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Depuis une dizaine d’années, plusieurs propositions ont engagé les chercheurs à repenser le rôle de la documentation imprimée dans l’historiographie du premier empire colonial français. Longtemps discréditées car considérées comme une porte d’accès privilégiée au récit — eurocentré — de la vocation coloniale de la France, ces sources peuvent aujourd’hui être relues afin de nous aider à comprendre quels étaient les acteurs qui, en Europe, employaient « la plume et le plomb » (François Moureau) tout en jouant de l’exotisme[1]. Ce regain d’intérêt doit être mis en regard avec l’important travail de réinterprétation des sources administratives qui a permis d’interroger frontalement la nature de l’impérialisme dans les espaces atlantiques[2]. En éclairant les logiques d’acteurs et les dynamiques des institutions engagées de part et d’autre de l’océan, on comprend mieux comment des sociétés coloniales particulièrement complexes se sont organisées, mais aussi l’échec des pouvoirs qui souhaitent en faire des espaces de souveraineté unifiée et réaliser leurs projets impériaux[3]. La « fragmentation des voix de l’autorité[4] » liée aux appartenances multiples des administrateurs et l’impossible maîtrise des expériences de contact résultant de la grande distance ont contribué à une appropriation toujours partielle de territoires et à la sujétion jamais complétée des populations aux autorités métropolitaines.

L’étude de la présence des Amériques dans les sources imprimées en Europe permet de prolonger ces réflexions. Il ne s’agit plus seulement d’analyser la matière de ces sources mais bien de tenir compte de la complémentarité des archives et des pratiques éditoriales dans leurs différentes configurations de production et de circulation. Si les usages de l’écriture au sein des sociétés coloniales sont aussi divers que les multiples acteurs qui y ont recours[5], force est de constater que les documents qui ont traversé l’océan ont été à nouveau appropriés par des acteurs métropolitains aux intérêts variés. Il faut, avec Carlo Ginzburg, traquer les « fêlures » qui permettent d’entrevoir, malgré les habitudes rhétoriques européennes, malgré aussi les dispositifs éditoriaux, des expériences viatiques, des savoirs indigènes ou le résultat de négociations sur le terrain[6]. Des lettres administratives ou personnelles, des nouvelles d’événements ou des témoignages de première main peuvent ainsi connaître une circulation restreinte lorsqu’ils sont archivés par des individus ou des institutions, ou au contraire voir le cercle de leurs lecteurs s’étendre considérablement lorsqu’ils apparaissent dans des livres, dans des périodiques ou même qu’ils sont simplement copiés. L’ensemble des pratiques d’écriture et de publication des savants, des administrateurs, des vendeurs de livres, des courtisans, des hommes de lettres doit donc être considéré.

À ce compte, le Mercure galant pourrait bien nous fournir un échantillon significatif de ces usages ordinaires de l’imprimé pour raconter les Amériques. On sait que Jean Donneau de Visé défend farouchement son privilège pour cet ouvrage mensuel composé de « pièces » éparses dont seule une partie est rédigée par ses soins[7]. Si le rédacteur du Mercure galant invite régulièrement les auteurs à lui envoyer des nouveautés littéraires, des énigmes, et donne des consignes pour les textes généalogiques qu’il reçoit, il ne donne aucune directive particulière en matière de relations de voyages. L’un des intérêts du corpus délimité par Marie-Ange Croft et Kim Gladu[8] est de donner à lire la diversité des acteurs produisant par leur plume des représentations des Amériques et trouvant dans le périodique imprimé un outil adapté à leurs besoins. Du libraire bordelais à la recherche d’un public pour vendre le récit d’un flibustier jusqu’au botaniste dressant des listes d’espèces américaines envoyées en France, de l’officier qui chronique son itinéraire pendant plusieurs mois jusqu’à l’« acte de justice » rendant compte de l’intervention miraculeuse d’Antoine de Padoue dans une tempête (en fait, un texte votif donné à lire, dit Visé, « sans changer seulement un mot »), les scripteurs qui écrivent sur les Amériques sont à l’image du périodique entier : très divers, et les sujets qu’ils abordent tout aussi variés[9]. Faudrait-il penser ces textes comme traduisant une forme d’« opinion publique » sur le domaine colonial, et les prises de parole comme des expressions sélectionnées par le rédacteur du Mercure galant ? Pourtant le périodique a aussi été dénoncé par ses contempteurs comme la voix officielle du pouvoir louis-quatorzien[10]. S’il faut bien voir la main d’agents de l’État royal qui trouvent en lui un moyen commode de revendiquer publiquement la suprématie sur les mers et sur des espaces coloniaux, cet usage quasi-officiel n’est-il pas fragilisé par les textes des autres acteurs et les interventions de Donneau de Visé ?

Cet article vise ainsi à questionner la valeur testimoniale des nouvelles et relations publiées dans le Mercure galant afin de proposer une histoire atlantique de ces documents qui tienne compte à la fois des enjeux de l’écriture des Amériques pour leurs scripteurs et des conditions de publication des textes en Europe. Contrairement à ce qui prévaut pour La Gazette de la famille Renaudot ou les mercures de Hollande, peu de sources extérieures permettent de comprendre le fonctionnement du Mercure galant[11]. Qu’il s’agisse des choix éditoriaux ou des réseaux qui alimentent le périodique en textes, on en est souvent réduit à interpréter la voix du rédacteur au détour d’une phrase de présentation, à donner une signification aux usages que celui-ci suggère, voire à discuter des effets potentiels de la lecture de la revue sur un public à la délimitation incertaine[12]. Aussi, on a procédé ici à partir du dépouillement de trois corpus extérieurs au Mercure galant, tout en se concentrant sur les usages effectifs du périodique imprimé par des acteurs historiques. Il s’agit premièrement des textes qui ont été à la fois archivés par l’administration de la Marine et publiés dans le périodique ; deuxièmement de correspondances entre particuliers évoquant la transmission de documents à l’intention de Donneau de Visé ; troisièmement, des interprétations des textes parus dans le Mercure, données par ses concurrents ou adversaires, et publiées en Hollande. À chaque fois, ces traces indirectes de l’activité du Mercure galant ont permis la constitution de cas qui ont été confrontés aux articles effectivement présents dans l’ouvrage parisien[13].

