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Les livres collectifs prennent tout leur sens lorsqu’ils cherchent à incarner une évolution majeure de l’historiographie, et c’est bien le cas du volume dirigé par Robert Englebert et Andrew N. Wegmann, French Connections. Cultural Mobility in North America and the Atlantic World, 1600-1875. Ses neuf contributions sont encadrées par une introduction programmatique des deux éditeurs scientifiques ainsi que par une dense postface de Brett Rushforth. Trois des neuf contributions sont, par ailleurs, signées de deux auteurs, ce qui accentue la dimension collective de l’ouvrage qui va au-delà d’une simple agrégation de recherches isolées. Les éditeurs scientifiques ont su, de surcroît, associer plusieurs générations d’historiens et d’historiennes dont certains, comme Christopher Hodson et Brett Rushforth ou Robert Englebert et Guillaume Teasdale, ont déjà publié ensemble. Les uns revisitent des chantiers sur lesquels ils font depuis longtemps autorité, alors que les autres ont fait leurs études doctorales dans les années 2010 et 2020. Les collègues réunis dans ce volume travaillent pour la plupart dans des universités étatsuniennes ou du Canada anglophone. Ils sont les acteurs d’un « rattrapage » historiographique qui est actuellement à l’oeuvre dans cette aire académique autour de l’Atlantique français ou l’empire français en Amérique, en particulier du Nord.

Les contributions déploient, naturellement à des degrés divers, un certain nombre de problématiques communes. La première est de mettre systématiquement l’accent sur les parcours individuels ou familiaux et il n’est pas indifférent que les éditeurs scientifiques se réclament, dès les premières lignes de leur introduction, du travail pionnier de Dale Miquelon sur les Dugard, une famille de marchands rouennais du 18e siècle. Ces trajectoires peuvent faire l’objet de l’ensemble d’une contribution. Gregory Kennedy et Vincent Auffrey étudient ainsi la difficile carrière de Paul Mascarene, un descendant de huguenots français, devenu un agent de l’empire britannique dans les années 1720, 1730 et 1740. L’article de Christopher Hodson sur « Frère Chrétien » met, lui aussi, l’accent sur les ambiguïtés d’un acteur impérial gyrovague, Louis Turc, devenu le supérieur des Frères hospitaliers de la Croix et de Saint-Joseph, une communauté d’hospitaliers-enseignants fondée à Montréal par un riche marchand. L’article de Mairi Cowan renouvelle la lecture d’une affaire de sorcellerie survenue dans la Nouvelle-France des années 1660, en soulignant le rôle essentiel joué par Marie Regnouard. Mariée à Robert Giffard, elle accomplit son rôle d’épouse du seigneur et de maîtresse de la maisonnée en exécutant un rituel d’exorcisme sur une jeune servante possédée. Ces parcours individuels peuvent aussi être présentés en complément, ou en illustration, d’une étude générale ou quantitative. C’est ainsi que Robert D. Taber accole deux études de cas à une étude approfondie de la considération sociale dont jouissaient les libres de couleur à travers les qualificatifs portés sur les actes de mariage de six paroisses de Saint-Domingue au 17e siècle. Leslie Choquette appuie sa réflexion sur les différents types de transferts entraînés par les migrations de la France vers le Canada sur la présentation de brefs itinéraires d’artisans. Enfin, après avoir rappelé les conditions juridiques du peuplement du Détroit jusque dans les décennies médianes du 19e siècle, Guillaume Teasdale et Karen L. Marrero dessinent l’histoire foncière de trois émigrants francophones et de leurs familles à cheval sur les frontières entre le Canada britannique et la jeune République américaine.

Le deuxième fil rouge de l’ouvrage est la volonté de donner de la profondeur à la notion d’Atlantique français et, d’abord, sur le plan géographique. L’ouvrage s’intéresse en priorité au nord du continent américain, embrassant l’île Royale, l’Acadie, la vallée du Saint-Laurent et le Pays d’en Haut, mais il déborde largement cette aire en se tournant vers l’espace caraïbe et surtout vers l’intérieur du continent américain afin de relier histoire atlantique et histoire hémisphérique. Certaines contributions étudient donc les circulations entre les rives européenne et américaine de l’Atlantique qui pouvaient être faites d’allers et de retours. Cette idée d’une connexion en perpétuel approfondissement entre le royaume de France et ses établissements ultramarins est sans nul doute l’une des directions fondamentales de la recherche à venir. D’autres contributions se focalisent sur les mobilités entre différentes parties de l’espace nord- américain. Guillaume Teasdale et Karen L. Marrero montrent ainsi l’attractivité persistante de la zone du Détroit pour des migrants en provenance de la vallée du Saint-Laurent, dont les profils sociaux sont très variés. Robert Englebert étudie la manière dont les voyages réalisés, puis publiés, par des Français entre les Appalaches et le Mississippi à la fin du 18e siècle ont pu donner de la substance à une Amérique « française » – une Amérique « fantôme », selon la belle expression de Gilles Havard –, qui s’est maintenue dans ce « corridor créole » bien au-delà de 1763. L’article de Jay Gitlin et Ryan André Brasseaux sur Honoré Beaugrand incarne également cette volonté de décloisonner les horizons et de connecter les espaces. Avant de devenir un journaliste et homme politique libéral, maire de Montréal dans les années 1880, Honoré Beaugrand a d’abord participé au grand mouvement de migration des Québécois vers la Nouvelle-Angleterre à l’oeuvre dans la seconde moitié du 19e siècle. Et l’article fait bien ressortir la fructueuse tension entre l’ouverture au monde d’Honoré Beaugrand, aussi marquée par son expérience militaire au Mexique puis ses voyages en Europe et en Afrique du Nord, et l’intérêt pour le folklore québécois qui a caractérisé son oeuvre littéraire. Cette recherche de la profondeur est physique mais aussi socioculturelle, car le volume a la volonté de connecter les populations européennes aux populations autochtones ou nées de l’esclavage, comme dans les contributions de William Brown et de Robert D. Taber.

Enfin, les chercheurs réunis dans l’ouvrage ont systématiquement essayé de saisir les usages et les savoirs que ces mobilités ou ces contacts permettaient de transporter, sous des formes plus ou moins transformées, d’un espace à l’autre. Alors qu’il n’est pas rare que les études de ce type s’arrêtent à la mise en évidence des déplacements et des liens sans approfondir les pratiques et les comportements sociaux ainsi véhiculés, Robert Englebert et Andrew N. Wegmann insistent sur la nécessité de travailler « on the processes by which these communities, peoples, cities and towns remained both culturally French and geographically localized » (p. 6). C’est dans cet esprit que Leslie Choquette analyse le transfert des cultures professionnelles artisanales entre la France et ses établissements américains, en particulier Louisbourg, ou que William Brown met en évidence le réemploi des apprentissages aristocratiques et des usages curiaux dans les pratiques de négociations avec les Autochtones.

Ce volume est d’autant plus convaincant qu’il mêle les thématiques les plus actuelles de l’histoire culturelle, comme l’étude des langages, des comportements, des émotions ou des performances, avec celles de l’histoire sociale, autour, par exemple, du travail, de la propriété ou de la famille. Et ses contributeurs analysent les unes comme les autres en s’appuyant sur un usage rigoureux des sources démographiques, administratives, notariales ou judiciaires. L’historiographie de l’Atlantique français et de l’empire français de l’époque moderne évolue aussi rapidement au Québec ou en France. Un des intérêts de French Connections, et non le moindre, est donc qu’il offre des voies pour que ces différentes historiographies se parlent et s’interconnectent.