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« Je suis le Substitut de la Renommée, le heros de la littérature, le Collecteur général des Piéces fugitives [,] en un mot le Mercure Galant[1]. »

S’il est une parole historique connue de la plupart des Québécois et Québécoises, c’est bien la réponse faite par le comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, à l’envoyé du général anglais William Phips le 16 octobre 1690, lors du siège de Québec. « Par la bouche de mes canons… » Circulant depuis la fin du 17e siècle, cette brillante métaphore s’est même invitée dans l’épisode 3 de la série La grande bataille (2008), d’ailleurs moqueusement intitulé « La fameuse phrase[2] ». Or, comment une telle formule s’est-elle transmise du champ de bataille de Québec à l’historiographie de la Nouvelle-France, jusqu’à s’imposer éventuellement dans la culture populaire ? Certes, Frontenac a consigné cette réponse dans sa correspondance officielle avec Versailles, mais dans quelle mesure les lettres du gouverneur, y compris celle-ci, furent-elles diffusées au-delà des hautes sphères du pouvoir louis-quatorzien[3] ? Par quel média sa phrase s’est-elle donc imposée ? Par la relation manuscrite de son secrétaire Charles de Monseignat, qui y adjoint des « coups de fusils » ? Par la version du Mercure galant, également de Monseignat, mais qui transpose en style indirect la voix du gouverneur en omettant les « coups de fusils », hypothèse que nous aurions tendance à privilégier ? Par celle de la Gazette de France (« enfin, qu’il luy répondroit par la bouche de son canon ») ? Ou alors par celle attribuée à Chrestien Le Clercq, qui en propose une autre variante (en style direct, mais sans « coups de fusils »)[4] ? Quoi qu’il en soit, entre la relation de janvier 1691 et la publication de l’Histoire et description générale de la Nouvelle-France (1744)[5], le bon mot de Frontenac (ou de Monseignat) se répandit dans le discours comme une traînée de poudre.

Pour interroger cette circulation, cet article prend pour objet une autre anecdote figurant dans la même relation. Tout comme la réponse de Frontenac, la diffusion de l’histoire « de la corne à poudre » de Charles Lemoyne de Longueuil (1656-1729) semble largement redevable au Mercure galant. La quasi-absence de ce périodique dans la recherche consacrée à la Nouvelle-France révèle alors un point aveugle sans doute impensé, mais néanmoins bien ancré dans la discipline : repris partout, le Mercure galant n’est cité nulle part.

En témoigne une analyse qui a été faite des Aventures de Monsieur Robert Chevalier (1732) dans le Québec des années 1930. Ce célèbre roman picaresque d’Alain-René Lesage (1668-1747) relate l’épisode advenu audit Charles Lemoyne de Longueuil lors du siège de Québec en 1690 : « Le fait est singulier : Monsieur de Longueil [sic] dans l’action reçut un coup de Mousquet. La balle frappa sa corne à poudre et la cassa. Il y porta sa main aussitôt pour prendre de quoi tirer encore ; dans le même instant une seconde balle vint donner au même endroit, acheva de briser la corne et il en fut quitte pour une légère contusion[6]. » En 1937, le bibliophile montréalais Aegidius Fauteux s’appuie sur l’anecdote pour supposer (comme bien d’autres avant lui) que « les Mémoires de Beauchêne [surnom de Robert Chevalier] ont réellement existé sous une forme plus ou moins achevée dans certains petits faits que nous savons, nous, avoir existé, mais que LeSage [sic] ne peut raisonnablement pas avoir connus sans qu’ils lui aient été effectivement contés. L’histoire de M. de Longueuil sauvé par sa corne à poudre … me paraît être de ceux-là[7] ». Autrement dit, selon Fauteux, conformément à ce qu’indique « Le Libraire au lecteur » de l’édition originale des Aventures, la principale source écrite de Lesage pour la composition de son roman serait les mémoires autographes du Montréalais Robert Chevalier, remis au romancier par la veuve du flibustier en 1731, mais aujourd’hui disparus[8]. Or, comme nous l’avons évoqué plus haut, tout indique que ce passage provient du Mercure galant de janvier 1691. Plus précisément, il prendrait place dans la chaîne suivante (forcément incomplète)[9] :

  1. Charles de Monseignat, manuscrit de première main, novembre 1690 ;

    1. Anonyme [Charles de Monseignat], Mercure galant, janvier 1691 ;

    2. Anonyme, Gazette de France (sans corne à poudre, ni contusion), 7 février 1691.

À la suite de quoi, l’histoire se trouve chez :

  1. Chrestien Le Clercq (?), Premier établissement de la foy dans la Nouvelle-France (avec corne à poudre et contusion), 1691 ;

  2. Bacqueville de la Potherie, Histoire de l’Amérique septentrionale (avec corne à poudre, mais sans contusion), 1722 ;

  3. Alain-René Lesage, Les Aventures de Monsieur Robert Chevalier (avec corne à poudre et contusion), 1732 ;

  4. Charlevoix, Histoire et description générale de la Nouvelle-France (sans corne à poudre, mais avec contusion), 1744.

À travers cet épisode de la corne à poudre, le présent article voudrait illustrer la façon dont le Mercure diffuse un certain récit des événements, et comment sa forme et ses choix rédactionnels prédéterminent les récits ultérieurs de la Nouvelle-France. Sommes-nous là en présence d’un écheveau d’hypotextes susceptible de devenir, à rebours, un « fondateur de discursivité[10] » ? Et comment lire ce périodique ? Nous posons que le Mercure galant devrait désormais constituer un passage obligé pour les historiens et historiennes de la Nouvelle-France, dont la première tâche sera de s’approprier ce cabinet de curiosités textuelles. Au moyen d’une mise en contexte aux allures de mode d’emploi et d’une brève étude de cas, nous espérons faciliter l’appréhension du Mercure tout en soulignant les difficultés que soulèvent l’utilisation du périodique, les différentes inconnues et le travail d’archives long qu’il appelle[11].