La voix du bureau de la Marine dans le Mercure galant : contiguïté entre les pratiques d’archives et les pratiques de publication

L’hypothèse selon laquelle le contenu du Mercure galant correspondrait à un récit officiel de la politique louis-quatorzienne peut être soutenue par des preuves archivistiques[14]. Une rapide prospection dans le fonds ancien de la Marine montre en effet que plusieurs textes publiés dans le mensuel y sont lisibles au format manuscrit, et notamment certains qui mettent en scène la Marine royale aux Amériques[15]. Il y a donc une contiguïté entre les écrits de l’administration archivés et le Mercure galant, comme si le périodique conservait un échantillon de ces archives autrement peu accessibles. Par exemple, dans le numéro de mai 1706, un article sur les coups de main de Chavagnac et de D’Iberville aux îles de Saint-Christophe et de Niévès est composé de deux lettres de ces capitaines qui se trouvent aussi dans le fonds des archives de la Marine[16]. Le rédacteur du Mercure n’a eu qu’à y ajouter une courte introduction géographique qu’il dit donner pour divertir le lecteur en attendant que les lettres lui parviennent, comme s’il était en commerce épistolaire avec le lecteur. La lettre manuscrite de Chavagnac, archivée en deux exemplaires avec d’autres documents signés par l’officier, ne présente qu’une différence mineure avec le récit publié : ce dernier est écrit au passé simple là où le document archivé est au passé composé. La lettre de D’Iberville, classée dans le même fonds et rangée après quelques autres documents authentiquement de sa plume, comprend plusieurs corrections manuscrites, assez insignifiantes, qui ont été intégrées dans le périodique. Une telle porosité invite à penser que ces relations de combat, parfaitement adaptées au projet historiographique du Mercure galant, sont sélectionnées au sein de l’administration de la Marine en fonction de ce que l’institution juge opportun de publier et de conserver. Si le récit est jugé conforme, il n’y a qu’à en envoyer une copie à Donneau de Visé. De ce point de vue, les pratiques d’archivage du département de la Marine[17] et les pratiques de publication du Mercure galant sont voisines : il s’agit d’un travail de sélection des documents qui parviennent en France, mais là où l’administration les conserve pour usage ultérieur, le mensuel les met en circulation.

Ces pratiques sont connues des scripteurs qui adaptent leurs textes aux usages potentiels. Le propos peut en effet être fabriqué aussi bien en France par les officiers militaires supérieurs, une fois ceux-ci à l’abri au port, que sur un territoire lointain et communiqué à la faveur des circulations atlantiques, puis éventuellement retravaillé ensuite. Le récit de l’un des grands événements maritimes du règne de Louis XIV, le pillage de Carthagène des Indes, dans l’actuelle Colombie, par la flotte armée en course de Pointis en 1697, représente un cas encore différent. Le résultat de l’expédition de Pointis était en effet attendu par les chancelleries européennes, alors en pleines négociations à Ryswick, ainsi que par les nombreux investisseurs qui avaient participé à l’armement de l’officier[18]. Cette audience forme un public à l’affût, prêt à accueillir et diffuser les nombreuses rumeurs de succès ou d’échec de l’opération. Pour être sûr d’obtenir des informations de première main et de les contrôler, le secrétaire d’État à la Marine, Jérôme Pontchartrain, a demandé au maréchal d’Estrées, alors à Brest, de l’informer particulièrement, et surtout d’empêcher que toute nouvelle ne circule. Le Fort, premier navire de l’expédition entré dans le port, est mis en isolement immédiatement à son arrivée et ses officiers sont interrogés par le maréchal, qui écrit à son supérieur :

Voici la relation des avantures de l’escadre de Mr de Pointis, jusques à la séparation du vaisseau le Fort. Je l’ay dressée avec assez de peine ensuite des questions que j’ay faites aux sieurs Dubuisson de Varennes et de Biesne, mais après leur avoir montré l’ordre qu’elle est, ils sont convenus qu’elle estoit très conforme a tout ce qui s’est passé hormis quelques petites circonstances qu’ils ont eux même oubliées. Je crois qu’on peut compter la dessus pour la vérité[19].

Envoyée de Brest le 9 août 1697, cette relation a vraisemblablement inspiré celle qui se lit, écrite à la troisième personne, dans la Gazette de Paris du 17 août 1697 et cette autre, écrite à la première personne, parue dans le numéro d’août du Mercure galant[20]. Il nous a cependant été impossible de mettre la main sur ce récit évoqué par d’Estrées dans les différents papiers de la Marine et donc de déterminer l’éventuel écart entre le récit élaboré par les acteurs et celui publié par le Mercure galant. Détail absent des récits imprimés, d’Estrées précise dans une lettre à son ministre : « On a adjouté, ce qui n’est point dans la relation, que le gouverneur sur le premier avis avait entretenu mille hommes pendant trois mois, très propres pour la défense, qu’il avait congédiés quinze jours avant l’arrivée de nostre escadre[21]. » Si d’Estrées n’explicite pas les raisons pour lesquelles ce fait est tu dans la relation, on peut supposer que la prise d’une place dégarnie aurait affaibli le récit glorieux du combat et donc amoindri la bravoure des combattants qu’il fallait valoriser. Finalement, le succès de l’opération tient aussi à l’imprévoyance du gouverneur de Carthagène. Le terme « aventures » employé par d’Estrées, qui renvoie à la fois aux actions héroïques ou hasardeuses et à leur mise en récit, doit en effet devenir, une fois publié, « la vérité » : il ne faut donc pas commettre d’impair, car cette vérité sera attaquable et remise en doute, comme on le verra plus bas.

