qui circulent dans d’autres périodiques, et notamment dans la presse étrangère. Bacqueville de La Potherie, qui avait été pris à partie dans le conflit entre Vaudreuil et Callière à la mort de Frontenac, s’était attiré l’animosité du gouverneur [Callière], un sentiment vraisemblablement réciproque. La lettre témoigne ainsi du rôle que pouvait jouer le périodique — parfois à son insu sans doute — dans le règlement de comptes personnels. Elle constitue un exemple éloquent des différents niveaux de lecture possibles, tant pour le lecteur de l’époque que pour le lecteur actuel, et de l’importance de détenir les clés d’interprétation pour bien décoder les sous-entendus et enrichir sa compréhension du contenu.

* * *

À l’exception du premier tome, qui relate les voyages de Bacqueville de La Potherie en Nouvelle-France, la monographie historique s’appuierait principalement sur des documents d’archives retranscrits par l’auteur entre 1698 et 1701. Cette stratégie de la compilation qu’illustre la « Relation de Canada » et qu’adoptent nombre d’historiens de l’époque n’est pas sans inviter à repenser l’auctorialité du texte. Après son affectation comme aide-major à la Guadeloupe en 1701, l’écrivain perd son accès privilégié aux lettres, relations et rapports canadiens. Ce départ du Canada explique probablement que l’Histoire de l’Amérique septentrionale se cantonne aux événements antérieurs à 1701 et qu’elle soit peu actualisée entre 1702, date du privilège initial, et 1722[75]. L’hétérogénéité formelle de cette somme monumentale, l’importance accordée dans les textes liminaires au seul voyage de la baie d’Hudson ainsi que les contradictions internes des récits de Madeleine de Verchères nous ramènent à la question de la genèse de l’oeuvre posée en introduction. Ces éléments permettent d’envisager la possibilité d’une écriture différée entre le premier tome et les suivants, voire l’éventualité de projets bien distincts. L’Histoire de l’Amérique septentrionale a-t-elle réellement été conçue dès l’origine comme une entité en quatre tomes ? Le privilège du roi obtenu en 1702 aurait-il pu ne concerner qu’une partie de l’oeuvre parue en 1722 ? Les différents titres des tomes (Histoire de l’Amérique septentrionale, t. 1 ; Histoire des peuples sauvages, t. 2 ; Histoire des moeurs et maximes des Iroquois, t. 3-4), les allusions à une Histoire de la Nouvelle-France offerte au régent[76], la présence d’une préface au troisième tome sont autant d’arguments qui plaident en faveur de la thèse d’une superposition — à la dernière minute — de plusieurs ouvrages.

Plus troublant encore : on trouve dans l’épître dédicatoire au régent du premier tome un surprenant changement de pronoms personnels, la première personne passant à la troisième au sein de la même phrase :

Personne ne juge mieux des faits extraordinaires énoncez dans les Relations que ceux qui ont fait eux-mêmes des actions toutes extraordinaires, ce qui m’a engagé à dédier à votre Altesse Royale cet Ouvrage, qui ayant été composé par le Sieur de la Potherie Commissaire pour le Roi dans cette Escadre, et qui s’est trouvé à toutes les expeditions qui y sont contenuës, ne peut être suspect d’aucune fausseté[77].

Signalons au passage que l’affirmation selon laquelle l’auteur aurait pris part à chacune des expéditions rapportées ne tient la route que si on limite le projet initial aux événements décrits entre 1696 et 1701, lesquels figurent tous au premier tome, exception faite des lettres entourant la Grande Paix. Quant à l’inexplicable changement de pronoms, est-il à mettre en lien avec le fait que l’auteur en page de titre du tome 1 (« Bacqueville de La Potherie ») diffère de celui de l’épître (Sieur de La Potherie, aide-major à la Guadeloupe) et des tomes 2 à 4 (« De La Potherie »)[78], de même qu’avec les informations contradictoires que livre l’auteur sur ses origines[79] ? Ces pistes de réflexion mises en lumière par l’analyse devront faire l’objet d’une étude plus approfondie.

Pour le moment, bornons-nous à émettre l’hypothèse que le peu d’estime dont jouit Bacqueville de La Potherie de la part des historiens tient peut-être autant au désordre chronologique et formel de l’Histoire de l’Amérique septentrionale qu’à l’écriture elle-même. Car, contrairement à ce qu’affirme Charlevoix, le problème n’est pas tant que l’écrivain soit mal instruit, mais plutôt qu’il reprenne à son compte et compile sans souci d’harmonisation des relations officielles et correspondances qui, rédigées pour informer ou pour amuser, sont très inégales sur les plans du contenu et du style.

L’analyse des quatre textes parus dans le Mercure galant et qui trouvent écho dans l’Histoire de l’Amérique septentrionale invite enfin à repenser le rôle de la presse périodique dans l’écriture de l’Histoire. Ainsi que le rappelle Christophe Schuwey dans Un entrepreneur des lettres au XVIIe siècle, « le Mercure galant est un ouvrage d’histoire. Son rôle était d’imposer le récit officiel du règne, ses grandes actions et événements[80] ». Organe de propagande royale par excellence, le périodique adopte une politique de publication implicite, ne retenant que les récits qui mettent en scène la grandeur de la nation française[81]. Il n’est donc guère surprenant de voir le Mercure galant publier le premier la relation du siège de Québec et rapporter la célèbre réplique de Frontenac à Phips (« je n’ai de réponse à lui faire que par la bouche de mes canons »). L’héroïsme et le patriotisme exemplaires d’une figure féminine telle que Madeleine de Verchères trouvent aussi leur place au sein du périodique. Ces relations font l’objet de très peu de réécriture, le rédacteur se contentant de les abréger en évacuant les passages trop descriptifs. L’efficacité des récits et la popularité du Mercure galant expliquent en partie la postérité que connurent ces deux épisodes marquants de l’histoire canadienne. L’Histoire de l’Amérique septentrionale se fait ainsi le relais d’une mémoire — et non la source — en intégrant les événements à l’histoire nationale. L’étude aura par ailleurs permis de constater que le rayonnement qu’assure la presse d’actualité aux relations manuscrites qu’elle publie — comme celle de Monseignat — reste très mal connu et apprécié par l’historiographie, et confirme, après Schuwey, qu’« en ignorant le Mercure galant, les travaux sur l’écriture de l’histoire font ainsi l’impasse sur l’un des ouvrages les plus lus du règne[82] ».