Comprendre le Mercure galant

Le Mercure galant constitue l’une des plus grandes entreprises de la librairie occidentale au 17e siècle, au point d’avoir été récemment considéré comme un ancêtre de l’Encyclopédie[12]. L’oubli relatif dans lequel il est longtemps tombé s’explique tout d’abord par les insultes dont le périodique a fait l’objet — « immédiatement en dessous de rien » par La Bruyère, ou encore « égout du Parnasse » dans une épigramme anonyme[13] —, qui disent avant tout la réaction provoquée par l’apparition du périodique. La marginalisation du Mercure tient également à sa forme particulière, celle d’une lettre adressée à une destinataire, qui l’a fait passer pour l’ancêtre des magazines féminins, ce qui, misogynie de l’histoire littéraire oblige, l’a longtemps exclu des corpus de recherche. Elle s’explique encore par le prodigieux volume d’informations qu’il contient : ses 472 volumes de 300 à 400 pages demandent du temps pour être parcourus et surtout, avant l’ère de la numérisation, rendent difficile la consultation d’une collection complète hors de Paris. Certes, on ne sait pas si la Bibliothèque du Parlement de la province du Canada possédait des Mercure galant avant les incendies de 1849 (Montréal) et de 1854 (Québec). Et si la bibliothèque du Collège des Jésuites disposait de plusieurs exemplaires en 1760[14], il semble toutefois impossible de trouver une collection complète au Canada. En dépit des différents répertoires du Mercure galant publiés aux 19e et 20e siècles[15], on a ainsi ignoré un périodique réputé sans conséquence. Enfin, le Mercure galant échappe aux catégories génériques élaborées depuis le 19e siècle. Il appartient en effet aussi bien au monde de la presse qu’à celui du livre ; il publie de la littérature, mais il concerne aussi l’histoire, l’histoire de l’art, des spectacles ou encore de la musicologie ; il ne s’agit pas d’une simple gazette, ni non plus d’un roman du règne ou d’un recueil de poésie ; on ne peut le réduire aux relations de voyages et de batailles qu’il publie, mais il est tout cela à la fois. Cette richesse générique et thématique a paradoxalement contribué à la marginalisation du périodique en l’excluant des logiques de corpus. Pour l’historien, a fortiori celui de la Nouvelle-France, le Mercure constitue pourtant une archive unique par sa diversité, dans laquelle paraissent des contenus qui, autrement, n’auraient probablement pas trouvé place dans l’imprimé : « l’on y trouvera beaucoup de choses qui ne pourront se rencontrer ailleurs, à cause de la diversité des matières dont elles seront remplies[16] ». Il s’agit également d’un objet passionnant, appelant des analyses au croisement de la sociologie, de l’économie et de l’histoire culturelle.

Qu’est-ce que le Mercure galant ?

Fondé en 1672 par Jean Donneau de Visé, l’ouvrage voit le jour sous le patronage de Louis XIV. Des problèmes matériels — manque de matériel, investissements de départ insuffisants et manque de contenu — conduisent à son interruption en 1674, après six volumes. Il est relancé en 1677 sous le nom de Nouveau Mercure galant. En 1678, le Mercure galant paraît dans sa formule définitive, dédiée au Grand Dauphin, avec un dispositif typographique original et difficile à contrefaire. Malgré des évolutions de contenus, c’est principalement la forme qu’il conserve jusqu’en 1710. Le Mercure se présente alors comme un volume in-12 de 300 à 400 pages aérées, imprimées en gros caractères, contenant des récits de fête, des nominations, des nouvelles, des poésies, des énigmes interactives, mais également des relations de batailles et du lointain, y compris, bien sûr, de Nouvelle-France : si la relation de Monseignat est le récit d’un siège devenu célèbre et que le « Journal du mouvement des anglois depuis l’approche du Fort Louis de Plaisance » du gouverneur Jacques-François de Monbeton de Brouillan raconte une victoire plus discrète remportée à Terre-Neuve en 1692[17], les lieux décrits comptent parmi les nombreux théâtres de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1689-1697). Le Mercure propose également, chaque mois, une ou plusieurs gravures ou « figures », comprenant des médailles, des bâtiments, des cartes de géographie, des énigmes en figures, et des airs de musique.

Son contenu est issu d’un processus fondamentalement collaboratif : il récupère des contenus parus sur d’autres supports (y compris les gravures), s’appuie sur un réseau de contributeurs réguliers, à l’instar d’autres périodiques comme la Gazette, mais également sur de nombreux contributeurs épisodiques répartis dans tout le Royaume et ses colonies, ainsi qu’en Europe[18]. Cette collaboration permet à Donneau de Visé de disposer du contenu nécessaire pour produire chaque mois un volume de bonne taille. Préface après préface, le périodique précise ainsi les conditions d’envoi des contributions, les délais à tenir et les termes de l’affranchissement. La formule collaborative connaît un tel engouement que, dès 1678, l’ouvrage s’accompagne d’Extraordinaires trimestriels, entièrement composés de contenus proposés par les lecteurs et les lectrices : poèmes, galanteries, mais aussi traités scientifiques paraissent dans ces volumes, remplacés dès 1685 par des récits de batailles. Ce modèle collaboratif large suppose toutefois des contraintes matérielles importantes. La production du Mercure se fait en flux tendu. Les informations sont adaptées à la va-vite pour suivre le rythme de production mensuel et l’arrivée irrégulière de nouveaux contenus.

La cohérence de cet ensemble hétérogène est assurée par la forme épistolaire du Mercure. Le « je » du périodique adresse galamment ses articles à une dame de province. La formule n’est pas inédite. Donneau reprend et développe l’idée d’« information adressée » par laquelle Loret, dans sa Lettre en vers, avait révolutionné le marché de l’information imprimée en 1652[19]. La lettre à une destinataire de province correspond à une technique de positionnement pour distinguer le périodique, cibler de nouveaux segments de publics et construire un rapport affectif à l’information qui influencera durablement la forme des périodiques mondiaux, jusqu’aux Nouveaux Voyages du baron de Lahontan[20]. La destinataire n’est toutefois pas, on ne saurait trop insister là-dessus, le reflet du public cible. Le Mercure n’est pas lu principalement par des femmes, bien que celles-ci comptent évidemment parmi son lectorat. La représentation gynocentrique du public est un procédé courant de la littérature dite « galante » et relève plutôt du pacte de lecture : une adresse féminine promet des contenus que l’on qualifierait aujourd’hui d’accessibles, polis et enjoués, par opposition notamment à la Gazette, aride et technique.