L’élaboration d’un récit par plusieurs acteurs, notamment les officiers du Fort, fait aussi émerger des enjeux en apparence locaux. On sait qu’il est particulièrement important pour les officiers de se distinguer et donc de figurer dans les récits de bataille publiés, où ils peuvent ainsi afficher leur valeur[22]. Dubuisson de Varenne, capitaine du Fort, n’est pas mentionné dans le Mercure galant alors qu’il aurait pu légitimement apparaître comme le garant du témoignage. Cela est dû à la fois au contrôle qu’exerce sur lui le maréchal d’Estrées, qui lui a interdit d’envoyer toute relation, même au ministre, et au caractère suspect de son arrivée avant le reste de l’escadre. En effet, Dubuisson prend soin d’expliquer que s’il n’a pu rester avec les autres vaisseaux alors qu’ils étaient pourchassés par la Navy après avoir pillé le port espagnol, c’était qu’il a été démâté au cours de la bataille. Malgré son explication, le capitaine risque de passer sinon pour un déserteur, du moins pour un officier peu zélé et qui s’en est sorti miraculeusement, aucun navire anglais ne l’ayant pourchassé. Cela pourrait constituer une raison suffisante pour ne pas inscrire son nom dans l’imprimé. Pourtant, il apparaît dans d’autres périodiques : il est mentionné dès le 19 août dans La Gazette d’Amsterdam, dix jours seulement après son arrivée, et surtout dans un long récit, très proche de celui du Mercure, publié à la Haye par les Lettres historiques[23]. Le nom de Dubuisson peut ainsi accéder à l’imprimé, mais il ne peut pas paraître dans de telles circonstances dans le Mercure galant[24]. Le périodique privilégié ne garde pas la trace de la participation de Dubuisson à l’entreprise de Carthagène. Les variations dans les feuilles publiées hors de France montrent ainsi qu’il est possible pour des acteurs extérieurs au monde des auteurs d’être intégrés malgré tout dans les différents récits d’« histoire du temps présent » publiés et produits à partir de nouvelles à l’origine commune.

La seule impression de quelques récits conservés aux archives de la Marine ne suffit pas à faire des périodiques privilégiés de simples relais de décisions ministérielles en matière de communication. Dans l’un des rares textes hors des pages du Mercure galant où il rend compte de son rapport aux autorités — au cours d’un long développement sur la nécessité d’augmenter sa pension —, Donneau de Visé insiste tout particulièrement sur l’autonomie éditoriale dont il jouit :

Si j’avois le temps de faire ma cour [le Mercure galant] me pourroit servir ; mais hors la maison royale, je n’ay veu Messieurs les ministres qu’une fois et ils m’ont exhorté de continuer. Ils le lisent et Monsieur le chancelier le lit chaque mois jusques a la derniere ligne, et il me sert tous les jours de luy mesme contre ceux qui veulent entreprendre sur mon Privilege. Je croy le Mercure utile puisqu’on y ajoust foy dans les pays étrangers quoiqu’avec chagrin[25].

Le chancelier Séguier, figure incontournable de la censure à l’époque de Louis XIV, est effectivement bien plus occupé à protéger le Mercure galant des ouvrages qui voudraient le contrefaire qu’à le relire avant son impression. Donneau de Visé sait que s’il y a contrôle, il n’est effectué qu’a posteriori. La relecture scrupuleuse que peuvent faire les secrétaires d’État des deux périodiques privilégiés a été maintes fois signalée, La Gazette fonctionnant ici comme le Mercure galant. Dans leurs réactions outrées, les secrétaires d’État tendent à réclamer davantage d’autocontrôle de la part des journalistes plutôt que de prétendre tenir la plume eux-mêmes. Pontchartrain regrette ainsi que « le public soit si bien informé », et s’il écrit au propriétaire de La Gazette, Eusèbe Renaudot (1648-1720), de ne « rien comprendre dans vos gazettes concernant la Marine » qu’il ne l’ait vu auparavant, cette demande reste lettre morte[26]. Assurer la communication du secrétariat de la Marine au quotidien n’est pas du ressort d’un si haut personnage. La présence des secrétaires d’État auprès du roi rend difficiles les allers-retours à Paris où ceux qui font commerce de nouvelles travaillent aussi dans l’urgence. En revanche, tancer Renaudot ou Donneau de Visé est sans doute un moyen d’action très efficace pour les amener à l’autocensure[27]. Comme l’urgence de publier des nouvelles est un principe supérieur à celui d’une relecture scrupuleuse avant impression, l’administration royale laisse les auteurs de périodiques interpréter sa politique pour y satisfaire au mieux, ce qui apparaît d’autant plus facile que le texte à l’origine des récits est déjà adapté à son éventuelle publication.

Le cheminement des textes : transmetteurs et  « portiers »

Aussi bien pour le Mercure que pour La Gazette, les rares cas où l’on peut suivre précisément les documents arrivés à Paris jusqu’à leur publication font apparaître quelques intermédiaires auxquels des voyageurs ont adressé leurs textes. Les sources ne suffisent toutefois pas à mesurer l’influence que ceux-ci ont pu exercer sur les textes publiés. Deux de ces intermédiaires nous semblent toutefois centraux : l’abbé Claude Bernou (1638-1716) et Esprit Cabart de Villermont (1628-1707). Le premier, rédacteur de La Gazette entre 1678 et 1716, est la cheville ouvrière d’un réseau d’information. Chez lui, d’après Cabart de Villermont, se tient « Tous les jours une petite assemblée d’une douzaine de ses amis, où [il va] assez souvent, … où il se parle de nouvelles aussi bien que de littérature[28] ». Ce groupe n’est pas spécialisé dans les questions américaines. Bernou s’y est intéressé par la force des choses car son statut, très flou, de secrétaire d’Eusèbe Renaudot, lui-même conseiller de la famille Colbert, l’a contraint à écrire sur ces matières[29]. Cabart de Villermont a beaucoup voyagé dans l’espace atlantique autour des années 1650 et participé à un projet d’implantation française en Guyane avant de devenir rentier au milieu de la décennie 1660[30]. De retour à Paris, il passe pour un expert de l’actualité et des savoirs sur le monde. L’un des participants de l’« assemblée » de Bernou écrit à son propos :

Grand nouvelliste qui escrivait à des ambassadeurs, prélats, etc., et en reçoit. Il va auj[ourd’hui] 1699, et depuis quelques temps disner tous les vendredis chez Mr de Visé, auteur du Mercure galan aux galeries du Louvres à Paris[31].

Cabart de Villermont pourrait donc bien être l’un des transmetteurs des relations lorsqu’elles n’impliquent pas directement l’administration parisienne de la Marine. Lui et Bernou ne sont pas hiérarchiquement soumis au secrétariat d’État à la Marine, mais ils y ont « beaucoup de commerce » avec leurs « amis particuliers » du « bureau » — pour reprendre les termes employés dans une lettre[32]. Cela se joue donc à proximité des bureaux parisiens des familles ministérielles, lesquels se trouvent dans les hôtels particuliers autour de la place des Victoires, non loin du Palais- Royal[33].

