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La fresque sociohistorique qu’a rédigée Jean-Philippe Warren constitue, à l’image du sujet abordé, un objet hybride. L’auteur propose une auto-biographie d’un type spécifique de transport en commun : le taxi à Montréal au 20e siècle. Par une approche systémique, il appréhende les acteurs, les infrastructures, les politiques et les enjeux entourant cet écosystème des mobilités.
L’auteur hybride en faisant oeuvre d’historien et de sociologue. Pour nourrir son étude, il a consulté quantité de sources. Les périodiques de l’époque explicitent les enjeux sociaux et économiques entourant les mondes du taxi. Les archives politiques, notamment des ministères du Transport et de l’Environnement, et des rapports et des mémoires des fonds d’archives de Montréal apportent des éléments qualitatifs et quantitatifs. À cela s’ajoutent des études pour la période à partir des années 1980 : blogues, documentaires audiovisuels, récits littéraires. Enfin, avec l’aide de l’anthropologue Sophie Morisset, 21 entretiens avec des chauffeurs de taxi ont été réalisés, entre 2015 et 2017, pour étayer l’analyse de l’époque contemporaine.
Warren, en suivant l’ordre chronologie, a découpé le 20e siècle en dix chapitres. Le premier chapitre analyse l’essor du taximètre et la structuration de la compagnie des Taxis jaunes (1910-1929). Le second (1929-1945) s’intéresse aux conséquences de la crise économique et à la naissance de l’association de service Diamond. Le troisième chapitre (1945-1957) distingue les chauffeurs « professionnels » des « hustlers », entre « débrouillards » et « arnaqueurs ». Le quatrième explique les raisons de l’échec de la communauté des travailleurs du taxi de la métropole (1957-1967). Le suivant (1967-1970) revient sur la fondation du Mouvement de libération du taxi et la contestation du monopole de la compagnie Murray Hill à l’aéroport de Dorval. Le sixième temps (1970-1980) rend compte de la centralisation de l’industrie du taxi. Entre 1980 et 1985, l’auteur montre l’essor du racisme envers les chauffeurs montréalais d’origine haïtienne. Le gouvernement, durant la période 1985-1989, tente de diversifier et de réduire le nombre de taxis dans la métropole. Dans le chapitre 9 (1990-2000), Warren décrit l’élaboration du Bureau de taxi de Montréal qui gère cette industrie. Enfin, le dernier chapitre est consacré à l’évaluation des nouvelles technologies de l’information et de la communication et leurs impacts sur l’industrie des taxis (2000-2020).
Les divers chapitres montrent toute la complexité du monde des taxis. Ils relatent les difficultés à faire communauté pour les chauffeurs de taxi afin de revendiquer et d’acquérir des droits face à un métier dur, comme en témoignent les manifestations en 1968 soutenues par le Mouvement de libération du taxi. Les quotas sur les permis, le contrôle d’après-guerre par la compagnie Taxi Diamond qui exerce un quasi-monopole, ou encore la création en 1987 du Bureau de taxi de Montréal chargé de structurer l’industrie, donnent à voir les politiques élaborées par les instances étatiques, associatives et syndicales. Chose intéressante, l’auteur met en exergue les améliorations technologiques et leurs impacts sur la pratique de chauffeur de taxi. Si l’on a l’image du chauffeur de taxi parfois peu avenant et de son véhicule en piteux état, il ne faut pas oublier que c’est un métier risqué. Ces professionnels sont parfois victimes d’agressions et de meurtres. Plusieurs solutions sont imaginées pour diminuer les dangers : la pédale de frein connectant le micro du véhicule à la centrale des répartiteurs durant les années 1980 et, en 1990, le « code 13 » qui permet aux répartiteurs d’indiquer à tous les chauffeurs que l’un d’entre eux est en sérieuse difficulté. Plus encore, c’est un métier pointu : il faut connaître le territoire, les heures et les lieux les plus propices pour avoir de la clientèle. Cette expertise se construit progressivement, opposant jeunes chauffeurs et chauffeurs expérimentés, conducteurs ayant vécu à Montréal et immigrants. La notion de motilité, soit le capital de mobilité selon le sociologue Vincent Kaufmann, aurait pu être mobilisée comme fil rouge afin d’exposer la montée en compétences progressive des chauffeurs de taxi et leur progressive remise en question avec l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Le travail de Jean-Philippe Warren a le mérite de démontrer toute la complexité de l’industrie du taxi. Toutefois, plusieurs limites peuvent être évoquées. Tout d’abord, pour l’historien que nous sommes, l’explicitation des ruptures choisies aurait été la bienvenue – ici, elles semblent quelque peu aléatoires et très souvent constituent plus des tuilages de périodes que de réelles ruptures. Ensuite, la présence de cartes de Montréal – une seule représentant les agglomérations de taxi de l’île de Montréal (p. 237) – précisant les lieux d’attente stratégiques aurait été éclairante pour appréhender les batailles économiques entre chauffeurs de taxi – aéroport de Dorval, gares routière et ferroviaire notamment. Puis, d’un point de vue historiographique, la lecture de l’ouvrage de Mathieu Flonneau (2008), qui explicite la notion d’automobilisme, aurait apporté davantage d’unité à son travail. L’automobilisme se comprend comme une approche systémique des mondes des véhicules à moteur – mondes matériels et immatériels – et de leurs pratiques. À ce titre, rapprocher l’analyse du taxi de celle du camion aurait été pertinent. La thèse et l’ouvrage de Serge Bouchard (2021) auraient pu aider à mieux lier les mondes automobiles présents au Québec afin d’en montrer la singularité respective. Plus largement, les recours aux ouvrages des historiens des mobilités, tel Gijs Mom (2014 ; 2020), auraient été pertinents pour mieux appréhender les enjeux de complémentarité et de concurrence avec les autres modes de transport, tels que l’automobile individuelle et les transports en commun (autobus, métro). Si l’on lit quelques lignes sur la concurrence entre cheval et taxi au début de l’ouvrage et en fin d’ouvrage avec l’autobus, l’auteur ne fait aucune mention de l’essor des autobus durant les années 1920 et du métro de Montréal à la fin des années 1960 (Gilbert, 2014). Enfin, si l’auteur compare ponctuellement Montréal à Toronto et à quelques villes étatsuniennes, il aurait été bienvenu, notamment en conclusion, d’élargir aux études occidentales, par exemple avec le cas de Paris (Lasne, 2007 ; Darbéra, 2009), et mondiales – avec le Maroc (Julien Le Tellier, 2005) notamment. On aurait pu évaluer plus finement la spécificité des taxis montréalais à l’échelle du monde.