Le périodique connaît alors une diffusion remarquable, qui explique comment il a pu servir de source à l’épisode de la corne à poudre. Son succès se mesure à l’importance du dispositif mis en place, au réseau de lecteurs et lectrices et à la diffusion large du Mercure galant[21]. En 1672, le premier volume est traduit presque immédiatement en anglais. L’expérience ne sera pas reconduite, mais elle signale l’ambition du projet dès le premier volume. Lors de sa recréation, le périodique est vendu en blanc (sans reliure), en parchemin ou en veau, chaque formule disposant d’un prix propre. Des formules d’abonnement existent, ainsi que des relais de distribution dans les provinces françaises. Dès 1677, la production parisienne se double en outre d’une succursale officielle à Lyon, chez le libraire Thomas Amaulry, qui produit un volume identique chaque mois jusqu’en 1695 — un exploit logistique dont les détails mériteraient un examen approfondi. À partir de 1678, les éditeurs hollandais investissent à leur tour massivement pour produire des contrefaçons aussi proches de l’original que possible, copiant notamment les gravures et les airs de musique. Ces différents centres de production, dont l’étude reste encore largement à faire, mènent à une diffusion mondiale du Mercure : on en trouve dans toute la France, en Suisse, à Vienne, à Santiago de Compostelle, au Siam, ou encore, pour le sujet qui nous intéresse, dans la bibliothèque du Collège des Jésuites de Québec[22]. On comprend mieux l’intérêt de publier dans le Mercure : rares sont les supports capables alors d’assurer une telle circulation des contenus.

L’écriture de l’histoire

Comment faut-il aborder le Mercure galant ? Loin d’être le périodique léger qu’on a voulu voir, il s’agit, entre autres choses, d’un ouvrage d’histoire dont la nouveauté réside en particulier dans son ambition médiatique. Le Mercure est en effet conçu pour toucher un public large et imposer ainsi son récit des événements, en simplifiant les relations, en forçant les conclusions et en mêlant celles-ci à des contenus culturels. Outre les événements, il couvre également les personnalités qui y prennent part :

les choses curieuses dont on le remplira … pourront servir de mémoire à ceux qui travailleront un jour à l’histoire de notre siècle. On y parlera du mérite de ceux qui en ont. On fera connaître en quoi ils excellent et peut-être qu’au bout de quelques années, il n’y aura pas une personne considérable dont ceux qui auront tous les volumes du Mercure ne puissent trouver l’éloge, celui de chaque particulier pouvant donner lieu à sétendre sur sa famille[23]

Le Mercure investit à la fois l’histoire et la généalogie. Dans le second domaine, le périodique fournit un nouveau lieu d’enregistrement et de promotion pour les individus et les familles[24], signalant les hauts faits et, bien souvent, l’ascendance des personnes citées. Pour bien comprendre ces notices biographiques, il faut toutefois rappeler qu’elles sont principalement produites par les familles elles-mêmes, qui les adressent au périodique, ou qu’elles sont reprises des sources disponibles. Cela ne suppose pas qu’elles sont nécessairement fausses, mais que Donneau ne vérifie pas forcément ce qu’on lui transmet. Parce que le périodique circule et se diffuse largement, ce type de contenu n’est pas sans conséquences pour le royaume, les provinces, et même à l’étranger. Le périodique octroie par exemple une visibilité improbable à certains acteurs coloniaux[25]. Cela ne manque pas de susciter des résistances. Pierre Bayle conteste ainsi les généalogies du Mercure galant, Madame de Sévigné s’agace de l’exposition médiatique dont bénéficient soudainement certaines familles et Boursault se moque de ce type de transactions[26]. Les craintes des contemporains ne sont pas injustifiées, puisque le périodique est effectivement utilisé comme source dans différents dictionnaires généalogiques du 18e siècle[27].

Quant aux récits historiques, le Mercure travaille à imposer un récit profrançais des événements dans un contexte européen où les nombreux conflits militaires s’accompagnent d’une guerre de l’information, notamment avec la Hollande[28]. À ce titre encore, le Mercure relève d’une logique de plateforme puisqu’il publie des discours préexistants. Par son rythme de parution mensuel, il se situe dans une position intermédiaire : il vient en second, après la première circulation manuscrite ou imprimée d’une nouvelle, mais avant l’écriture des grandes sommes historiques. En avril et mai 1677, Donneau doit ainsi répartir le récit du siège de Cayenne entre deux numéros, parce que l’Extraordinaire de la Gazette sur lequel il s’appuie est publié trop tard. Dans ce cas-là, il déguise le retard dans la fiction épistolaire, en écrivant à sa destinataire fictive :

Je vous ai fait part de cette nouvelle [la prise de Cayenne] dès le mois passé, mais vous n’avez pas été satisfaite de moi là-dessus. Vous voulez, dites-vous, apprendre les noms de tous les braves qui se sont signalés en cette occasion, parmi lesquels vous croyez en trouver de votre connaissance[29].

Cette position en second — après les correspondances manuscrites et les hebdomadaires — rend possible une première rédaction de l’histoire et permet, conformément au projet historiographique des années 1670, « aux personnes les moins éclairées de comprendre ce que les plus intelligents ont de la peine à démêler dans de grands volumes[30] ». Le Mercure galant ramasse les considérations techniques de la Gazette en un paragraphe plus bref, dans lequel il force la conclusion du lecteur :

Monsieur le comte d’Estrées ayant séparé ses troupes en deux corps, ainsi que je vous l’ai marqué, et donné ses ordres aux vaisseaux pour obliger les ennemis à faire diversion de leurs troupes, marcha la nuit par des défilés. Cette marche fut fort pénible, le terrain était sablonneux, la chaleur du jour avait altéré et fatigué nos soldats et ils ne trouvèrent point d’eau. Mais ils ne laissèrent pas, quoiqu’abattus de la soif et du travail, de faire des choses extraordinaires[31].