On trouve plusieurs mentions de Donneau de Visé dans la correspondance de Cabart de Villermont qui concernent effectivement la circulation de documents. La plupart impliquent l’intendant de Rochefort, Michel Bégon (1638-1710). Apparenté à Colbert, ce dernier (le père du futur intendant de la Nouvelle-France) est une figure clé de la politique maritime et coloniale de Louis XIV. Intendant des îles d’Amérique entre 1682 et 1685, il y a notamment écrit un des mémoires préparatoires à la promulgation de l’Édit sur la police des Îles de mars 1685[34]. Revenu en France, il sert comme intendant des galères à Marseille puis, quelques années après, comme intendant du port de Rochefort. Ce port, voulu par Colbert, devient sous sa conduite l’une des principales portes vers l’Amérique[35]. Bégon n’a pas de difficulté à faire paraître des textes dans le Mercure galant, lui-même y apparaissant nommément huit fois entre 1686 et 1708, souvent à l’occasion de cérémonies organisées par ses soins[36]. Bégon, par le truchement de Cabart de Villermont, fournit aussi des nouvelles aux individus assemblés chez Bernou, et l’on peut même retrouver des extraits de ses lettres directement imprimées dans La Gazette. En revanche, il n’a pas été possible de découvrir, dans ses archives ou celles de ses correspondants, des documents concernant les mondes américains publiés dans le Mercure galant. Si leurs copies se sont perdues, il est néanmoins possible de suivre leur cheminement. Lorsqu’il s’agit pour Bégon de transmettre des textes à Visé, c’est toujours Cabart qui est sollicité. Celui-ci écrit par exemple à l’intendant : « J’ay receu monsieur de votre part [le paquet] qui contient le mémoire de feu Mr Jolly que j’ay moi mesme porté & recommandé à Mr de Vizé pour estre mis dans le mercure de ce mois qui se donnera le 1er may ce qu’il m’a promis de faire[37]. » Rien n’est dit, dans cette allusion, du contenu du mémoire concernant Edme Joly, ni des raisons qui poussent Bégon à demander sa publication. Il s’agit en fait de la nécrologie du supérieur des missions, proche de Vincent de Paul et qui avait obtenu la création du « séminaire des aumôniers des vaisseaux » installé à Rochefort[38]. La nécrologie rappelle aussi la fondation d’une mission à la cour, pour les gardes du roi, et à Saint-Cyr, dans l’institution célèbre dédiée à l’instruction des jeunes filles. Impossible de dire si c’est bien Bégon qui a rédigé l’ensemble de la nécrologie, mais il a en tout cas trouvé le moyen, à l’occasion de cet hommage, de rappeler l’existence de Rochefort aux lecteurs du Mercure galant et de l’associer aux prestigieuses missions de la cour. Une telle publication n’est donc pas passée entre les mains des commis du bureau de la Marine. Pourtant, elle émane bien d’un de ses membres et permet de valoriser l’institution.

Si la publication de ce document était urgente, s’agissant d’une nécrologie, et que celle-ci a, par conséquent, été mise sous la presse en seulement quelques jours, d’autres textes semblent avoir connu un cheminement bien moins rapide. Ainsi, le 1er février 1704, l’intendant de Rochefort écrit à Cabart de Villermont : « Vous pouvez donner à Monsieur de Vizé, si vous le jugez à propos, la petite relation des Abenaquis[39]. » Puisqu’il s’agit d’une mention isolée, il est difficile d’affirmer que cette transmission vaut effectivement demande de publication, ni même que celle-ci ait bien abouti. De fait, on trouve bien une relation des Abénaquis dans le Mercure galant de janvier 1705, écrite vraisemblablement par Monseignat, l’ancien secrétaire de Frontenac[40]. Elle est datée du 30 octobre 1703, ce qui est, compte tenu des temps de transport, compatible avec sa réception à Rochefort en février 1704. S’il s’agit bien de ce texte, les transmetteurs (Bégon, Cabart) n’ont donc pas jugé qu’il avait besoin d’être publié rapidement puisqu’il ne parut qu’une année après. Mais ils ont pris soin de le faire circuler sous forme manuscrite au préalable et d’en garder une copie dans les archives de la Marine. Rares, ces quelques éléments dans la correspondance attestent en tout cas d’une circulation de documents à destination du Mercure galant par un chemin non institutionnel — même si on trouve des membres de la Marine à plusieurs étapes.

En plus d’être des relais, Cabart de Villermont et Bégon apparaissent également comme des « portiers » (gatekeepers), c’est-à-dire qu’ils choisissent ce qui peut ou non être publié. À propos d’un texte que lui a fourni un de ses correspondants au sujet du taret qui gangrène les navires, Cabart de Villermont déclare :

Je ne donneray point à l’autheur du mercure [Visé] l’article de la conque trouvée dans le Brillant car je crois qu’il est inutile d’apprendre au public que de pareils vers s’engendrent dans le port de Toulon[41].

Soucieux des « reflets », pour reprendre un terme employé dans une lettre précédente[42], que les publications peuvent jeter sur la réputation de la Marine, Cabart les filtre avec soin. Les textes de Bacqueville de La Potherie retrouvés dans le Mercure galant par Marie-Ange Croft et Marie-Ève Lajeunesse-Mousseau ont circulé au département de la Marine. Mais au début de l’année 1704, Bégon fait parvenir à Cabart un texte de Bacqueville, qui, s’il était destiné à la publication, n’a pas eu le succès escompté :

Vous trouverez ci-jointe une Relation que M. de la Potherie m’a envoyée de l’expédition des Anglois à la Guadeloupe, qu’il me prie de vous faire voir, et de vous prier de l’envoyer à Mademoiselle sa soeur, aux Filles de la croix, rue Saint-Antoine ; la lettre qui accompagnoit cette relation est du 20e de juillet, je ne l’ay receue qu’hyer et j’ay trouvé la lecture de ce récit très ennuyeuse, ne m’ayant rien appris de nouveau. Je donnerai avis à Mademoiselle de la Potherie que vous prendrez la peine de la lui envoyer aussitôt que vous l’aurez leuë[43].