Le cas qui nous occupe complexifie toutefois le modèle et indique une évolution des rapports médiatiques. La parution de l’Extraordinaire de la Gazette sur le siège de Québec le 7 février 1691 est en effet postérieure à celle du Mercure galant de janvier, habituellement achevé d’imprimé le dernier jour du mois. Elle laisse supposer que Donneau a désormais la primeur de certaines relations extraordinaires et l’accès à des documents de première main. Cette évolution des rapports peut s’expliquer de deux manières. D’une part, elle tient à l’investissement croissant de l’État louis-quatorzien dans le périodique après la révocation de l’édit de Nantes. On retrouve des lettres indiquant à Donneau d’insérer, ou au contraire de retenir, certaines relations et informations[32]. On peut alors imaginer que Lahontan (ou tout autre messager) fut invité par Frontenac à préférer le Mercure galant à la Gazette dès son départ pour La Rochelle. Cette primeur s’explique également par l’extension du lectorat du périodique, qui en fait un lieu de publication privilégié. C’est en tout cas la réputation dont se réclame Donneau dans un placet au roi non daté, lorsqu’il écrit : « Il me souvient que le gouverneur d’Ypres me fit l’honneur de venir me voir en s’en retournant en Espagne, pour me prier de mettre dans le Mercure que le Roi avait dit qu’il n’avait point attaqué de places qui se fussent mieux défendues. Il me dit qu’il me faisait cette prière parce qu’on le croirait à Madrid si je le mettais dans le Mercure[33]. » On peut imaginer là encore que Monseignat souhaite qu’un texte aussi favorable au gouverneur de la Nouvelle-France paraisse dans le Mercure galant plutôt que dans la Gazette.

Avantage médiatique

Le périodique apparaît donc avant tout comme une plateforme, un lieu de publication — diffusion et préservation — de contenus et de relations manuscrites ou imprimées. Son efficacité réside dans une stratégie médiatique sophistiquée qui éclaire son rôle dans la chaîne de transmission de l’histoire de la corne à poudre. Le périodique combine en effet deux avantages sur les sources concurrentes : une matérialité favorisant la conservation et un positionnement visant un public large.

Par rapport à la feuille volante hebdomadaire de la Gazette (certes compilée annuellement), les 300 à 400 pages d’un volume mensuel du Mercure se conservent plus facilement[34]. Ce dernier fournit en outre l’espace pour concentrer au même endroit le traitement des dernières actualités. Les informations se trouvent ainsi déjà digérées, facilement repérables par les tables des matières mensuelles. Enfin, son rythme de parution mensuel permet de retrouver rapidement le bon volume. Cette facilité d’accès est délibérée. Elle confère un surplus de visibilité évident au Mercure sur les sources concurrentes, et cela dès sa parution. La stratégie est explicitement revendiquée par Donneau lorsqu’il écrit que son ouvrage servira « de mémoire à ceux qui travailleront un jour à l’histoire de notre siècle[35] ». Mémoire, au sens de source, bien sûr, de document primaire qui permet d’élaborer le récit du règne, mais aussi de mémoire collective, d’un récit qui domine celui des autres archives et publications. Pour augmenter encore les chances d’atteindre cet objectif, Donneau avait même entrepris la publication de somptueux Mémoires pour servir à l’histoire de Louis le Grand qui s’appuyaient sur le contenu du Mercure. L’entreprise devait se décliner en trois formats différents : des volumes in-folio pour le roi et les princes étrangers, des beaux volumes in-4° et des in-12 pratiques et maniables[36]. Si ce projet ne fut pas achevé, il n’en reste pas moins que, entre la facilité de manipulation du Mercure et la diffusion attestée dont nous avons parlé plus haut, on comprend comment le périodique a pu être fréquemment consulté.

Outre sa matérialité, le Mercure galant impose son récit des événements par la variété de ses contenus. La phrase liminaire du premier tome — « Ce livre a de quoi plaire à tout le monde à cause de la diversité des choses dont il est parlé[37] » — n’est pas une simple captatio benevolentiae, mais explicite au contraire la stratégie médiatique de Donneau, à savoir varier les contenus pour attirer un public aussi large que possible. Elle s’inscrit dans un usage entrepreneurial de la varietas courant au 17e siècle qui permet d’élargir les publics cibles d’un même livre. Comme le codex imprimé ne s’achète pas par cahiers, mais en un bloc, le mélange, en un même livre, de contenus susceptibles d’intéresser différents publics multiplie d’autant les segments ciblés par l’ouvrage. Cette tactique, on le comprend, est également au service du message royal : à la manière de nos techniques contemporaines de placement de produit, elle permet de diffuser des discours politiques en les insérant au milieu des pièces galantes. En achetant le Mercure galant pour les airs de musique, il y a bien des chances de consulter, au passage, le récit de la dernière bataille dans la version retenue par Donneau et vice versa.

L’hypothèse selon laquelle le Mercure a pu servir de source à l’histoire de la corne à poudre de Lesage, lui-même un lecteur attesté du Mercure, mérite donc d’être explorée. Présent dans de nombreuses bibliothèques, facile à consulter, lu et utilisé par la postérité, plaisant, le Mercure s’impose comme récit du 17e siècle. Au 19e siècle encore, on sait que Musset fut un grand lecteur du Mercure et qu’il s’en est inspiré à plusieurs reprises. Rien de surprenant, donc, dans le fait de voir le périodique influencer l’écriture des Aventures de Monsieur Robert Chevalier et imposer discrètement le récit finalement enregistré.

La corne à poudre de sieur Charles Lemoyne de Longueuil (1690-1744)

Comment travailler la circulation de cette anecdote ? Il ne s’agit pas de produire ici une analyse intertextuelle, mais bien de nous inspirer librement de cette méthode issue des études littéraires. En voici les grandes lignes :

Au sens strict, on appelle intertextualité le processus constant et peut-être infini de transfert de matériaux textuels à l’intérieur de l’ensemble des discours. Dans cette perspective, tout texte peut se lire comme étant à la jonction d’autres énoncés, dans des liens que la lecture et l’analyse peuvent construire ou déconstruire à l’envi. En un sens plus usuel, intertextualité désigne les cas manifestes de liaison d’un texte avec d’autres[38].