L’événement évoqué — l’attaque et le pillage par les Anglais des plantations de Guadeloupe — date du printemps 1703[44] et a déjà été raconté sommairement par La Gazette en juillet de la même année. Son rédacteur précisait même qu’il avait enfin reçu les nouvelles « que les ennemis publient depuis si longtemps[45] ». Bacqueville de La Potherie pense peut-être rendre service à Bégon en lui fournissant des détails sur une affaire qui n’est pas favorable aux armées royales, mais il n’a pas cherché à se démarquer en lui accordant la primeur de la nouvelle, ni à l’adapter pour une éventuelle publication. L’explicitation par Bégon des étapes d’une circulation qu’il souhaite avant tout familiale — et non institutionnelle — et de pratiques qui n’encouragent pas la dissémination du récit (Cabart de Villermont ne doit garder la relation que le temps de la lire) contrastent avec la relation des Abénaquis précédemment évoquée qui peut être partagée avec d’autres. Cabart de Villermont apparaît donc non seulement comme un relais entre les désirs de publication des membres influents de la Marine et le Mercure galant, mais aussi comme un individu à qui on peut confier des textes embarrassants avec confiance.

L’abbé Bernou met lui aussi la main au Mercure galant. Ce fait nous est confirmé par une lettre relative au cas de Cavelier de La Salle écrite vers 1680. L’abbé a en effet gagné la confiance de cet explorateur en se spécialisant, par une connaissance livresque de la géographie américaine, dans la rédaction de projets d’expéditions ultramarines. Avec le propriétaire du privilège de La Gazette, Eusèbe Renaudot, dont il est le secrétaire, il cherche à faire connaître les découvertes de Cavelier de La Salle pour favoriser ses tentatives d’exploration. Cabart s’inquiète de l’usage que Bernou fait des lettres que ce dernier lui transmet, révélant par là-même la façon dont ils travaillent ensemble :

J’aurois tout quitté, Monsieur, pour aller vous prier de ne rendre point circulaire, malgré moi, contre mon intention et le bon sens, et la bonne foi, une lettre particulière, que vous ne m’avez demandée que pour relire et que je ne vous ai laissée que pour cela seulement et non pour la copier. Mr de la Sale et l’auteur de la lettre sont également de mes amis. … Je ne me serois jamais avisé de vous prier, en vous prestant cette lettre, de ne la pas copier de crainte de dire une chose superflue à une personne que j’ai jusques ici crue capable de faire aux autres des leçons sur le bien vivre entre ami et sur ce qu’ils se doivent mutuellement les uns aux autres. J’espère Monsieur après que vous y aurez un peu fait de réflexion, [que] vous voudrez bien Monsieur non seulement ne soustenir point la stérilité du mercure galant par le risque que vous me feriez courir de perdre deux amis à la fois, en le grossissant de ma lettre, mais que si vous en avez fait une coppie vous me l’enverrez de bonne foi et supprimerez mesme dans votre mémoire tout ce dont le rapport à Mr de la Sale peut le mettre aux épées & aux couteaux avec celui qui me l’a escrite[46].

Au-delà de l’affaire même, sur laquelle les détails manquent, ce passage donne un aperçu des pratiques d’écriture et de lecture qui ont cours chez Bernou. On lit des lettres, on s’en prête, on en copie et, surtout, on fait confiance aux uns et aux autres pour être assez avisés sur le choix de rendre publique ou « circulaire » une information. Sans ambiguïté, c’est bien l’abbé Bernou qui apparaît ici comme capable de fournir des textes au Mercure galant. Si Cabart de Villermont a commis une indiscrétion en faisant circuler la lettre d’un de ses informateurs, l’affaire pourrait à ses yeux prendre une importance considérable si le texte paraissait dans le périodique : il risque en effet de perdre un informateur. La réponse de l’abbé Bernou est immédiate et sans détour sur le même feuillet : il assure ne rien donner au périodique sans avoir bien pesé le pour et le contre. Eusèbe Renaudot prend aussi la plume pour soutenir son protégé Bernou. Cet épisode n’est que le premier du complexe rapport à la publicité des projets de Cavelier de La Salle. Bernou écrit ensuite, à partir de plusieurs lettres de l’explorateur et de son lieutenant, Henri de Tonty, un livre qui sera finalement publié par le récollet Hennepin qui l’avait approché[47]. En dehors des commis de la Marine, il y a donc bien des acteurs qui réfléchissent à ce qu’ils peuvent ou non publier en fonction de plusieurs paramètres : relations interpersonnelles, opportunité politique et, finalement, choix éditoriaux. Le Mercure galant doit rester « stérile » sur le sujet de Cavelier de La Salle — et, en effet, il l’est jusqu’en 1684. Cette année-là, les projets d’établissement dans le golfe du Mexique sont publiés par les journalistes de Hollande, qui donnent les détails d’une entreprise risquée et secrète[48]. Ce n’est pourtant pas les risques liés à la révélation de l’opération qui, en 1681 déterminent l’action de Cabart, mais bien sa connaissance personnelle d’un individu qui avait rendu compte de faits nuisibles à Cavelier de La Salle. De ce point de vue, le contrôle des publications est tributaire des appartenances et des fidélités des acteurs de part et d’autre de l’océan.

Comment mesurer l’efficacité de ces portiers ? Peut-être par l’absence de leur influence dans le second Mercure galant. En octobre 1711, le périodique, que Charles Dufresny (1648-1724) a repris après la mort de Donneau de Visé l’année précédente, présente un « Extrait d’un manuscrit de voyage entrepris par quelques François[49] ». Des aventuriers partis à la découverte « il y a quelques années » auraient, au hasard de la descente d’un fleuve sur leurs canots, découvert une nouvelle région au sud-ouest du pays des Illinois. Ils y ont rencontré un peuple très amical, les Escanibaa. Leur roi est un descendant de Moctezuma et ils vivent dans des villes. Leur capitale est dominée par un palais royal démesuré et entièrement bâti en or, or dont ils font le commerce avec les Japonais, organisant régulièrement une caravane de « plus de trois cens boeufs tous chargez d’or ». Les Escanibaa savent écrire, leur armée est disciplinée, mais elle ne connaît pas la poudre à canon. Le territoire est fertile et le roi offre à ses invités de l’or en barre. Difficile de trouver des témoins de cette découverte car en revenant vers la Nouvelle-France, « la plupart de nos François furent massacrés aux embouchures du fleuve saint Laurent, par un forban Anglois », nous apprend le rédacteur du Mercure galant qui ne donne aucune datation sur le voyage.

Lorsque ce texte est imprimé, Bégon et Cabart de Villermont sont morts. Ils n’auraient eu aucun mal à reconnaître un voyageur que le premier, en tant qu’intendant de Rochefort, avait interrogé en 1700 : Mathieu Sagean. S’il ne s’agit pas ici de revenir sur cette petite séquence, déjà étudiée dans le détail par Pierre Berthiaume[50], il est toutefois remarquable que le récit de Sagean ait circulé sous forme manuscrite bien avant sa publication dans le Mercure galant. Il y en a notamment une copie dans les papiers de Bernou[51]. Cabart de Villermont en avait une aussi et l’avait comparée aux autres, car Bégon n’avait pas voulu lui envoyer l’interrogatoire complet :

Dans l’extrait que j’ai de Mathieu Sagean il n’est point fait de mention de ce que ces 3000 boeufs rapportent aux Conibo pour échanger cet or et je vois que vous pourriez bien, Monsieur, sans prévarication me faire la grâce de m’éclaircir cette circonstance, je vous supplie Monsieur de vouloir bien faire celle [la grâce] à Mr d’Iberville de lui rendre le mot que je prends la liberté de mettre ici pour lui[52].

D’Iberville, mentionné dans la lettre ci-dessus, intervenait à double titre. Il était celui qui avait réussi à fonder un fort à l’embouchure du Mississippi, là où La Salle avait échoué. C’était donc une figure d’autorité susceptible de valider certains éléments mentionnés par Sagean. En outre, Canadien né en Nouvelle-France, il était capable de confondre Sagean. L’emploi du terme prévarication atteste des enjeux : ce récit n’avait rien de plaisant alors. La découverte d’un circuit commercial intégrant le Japon était susceptible de bousculer la géographie des circulations vers l’Asie. On ne croyait sans doute pas aux palais dorés de l’explorateur, mais il y avait peut-être des informations à tirer de lui. « Si ce fait est vrai, conjecturait alors Cabart de Villermont, il servirait à me confirmer dans l’opinion que j’ai que les 4 parties du monde ne font qu’un même continent[53]. »

Où le nouveau rédacteur du Mercure, Dufresny, a-t-il trouvé ce texte qu’il publie onze ans après ? Probablement dans les papiers de Bernou ou de Cabart, leurs copies étant les seules qui mentionnent la caravane des boeufs — au nombre de 3 000 dans la lettre, devenus 300 dans le Mercure. Dufresny peut alors donner le texte à lire comme une histoire plaisante ; assurément, les enjeux de sa publication ne sont plus les mêmes si les individus intéressés dans la Marine et qui surveillaient Sagean ont disparu. L’une des innovations de Dufresny est en effet de séparer le périodique en deux parties distinctes : il s’ouvre par la « littérature » et se clôt avec « les nouvelles ». La réécriture de Sagean est classée en littérature. Dans ce cas, seul l’exotisme du récit présente un intérêt aux yeux du rédacteur[54].

Configurations polémiques et engrenages de publication

Revenons à l’époque de Visé. L’effort fourni par les intermédiaires pour contrôler ce qui paraît dans le Mercure galant et, plus généralement, tous les écrits d’actualité sur les Amériques — imprimés ou manuscrits — susceptibles de circuler est émoussé par la fragilité des communications et par la lenteur des vérifications par-delà les océans. Or, dans le contexte géopolitique de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), fait de guerres et de négociations, où l’économie de l’honneur des belligérants, des militaires et des négociateurs a partie liée avec le marché de l’actualité, tout ce qui est publié est potentiellement transformé en polémique[55]. Que les différents périodiques d’information puisent aux mêmes sources, voire qu’ils se copient mutuellement et ne s’en cachent pas, n’est guère étonnant. Plutôt que de penser ces copies comme du plagiat, il convient plutôt d’y voir un effet du positionnement du Mercure galant, qui affirme son statut de récit officiel — ce qu’il n’est pas exactement —, suscitant pour cette raison des insinuations ou des commentaires explicites par ses adversaires.

Le cas précédemment évoqué du pillage de Carthagène des Indes a ainsi donné lieu à quantité de rumeurs, démenties par l’arrivée du récit de l’officier du Fort. Au coeur de la période d’incertitude, avant l’arrivée de la nouvelle, le rédacteur des Nouvelles d’Amsterdam, Tronchin Dubreuil, avertit :

On est presentement dans l’attente des nouvelles de l’Amerique, qui interessent tout le commerce en general, Amis et enemis sans exception, et qui par consequent effacent et font presque oublier toutes les autres nouvelles de la guerre et de la Paix. Depuis les avis qu’on a reçus de l’arrivée de l’Escadre de Mr Pointy a la Côte de St Domingue, on est en peine de savoir le dessein et le succès de son expedition. Et comme pendant l’obscurité de la nuit on est sujet à de fausses craintes, de même dans l’incertitude d’un évenement éloigné on est souvent livré à de fausses alarmes, par des bruits sans fondement que le caprice ou l’intérêt particulier font répandre dans le public[56].

Ce type de remarque devient de plus en plus fréquent dans la presse hollandaise et contribue à former le lectorat aux spécificités de l’information politique, en lui enseignant à se méfier des nouvelles extraordinaires, notamment lorsqu’une négociation diplomatique — ici, celle de Ryswick — est en cours[57]. Or, pour le rédacteur de ce texte, il ne fait guère de doute que ce sont les périodiques privilégiés parisiens qui sont les plus susceptibles de broder et de tromper. Au moment de la publication par le Mercure galant du récit du Fort, évoqué plus haut, le démâtage du navire n’a pas échappé au regard critique du gazetier hollandais et devient automatiquement un détail parmi d’autres qui suggère une issue différente à l’expédition :

On ne dit point comment il [le vaisseau le Fort] a été démâté, ni de quelle manière il s’est séparé de l’Escadre dans une occasion si importante, & on passe sous silence plusieurs autres particularités qui seroit necessaire de savoir pour mieux juger de cette nouvelle. Il ne sera pas difficile de pénetrer la cause de ce silence, s’il est vrai, comme les lettres d’Angleterre l’ont dit ci-devant, & le disent encore sur le raport d’un Vaisseau venu des Barbades, que le Vice Amiral Nevil, ait battu l’Escadre Françoise, pris ou coulé à fond la plupart des Vaisseaux, & dispersé le reste[58].