Pour les besoins de notre démonstration, nous nous bornerons à la dernière acception. Nous ne procéderons pas non plus à une étude intégrale des sources comme elle se pratique en histoire. Certes, la relation de Monseignat a vraisemblablement été archivée, reprise, recopiée, modifiée et recirculée dans les semaines et mois qui suivirent sa réception à Versailles et Paris, et ces différentes copies ont pu également servir de sources aux textes que nous étudions ci-dessous (et à d’autres qui ont pu nous échapper). Notre propos est toutefois ici de suivre les reprises probables du Mercure galant dès la première version de cette anecdote. Enfin, il ne saurait être question d’un relevé systématique des variantes, comme l’exigerait la textologie[39], ni de la constitution d’un stemma[40] dans la tradition philologique. Plus modestement, donc, nous partons du principe que l’épisode de la corne à poudre de M. de Longueuil s’est mis à essaimer dès janvier 1691 et que, doté d’un plus grand pouvoir de dissémination que la relation manuscrite de Monseignat, dont il a dû exister des copies, le Mercure galant en fut le principal vecteur initial. C’est pourquoi nous proposons de comparer quelques « cas manifestes de liaison d’un texte avec d’autres », le tout émaillé de modulations et d’hypothèses.

Le manuscrit de Monseignat dans le Mercure galant de janvier 1691

Sur la base des faits connus et de la comparaison qui suit, la « Relation de Canada » que publie le Mercure galant et dans laquelle se trouve l’histoire de la corne à poudre ne peut être que celle de Charles de Monseignat, secrétaire de Frontenac. Vraisemblablement adressée à la comtesse de Frontenac, Anne de la Grange-Trianon, cette relation circonstanciée semble avoir été composée pour circuler rapidement et massivement, en France et au-delà, en comptant notamment sur la force de dissémination du Mercure. D’après le récit qu’en fait Lahontan dans ses Nouveaux Voyages, cette relation lui aurait été confiée par Frontenac, qui l’aurait dépêché et recommandé, avant de quitter Québec le 26 novembre 1690 à bord du Fleur de May[41], « ce qu’on n’avoit jamais vû jusqu’alors[42] ». En effet, avec l’imminence de l’hiver et de la formation des glaces sur le fleuve Saint-Laurent, ce départ est aussi tardif que téméraire, mais l’importance de la nouvelle le justifie. Après une traversée plutôt longue, la relation débarque à La Rochelle à la mi-janvier[43], pour paraître enfin dans le Mercure galant achevé d’imprimer le 31 janvier, alors que — chose rare — la Gazette ne l’a pas encore publiée[44]. Intégré au périodique en flux tendu, le texte de Monseignat ne subit, à peu de choses près, que des retouches mineures qui visent à respecter le style du périodique.

La comparaison de l’épisode de la corne à poudre permet d’apprécier la relation entre les deux textes. Dans la transcription du manuscrit de Monseignat, nous n’avons résolu qu’une abréviation. Quant à la version du Mercure, nous y avons signalé les différences mineures en gras et souligné les plus conséquentes (ajout, graphie révélatrice, condensation).

  1. Charles de Monseignat, « Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable en Canada depuis le depart des vaisseaux au mois de novembre 1689 jusqu’au mois de novembre 1690 », 1690 :

    Le Vendredy, les s[ieurs] de Longueuil, de St. Heleine [36r] avec quelques François, commancerent a escarmoucher sur les deux heures apres midy contre la teste de l’armée des ennemis qui marchoit en bon ordre le long de la petite riviere. Ils firent plier leurs gens detachez qui se rejoignirent à leur gros. Le combat fut assez longtemps opiniastré, nos gens se battoient de la mesme maniere qu’a la precedente escarmouche. Monsieur le Comte avoit cependant fait mettre en bataille trois bataillons de trouppes du costé d’en deça de la riviere et estoit a leur teste prest à recevoir les ennemis s’ils en avoient voulu tenter le passage. Nos gens firent leur retraite en bon ordre, mais par malheur le s[ieur] de St. Heleine eust la jambe cassée d’un coup de fusil, le s[ieur] de Longeuil son frere qui eust l’année passée un bras cassé au combat de Lachine, receut aussy une contusion au costé, et auroit esté tué sans sa corne a poudre qui se trouva a l’endroit ou donna la balle[45].

  2. Anonyme [Charles de Monseignat], « Relation de Canada », Mercure galant, janvier 1691 :

    Le Vendredy Mrs de Longueil et de Sainte Helene avec quelques François commencerent à escarmoucher sur les deux heures après midy contre la teste de l’Armée des Ennemis, qui marchoit en bon ordre le long de la petite Riviere. Ils firent plier leurs gens detachez qui se rejoignirent à leur gros. Le combat fut assez long-temps opiniastré, les François le [305] soustenant avec beaucoup de courage. Cependant Mr le Gouverneur avoit fait mettre en bataille trois bataillons de troupes du costé d’en deçà de la Riviere, et il estoit à leur teste prest à recevoir les Ennemis, s’ils en avoient voulu tenter le passage. La retraite fut faite en bon ordre, mais par malheur Mr de Helene eut la jambe cassée d’un coup de Fusil. Mr de Longueil son Frere, qui l’année derniere eut un bras cassé au combat de la Chine, receut une contusion au costé, et auroit esté tué [306] sans sa corne à poudre qui se trouva à l’endroit où donna la balle[46].

Puisque les pratiques éditoriales du Mercure rendent tout à fait plausible la publication de la relation de Monseignat dans un délai aussi court et que la source ne peut être la Gazette, la comparaison nous épargne de douloureux débats. Tous les détails mineurs que nous avons soulevés ne sont que des variantes graphiques (et dans le cas de sieur / monsieur, une simple préférence) par rapport au manuscrit, et ce, non seulement dans l’extrait, mais bien dans l’ensemble de la relation. Quant aux modifications plus substantielles, elles concernent d’abord l’ajout d’un et, manquant dans le manuscrit, et deux condensations sans grande importance. La principale modification — « les François le [305] soustenant avec beaucoup de courage » — est largement comparable à celles que l’on constate dans d’autres réécritures du Mercure, notamment la prise du fort de Cayenne mentionnée plus haut[47]. Deux modifications nous semblent plus importantes, soit le remplacement du titre de Comte (privé) par celui de Gouverneur (politique et public), ainsi que la graphie de Sainte Helene (qui modifie le St. Heleine du manuscrit). Nous verrons plus loin en quoi cette graphie est significative.

La version du Premier établissement de la foy dans la Nouvelle-France de Le Clercq : un cas isolé

L’épisode de la corne à poudre a donc paru d’abord dans le Mercure, et ce, dans un état quasi identique à celui de la relation de Monseignat. En revanche, l’Extraordinaire de la Gazette, publié quelques jours plus tard, ne le mentionne pas[48]. La première reprise que nous avons pu identifier se trouve dans le Premier établissement de la foy dans la Nouvelle-France (1691) du missionnaire récollet Chrestien Le Clercq. Avant d’aborder cette version, précisons d’emblée que Le Clercq n’a pas pu être témoin des événements rapportés puisqu’en 1690, il séjournait non pas au couvent des Récollets de Québec, mais bien à celui de Lens (Pas-de-Calais). Rentré en France après une dizaine d’années de missions dans l’Est du Canada (1675-1686), il s’appuie donc sur une ou plusieurs sources. D’ailleurs, il n’est pas du tout certain que Le Clercq soit l’auteur ou, du moins, le seul auteur de cet ouvrage[49]. Le Premier établissement est cité dans la précieuse « Liste et examen des auteurs que j’ai consultés pour composer cet ouvrage » de l’Histoire de la Nouvelle-France de Charlevoix, un répertoire qui permet aujourd’hui de mesurer l’état du corpus historiographique consacré à la colonie française vers 1744. Malgré le peu de valeur qu’il accorde à l’apostolat récollet et aux productions textuelles qui en émanent, rivalité oblige, Charlevoix reconnaît avoir consulté le Premier établissement de la foy dans la Nouvelle-France. Fin lecteur, l’historien jésuite soupçonne d’emblée le procédé de compilation : « Cet ouvrage, où l’on a lieu de croire que le Comte de Frontenac a mis la main [le Premier établissement lui est d’ailleurs dédié], est communément assez bien écrit, quoiqu’il y regne un goût de déclamation, qui ne previent pas en faveur de l’Auteur[50]. »

De quelle(s) source(s) Le Clercq s’est-il donc inspiré pour rédiger sa version de l’anecdote ? Soit il a eu accès à une version manuscrite, compilation intermédiaire des relations de Monseignat et des « nouvelles » rapportées de Québec par M. de Villebon[51], soit il s’est appuyé sur des sources imprimées, à savoir la Gazette et le Mercure galant. C’est la seconde hypothèse que nous privilégions. D’une part, des éléments présents dans sa version empêchent de penser qu’il réécrit simplement Monseignat : les noms de saint Ours, de saint Cirq, de Valreine et du Crusel n’apparaissent pas dans la relation manuscrite. D’autre part, comme nous le verrons, certains éléments de cette reprise sont graphiquement identiques, à l’esperluette près, aux énoncés de la Gazette. Il apparaît dès lors plus probable que Le Clercq travaille à partir de sources imprimées plutôt qu’à partir d’un réseau d’informateurs privé. L’épisode de la corne à poudre qu’il relate, absent de l’Extraordinaire de la Gazette, a donc beaucoup plus de chances de provenir du Mercure que du manuscrit de Monseignat, ou d’une copie de celui-ci. Pour faciliter la lecture de l’extrait, nous avons choisi trois codes : les passages soulignés sont des apports ou des reformulations de Le Clercq ; ceux placés entre [crochets] désignent des emprunts directs à la Gazette[52] ; enfin, ceux qui figurent entre {accolades} proviennent du Mercure.

  1. Chrestien Le Clercq (?), Premier établissement de la foy dans la Nouvelle-France, 1691 :

    Le 20[53] {les ennemis marchans en bon ordre le long de la} riviere saint Charles, les sieurs {de Longüeil}, {de sainte Heleine}, [de Moncarville [sic], d’Oleançon, & de Repentigny] avec d’autres François s’y rendirent {sur les deux heures après midy} & escarmoucherent {contre la teste} de leurs troupes qui s’estoient avancées. Ils les firent plier & regagner leur gros. Le combat {s’opiniatra} des deux côtez, & les nostres combatirent par pelotons, & [de la même maniere que la précedente journée]. Le [Comte de Frontenac] qui crût que les ennemis vouloient tenter le passage de la riviere, fit avancer [les sieurs de saint Ours, de saint Cirq, de Valreine, & du Crusel, avec les quatre bataillons de troupes qu’ils commandoient], & se mit à leur teste. [Il détacha le sieur de la Maison-Fort Capitaine, & la Perade son Enseigne avec 40 hommes pour garder le Convent des Recollets, & empescher les ennemis de se rendre maistres de ce poste. Mais ils se contenterent d’escarmoucher contre nous la petite riviere entre deux.] {Le sieur de sainte Heleine qui eût la jambe cassée l’année derniere au combat de la Chine}, receut en celuy cy une {contusion au côté}, {sans sa corne à poudre} {où donna la balle}, il auroit couru plus de risque[54]

L’histoire éditoriale de l’ouvrage soutient également l’hypothèse d’un emprunt au Mercure. Certes, Le Clercq obtient le 30 décembre 1690 le « “privilège” de faire imprimer les deux ouvrages qu’il vient de terminer : Nouvelle Relation de la Gaspesie et Premier Etablissement de la foy dans la Nouvelle France[55] », soit avant la sortie du Mercure de janvier 1691 et la Gazette du 7 février 1691. La publication est toutefois échelonnée : le Premier établissement ne paraît que le 20 avril 1691[56], ce qui laissa tout juste le temps au(x) rédacteur(s) d’y adjoindre l’anecdote tirée du Mercure qui vient alors de paraître, comme une sorte d’épilogue de toute dernière actualité. Notons enfin que, à partir de ses deux sources, Le Clercq procède à une reformulation parfois confuse. En effet, Longueuil et sainte Heleine sont inversés, le second dans une graphie que l’on retrouve dans la Gazette, mais pas dans le Mercure. Si des erreurs découlent de ce collage (ici, c’est M. de Sainte-Hélène qui est sauvé par sa corne à poudre, alors que dans les faits il meurt d’une blessure à la jambe), la présence de détails supplémentaires (par exemple, le nom des officiers) et une allusion au couvent des Récollets de Québec (tirée de la Gazette et évidemment précieuse pour un ancien missionnaire de la Nouvelle-France) correspondent aux croisements des sources typiquement utilisées pour « améliorer » une relation[57].