Autant par méfiance vis-à-vis des nouvelles françaises que par un effort de raisonnement, l’auteur des Nouvelles Extraordinaires d’Amsterdam essaie ici de proposer un récit avec des informations contradictoires et manifestement incompatibles. Parce qu’il n’y a pas de détails sur le démâtage du navire, il faut accorder un plus grand crédit à la nouvelle (fausse) qui a été publiée à Londres du succès de la flotte de l’amiral Nevell contre Pointis. On peut le comprendre : dans le flou de l’événement, le rédacteur s’attache aux détails des textes pour ratiociner en évitant soigneusement de mettre sur un pied d’égalité les nouvelles parues en France et en Angleterre. Mais l’essentiel est là : le récit du Fort, conçu par d’Estrées et Dubuisson, s’était concentré sur la prise de Carthagène. La prise de cette cité sud-américaine était désormais acceptée comme « vérité », pour reprendre le terme d’Estrées, y compris par les adversaires du Mercure galant. Le suspense lié au retour en France de Pointis devient la nouvelle question sur laquelle le commentaire politique va se concentrer. L’opération française en Amérique a été une réussite militaire, mais Tronchin Dubreuil ne l’écrit pas.

Les textes quasi officiels portant sur l’Amérique publiés par le Mercure galant subissent paradoxalement une critique moins forte que ceux envoyés par des particuliers pour leur propre convenance. Il faut dire que ces textes n’ont pas toujours été suffisamment adaptés. Après les premières expéditions de D’Iberville de 1697-1700 dans ce qui est en train de devenir la Louisiane, l’un de ses officiers, le chevalier de la Haute-Maison, enseigne sur la Renommée[59], fait parvenir au Mercure galant à son retour à Rochefort, une lettre adressée à un personnage inconnu, vantant leur découverte. Le modèle d’écriture pourrait avoir été empruntés aux Lettres annuelles des jésuites tant le rédacteur insiste sur le paganisme des Amérindiens rencontrés. Mais il s’agit aussi pour lui d’afficher une situation d’interlocution avec un lecteur idéal :

En montant ce Fleuve [le Mississippi] on rencontre plus de cinquante Nations de Sauvages, tant sur les bords qu’aux environs. La plus nombreuse ne va que jusqu’à mille hommes. Ces peuples sont d’une taille avantageuse, sans aucune Religion. Ils se font souvent la guerre pour la possession des femmes. Nous tombâmes en poussant nostre découverte, chez une de ces Nations, qui eut la bonté de nous sauter sur les épaules à nostre arrivée en signe de paix, et qui poussa la civilité jusqu’à nous bercer toute la nuit. Il fallut passer par ce fâcheux cérémonial de crainte de pis. Nous leurs vîmes jeter trois enfans dans le feu en sacrifice au sujet du Tonnerre. Ils en auroient sacrifié sept suivant leur coûtume, si nous ne leur eussions fait entendre qu’une action si barbare irritoit le grand Chef, plutost que de l’apaiser. Ils conservent encore quelques restes de l’ancien Paganisme comme de tuer un nombre d’hommes et de femmes à la mort de leur Chef, pour lui tenir compagnie, et il faut estre de la faveur pour obtenir la permission de suivre le Mort en l’autre monde, ils assomment aussi les Vieillards par principe de charité, et ils en conservent soigneusement les os dans un Temple en forme de dôme, où un feu sacré brûle nuit et jour, pour honorer leurs Morts. Un d’entre eux poussé de son Manitout, qui est son esprit familier, m’ayant regardé fixement, me dit qu’un grand Chef devoit contribuer à ma fortune. Je vis bien qu’il vouloit parler d’un grand Chef d’Ordre, ce qui me fit aussi tost jeter les yeux sur V.G. [Votre Grandeur]. Il ne tiendra qu’à vous, Monseigneur, de le faire passer pour un second Nostradamus[60].

Un tel texte a bien été conçu pour être publié dans le Mercure galant et créer une situation de connivence entre son auteur et le destinataire anonyme. En effet, le ton ironique avec lequel est évoquée la possibilité de faire d’un manitou un « second Nostradamus », à condition que le destinataire de la lettre prenne sous sa protection ce chevalier de la Haute-Maison, n’est pas sans rappeler les épîtres dédicatoires qui procurent aux auteurs de nombreux avantages. À la fin de son texte, l’auteur ajoute même qu’il « souhaiter[ait pour son protecteur], la Vice-royauté de cette cote sans résidence ». Visé précise dans le chapeau qui précède la lettre : « on ne m’a point dit à qui elle est adressée[61]. » Peut-être s’agit-il d’une manoeuvre d’un des ordres missionnaires pour se voir confier un nouveau territoire de mission. Peut-être l’anonymat du destinataire signifierait alors que la décision d’une telle attribution n’est pas prise. Peut-être au contraire que ce destinataire existe bien et que le chevalier de la Haute-Maison utilise l’imprimé pour lui faire sa cour.

On ne trouve pas trace de ce texte dans les rapports des expéditions de D’Iberville conservés au dépôt de la Marine. Il ne s’agit donc pas d’un texte validé par les autorités, mais il apporte la nouvelle du succès du projet d’implantation de D’Iberville dans le golfe du Mexique. C’est à ce titre que le rédacteur des Lettres historiques, vraisemblablement Jean Dumont, republie ce texte à Rotterdam dès le mois suivant sans en changer une seule ligne. Il le fait précéder, comme le rédacteur du Mercure galant, d’un chapeau qui est supposé, cette fois encore, aider le lecteur à se faire un avis sur le texte. Celui-ci commence par la déformation d’une nouvelle — d’Iberville n’est pas mort mais revenu malade de son voyage — avant de présenter une critique vitriolique sur l’invraisemblance du propos :

Le bruit court que Monsieur d’Iberville est mort à la Rochelle. Si cela est la decouverte du Mississipi n’en ira pas mieux. Je vous envoye cy inclus une Lettre écrite de Rochefort le 23 Août à une personne de qualité à Paris & qui contient une petite Relation du dernier voyage de Monsieur d’Iberville. A dire vrai elle n’est pas extremement conforme à ce que Monsieur de la Sale & le Pere Hennepin en ont écrit cy devant & l’on y trouve de certaines circonstances qui sentent un peu l’embellissement & la lecture. Tels sont les enfans immolez dans le feu comme ceux des anciens Gentils dont parle l’Ecriture. Les hommes & les Femmes que l’on tue à la mort du Roi, comme en quelques endroits des Indes, les Vieillards que l’on assomme par principe de charité comme autrefois dans l’Ile de Cos & la guerre pour la possession des femmes dont on trouve quelques exemples dans l’histoire Grecque & Romaine. Je m’étonne que l’Auteur n’y ait ajouté les sacrifices des victimes, je veux dire des hommes faits qui se pratiquoient autrefois à Rhode, à Carthage, à Marseille & ailleurs ; & la prostitution des femmes à titre de culte Religieux comme en Phenicie, en Cypre & à Babilone. Mais aprés tout peut être que ma critique n’est point icy à propos. Il n’est pas impossible que le Démon ait inspiré aux sauvages de l’Amerique les mêmes abominations qui ont été pratiquées par les Payens de notre Continent & si Monsieur de la Sale & le Pere Hennepin n’en ont rien dit dans leurs livres il se peut faire aussi qu’ils n’en ont pas eu connoissance. Voici donc la Lettre telle qu’elle a été publiée, Je suis Cependant Monsieur &c[62]