Histoire de l’Amérique septentrionale, ou Bacqueville en compilateur tardif

Parmi les versions suivantes de la « corne à poudre » référencées dans la bibliographie de Charlevoix se trouve l’Histoire de l’Amérique septentrionale de Bacqueville publiée en 1722. Avec nuance et franchise, l’historien ne cache pas non plus ses réserves : « Cet ouvrage, qui est écrit en forme de lettres, excepté le second Volume, qui est distribué par Chapitres, renferme des Mémoires assez peu digerés & mal écrits sur une bonne partie de l’Histoire du Canada. On peut compter sur ce que l’Auteur dit comme témoin oculaire ; il paroît sincere & sans passion, mais il n’a pas toujours été bien instruit sur le reste[58]. » Bien entendu, ce qui nous intéresse au premier chef dans ce commentaire, ce sont les « Mémoires assez peu digerés & mal écrits » compilés par Bacqueville. Car la version de l’anecdote de la corne à poudre qui paraît dans l’Histoire de l’Amérique septentrionale reprend des expressions présentes dans le Mercure[59] et dans la relation de Monseignat. Pour faciliter la lecture de l’extrait, nous avons choisi trois codes : les passages soulignés sont des apports de Bacqueville (raccords, déplacements, reformulations, uniformisation du style), alors que ceux placés entre [crochets] désignent des emprunts possibles au manuscrit de Monseignat ; enfin, ceux qui figurent entre {accolades} proviennent du Mercure galant. Les cas de chevauchement, presque systématiques, sont indiqués {[ainsi]}.

  1. Bacqueville de la Potherie, Histoire de l’Amérique septentrionale, 1722 :

{[Monsieur]} de Frontenac qui avoit l’oeil à tout se mit {[le Vendredi]} à la tête {[de trois Bataillons de Troupes]} reglées, {[en deçà de la petite riviere]}, pour y {[recevoir les ennemis]} qui firent une seconde décente. D’un autre côté {[Longueil]} & {saint Helene} {[son frere]}, {[avec quelques François]}, commencerent {[sur les deux heures]} les {[escarmouches]} à la Sauvage {[contre la tête de l’Armée]}, {[qui marchoit en bon ordre le long de la petite riviere]}. Ceux des ennemis qui s’étoient détachez du gros furent obligez de le regagner pour éviter le feu de nos Troupes qui étoient en embuscade. {Saint Helene} {[eut la jambe cassée]}, Longueil reçût un coup de fusil, {[& eût été tué sans une corne à poudre qui se trouva à l’endroit où donna la balle]}[60]

Ce découpage révèle deux informations principales au sujet de cette version de l’épisode de la corne à poudre. D’une part, tous les ajouts de Bacqueville sont d’ordre stylistique ; même ses reformulations (ou réagencements) portent les traces de ses deux sources les plus probables. D’autre part, le Mercure et la relation de Monseignat se confondent, la seule exception étant la graphie de Saint Helene, qui n’apparaît que dans le Mercure (mais correctement accordé). S’agit-il d’une correction d’auteur, d’une normalisation établie au début du 18e siècle, ou de la marque d’une utilisation du Mercure galant ? Les ajouts stylistiques suggèrent-ils une source tierce, une copie de Monseignat ou d’un autre récit archivé par le ministère de la Marine ? Force est de constater que rien dans la version de Bacqueville n’est propre au manuscrit de Monseignat, que tous les éléments sont présents dans le Mercure, y compris la graphie révélatrice. Compte tenu de la distance temporelle et de la facilité d’accès au Mercure, l’auteur a très bien pu se satisfaire du périodique pour élaborer sa relation.

Lesage et Charlevoix : condensation romanesque et synthèse historienne

On en revient alors à la version de l’anecdote que donne Lesage. Fort de sa vaste expérience de dramaturge et de romancier, comme en témoigne l’immense succès de Turcaret (1709), de ses 97 comédies données à la Foire (76 en collaboration[61]) et surtout de l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735), Lesage accomplit à merveille son travail d’écrivain. « [A]rrangeur de génie[62] », selon la formule de Fauteux, il adapte pour la fiction les diverses sources qui lui ont servi à composer les nombreux épisodes de son roman de flibustier canadien, y compris celui de la corne à poudre. C’est justement ce qui complique l’identification des textes qu’il reformule au début des années 1730. Comme il est peu probable que Lesage ait consulté le manuscrit de Monseignat, pour des raisons tant matérielles (accès physique au document) que pratiques (écriture rapide d’un rebondissement parmi tant d’autres), nous supposons qu’il s’appuie sur le Mercure et / ou l’Histoire de Bacqueville, donc, indirectement, sur le Mercure. En effet, pourquoi un écrivain aussi curieux que productif aurait-il voulu remonter jusqu’au manuscrit, alors qu’il disposait déjà d’un épisode imprimé facilement transposable ? Par ailleurs, nous savons qu’il fréquentait suffisamment le Mercure pour en faire le sujet d’une comédie (voir supra), ce qui souligne par la même occasion le statut de ce périodique dans les années 1720[63]. En effet, si Lesage croyait le public à même de saisir les références piquantes au Mercure, c’est que ce dernier était toujours bien vivant. Évidemment, au-delà des prétendus mémoires autographes transmis par la veuve de Chevalier, il aurait tout aussi bien pu se documenter ailleurs pour composer Les Aventures de Monsieur Robert Chevalier. Après tout, ce n’était pas la première fois qu’il traitait un sujet canadien[64] et le livre de Bacqueville était récent. Pour simplifier la lecture, nous ne soulignons ici que trois indices d’emprunts, dont le dernier (la contusion) ne peut provenir de Bacqueville, qui omet ce détail, alors que le Mercure l’intègre.

  1. Alain-René Lesage, Les Aventures de Monsieur Robert Chevalier, 1732 :

    Le fait est singulier : Monsieur de Longueil dans l’action reçut un coup de Mousquet. La balle frappa sa corne à poudre et la cassa. Il y porta sa main aussitôt pour prendre de quoi tirer encore ; dans le même instant une seconde balle vint donner au même endroit, acheva de briser la corne et il en fut quitte pour une légère contusion[65].