En révélant les modèles d’écriture qui ont inspiré la lettre publiée dans le Mercure galant et en les confrontant à d’autres récits d’exploration qui n’y ont, selon le rédacteur des Lettres historiques, pas recours, ce dernier suggère un mode de lecture qui déjoue la supposée efficacité rhétorique des relations missionnaires notamment jésuites[63]. Il accorde du crédit à ceux qui sont allés sur les lieux et ont témoigné de ce qu’ils avaient vu, tout en rejetant le point de vue de ceux qui n’ont écrit qu’à partir de leurs « lectures ». Sans aller jusqu’à nier l’existence du voyage, le rédacteur insinue un doute quant à la réalité des observations portées par le chevalier de la Haute-Maison. À l’inverse, les récits de voyage de Hennepin, prêtre récollet qui avait accompagné Cavelier de la Salle au début de ses expéditions, étaient attaqués sans cesse par le groupe de Bernou depuis la publication de son récit en 1697 surmonté d’une épître à Guillaume d’Orange[64]. Tout au long des lettres envoyées aux membres les plus éminents de la République des Lettres, les proches de Renaudot lui reprochaient d’avoir plagié Bernou, d’avoir produit un texte incomplet et même d’être un crypto-réformé[65]. On ne s’étonnera donc pas de voir Jean Dumont considérer Hennepin comme une référence, remuant la plume dans la plaie. Les modalités de la mise en scène des Amériques dans la presse périodique sont ainsi devenues le reflet des conflits européens, non seulement parce que la presse est contrôlée par les autorités, mais aussi parce qu’il est possible pour les voyageurs de faire de ces territoires disputés une ressource pour l’écriture en jouant sur l’exotisme.

* * *

Le Mercure galant a été publié sans interruption sous la supervision de Donneau de Visé entre 1678 et 1710. Le traitement pendant trente-deux années d’une actualité scrutée par le pouvoir ne saurait obéir à une logique immuable. Dans cet article, on a déterminé les lieux — le bureau de la Marine, les correspondances des nouvellistes et les périodiques hollandais — à partir desquels il était possible d’observer l’activité du Mercure galant plutôt que son fonctionnement lui-même, lequel reste encore opaque. Deux conclusions peuvent cependant être tirées de ce travail.

L’autocontrôle dont les officiers de la Marine font preuve au moment où ils écrivent, tâchant de produire une « vérité » acceptable pour leur secrétaire d’État, montre qu’ils savent que leurs textes peuvent connaître une circulation large ou restreinte, que celle-ci peut aussi bien s’arrêter immédiatement, leur texte disparaissant dans les archives du département, qu’être démultipliée par des copies, manuscrites ou imprimées, et qu’il ne sera plus possible d’en contrôler la diffusion. Les acteurs impliqués dans la Marine et les colonies américaines sont ainsi poussés, lorsqu’ils font un récit, à exploiter les potentialités (l’affordance) du Mercure galant. Loin d’être libre, la parution emprunte ensuite deux voies distinctes. La première passe par le secrétariat de la Marine, qui décide de publier certains documents qu’il reçoit. La seconde est parallèle, mais elle implique de franchir la lecture scrupuleuse de spécialistes de l’information comme Cabart de Villermont et Bernou. Peut-être moins rapide que la publication par le département, cette voie permet en tout cas à des individus qui n’ont a priori pas accès à l’imprimé de se faire un nom comme informateur grâce à ces nouvellistes. Les agents de la Marine entendent les appels à textes de Visé tout autant que les hommes de lettres. Aux côtés des historiographes pensionnés et des poètes de cour, ils se font publier et affichent ainsi leurs ambitions, leurs intérêts, leurs actions tout en s’intégrant, adroitement ou non, au récit du règne de Louis XIV. L’écriture est ainsi plus qu’un témoignage des événements, elle est l’événement même, celui qui sera approprié et rendu signifiant par les contemporains, le mouvement initial qui va produire une chaîne d’actions[66].

Deuxième conclusion : lorsqu’il publie ces pièces, le Mercure galant en fait le commentaire, ce qui permet de réduire la gamme des interprétations possibles des événements relatés. Cette technique d’écriture est rapidement reprise et détournée par les concurrents hollandais — ici représentés par les Lettres historiques attribuées à Dumont et par la Gazette d’Amsterdam de Tronchin Dubreuil. La reproduction de textes publiés dans le Mercure galant au sujet des Amériques a souvent une visée pédagogique[67]. En se concentrant sur les détails, ces rédacteurs montrent le travail d’information et d’écriture effectué à Paris. Selon eux, cela révèle l’intention manipulatrice des autorités françaises. Pourtant ces auteurs emploient sans scrupules les mêmes procédés pour leurs propres textes, mais justement leur journalisme s’élabore dans l’analyse et le commentaire du récit et non dans la seule élaboration et transmission du récit. Disons-le autrement : ces journalistes rendent sensible à leur lectorat qu’il a sous les yeux, avec les récits du Mercure galant, des événements d’écriture situables, pensés, organisés, bref des traitements de l’actualité.

Un prolongement possible à ces deux remarques sur les pratiques d’écriture consisterait à les articuler avec une analyse du discours sur l’Amérique dans le Mercure galant. On peut d’ores et déjà émettre l’hypothèse qu’on n’y trouverait probablement pas un discours unifié, tant les intermédiaires sont nombreux et les situations d’écriture diverses. Paradoxalement, malgré la centralisation de la presse périodique privilégiée, celle-ci échoue à façonner une représentation enviable des colonies en engageant les acteurs métropolitains à s’y intéresser autrement que comme un lieu où mettre en scène la gloire militaire, l’activité missionnaire et, finalement, l’écriture littéraire.