Quant à Charlevoix, son travail est tout autre. En véritable historien, il refuse compilation et reformulations légères tout à la fois, afin de produire une synthèse originale de l’épisode. Pour ce faire, il semble s’appuyer sur de nombreuses sources manuscrites et imprimées, parmi lesquelles pourrait figurer le Mercure. Puisque Charlevoix fournit aux lecteurs une liste impressionnante, il est peu probable qu’il en ait omis le Mercure à dessein. En revanche, outre les manuscrits particuliers de Perrot et Pénicaut, l’historien indique très clairement la nature de ses principales sources de première main :

Cependant il y auroit eu de grands vuides dans mon histoire, si je n’avois trouvé de quoi les remplir, dans les piéces originales, qui se conservent au dépôt de la Marine, dont la garde étoit confiée à feu M. de Clerambaut Généalogiste des Ordres du Roy. … Ces mêmes dépêches [outre celles de M. le Chevalier de Callières], surtout celles des premiers Gouverneurs, de MM. de Denonville, de Frontenac, de Vaudreuil, de Champigni, de Beauharnois, Raudot & Begon sont d’ailleurs le véritable fond, où j’ai puisé tout ce qui regarde le Gouvernement politique & militaire de la Nouvelle France[66].

Sur cette base, nous concédons qu’un recours au manuscrit de Monseignat, voire de Frontenac, est envisageable, sans exclure pour autant la consultation non signalée de périodiques tels que le Mercure et la Gazette, peut-être trop évidents ou, dans le cas du Mercure, considéré comme trop peu prestigieux pour figurer parmi les sources. Pour faciliter la lecture de cet extrait, nous avons choisi cinq codes : les passages soulignés indiquent les apports de Charlevoix (seulement dans les emprunts identifiés), alors que ceux placés entre [crochets] et {accolades} désignent respectivement des emprunts probables au [manuscrit de Monseignat] et au {Mercure}. Les cas très fréquents de chevauchement sont indiqués {[ainsi]}. À cela s’ajoutent les caractères gras (Bacqueville) et italiques (Lesage).

  1. Charlevoix, Histoire et description générale de la Nouvelle-France, 1744 :

    Le vintiéme de grand matin ils battirent la générale, & se rangerent en bataille. Ils demeurerent dans cette posture jusqu’à {[deux heures après midi]}, criant sans cesse Vive le Roy Guillaume. Alors ils s’ébranlerent, & il parut à leur mouvement qu’ils vouloient marcher vers la Ville, ayant des pelottons sur les ailes, & des Sauvages à l’Avantgarde.

    Il cottoyerent quelque tems la {[petite Riviere]} en très-bon ordre ; mais MM. de Longueil & de {Sainte Helene} à la tête de deux-cent Volontaires leur couperent chemin, & {[escarmouchant de la même maniere, qu’on avoit fait le dix-huit]}, firent sur eux des décharges si continuelles & si à propos, qu’ils les contraignirent de gagner un petit Bois, d’où ils firent un très-grand feu. Les Nôtres les y laisserent, & {[firent leur retraite en bon ordre]}.

    Nous eumes dans cette seconde action deux Hommes tués, & quatre blessés, du nombre de ceux-ci furent les deux Commandans, qui combattirent toujours les premiers avec leur valeur ordinaire ; mais M. de Longueil en fut quitte pour une assez grosse contusion ; {Sainte Helene}, son Frere, voulant avoir un Prisonnier, reçut un coup de feu à la jambe, qui ne parut pas dangereux, il en mourut néanmoins peu de jours après, au grand regret de toute sa Colonie, qui perdoit en lui un des plus aimables Cavaliers, & des plus braves Hommes, qu’elle ait jamais eus[67].

Au-delà du développement maîtrisé de l’épisode, fruit d’un véritable effort de réécriture, Charlevoix laisse des indices formels qui nous permettent d’identifier d’autres sources que le manuscrit de Monseignat (ou ses copies). Le mot Sauvage et le syntagme Sainte Helene, son Frere semblent provenir de Bacqueville ; en fin de compte, la graphie Sainte Helene nous ramène au Mercure, fût-ce par l’entremise de Bacqueville, puisqu’elles sont les deux seules versions à l’employer ; quant à M. de Longueil en fut quitte pour une assez grosse contusion, l’expression se rapproche suffisamment de la version de Lesage pour supposer que Charlevoix a lu son roman. En dépit des sources annoncées par Charlevoix, il apparaît, dans le cadre de cette anecdote, que celles-ci sont avant tout imprimées et que le Mercure galant impose, directement ou indirectement, la version définitive de l’anecdote.

* * *

À l’instar de la désormais célèbre formule de Frontenac, issue de la relation de Monseignat qui a structuré notre propos, l’épisode de la corne à poudre de Monsieur de Longueuil n’est certainement qu’un exemple parmi tant d’autres qui laissent supposer de nombreuses sources inexploitées. Ainsi, en regard du corpus en présence, qui compte plus de 270 000 mots portant sur les Amériques, deux constats fondamentaux se profilent. D’une part, il semble fort probable que le Mercure galant soit très discrètement, directement ou indirectement, repris dans plusieurs textes de la Nouvelle-France, qu’ils soient canoniques ou non. D’autre part, le périodique aurait joué un rôle majeur (mais diffus) dans l’historiographie, à la fois immédiate et plus longue, de la lointaine colonie. Il apparaît alors paradoxalement comme une source à la fois centrale et marginalisée, non seulement du règne de Louis XIV, mais aussi de l’histoire de l’Amérique française. Car, si la relation de Monseignat résout ici un bien petit mystère de l’histoire littéraire, les lieux de sa publication (Paris, Lyon, Hollande) soulèvent des questions essentielles pour la production écrite au sujet de la Nouvelle-France à l’époque coloniale et, plus largement, dans l’historiographie canadienne depuis le 19e siècle. À la lumière de l’anecdote de la corne à poudre de Monsieur de Longueuil, il devient possible de formuler l’hypothèse qu’il existe, en marge du canon (imprimé et manuscrit), un corpus immergé de la Nouvelle-France dont la lecture n’est pas consignée et qui, au fil des siècles, a été oublié. Cela explique pourquoi, même dans la perspective la plus large, le Mercure galant n’est presque jamais cité dans les études littéraires consacrées à la Nouvelle-France[68]. Or, aussi fascinant que gigantesque, émergeant du passé comme une Atlantide insoupçonnée, le corpus américain du Mercure galant (1672-1715) constitue de toute évidence un point aveugle. La redécouverte de cet ensemble d’hypotextes est l’occasion de repenser l’historiographie à l’aune de ses médias, et de mieux prendre en compte ce facteur déterminant dans la manière dont on impose, subrepticement, une certaine écriture de l’événement.