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Certains ouvrages se démarquent par leur traitement de sources inédites dans l’historiographie. D’autres le font en modulant les connaissances antérieures pour produire de nouvelles interprétations historiques de sujets déjà étudiés. French North America in the Shadow of the Conquest, de l’historien culturel et anthropologue Ryan A. Brasseaux, appartient plutôt à la seconde catégorie, et ce, même s’il mobilise une variété impressionnante d’archives, dont de précieux documents de la période coloniale conservés à la Beinecke Rare Book and Manuscript Library, ainsi que plusieurs oeuvres de fiction écrites, sonores et audiovisuelles.

L’auteur propose de revisiter le thème de la mémoire de la Conquête de la Nouvelle-France et l’histoire des francophonies nord-américaines à partir d’une perspective interdisciplinaire, postcoloniale et continentale. Cette approche, ainsi que l’accent mis sur la mobilisation sociale et sur l’importance de la culture et des médias dans la configuration des identités, situent résolument sa recherche dans la discipline des études américaines (American Studies). Il s’agit d’une première contribution majeure à l’histoire des collectivités francophones nord-américaines pour ce spécialiste de l’histoire de la musique et de la culture cajuns. Il participe ainsi au regain d’intérêt actuel pour l’étude de l’invisibilité et de l’oubli de la présence francophone aux États-Unis.

Brasseaux s’est donné pour objectif de montrer comment les francophones ont répondu à leur dépossession en se solidarisant à partir de la deuxième moitié du 19e siècle autour du traumatisme culturel de la Conquête — terme qui englobe ici autant le Grand Dérangement de 1755 que la prise de Québec en 1759. L’auteur emprunte la notion de traumatisme culturel aux travaux sur les commémorations de la guerre de Sécession des historiens David Blight et William Fitzhugh Brundage. Il la met aussi en rapport avec le concept de double conscience développé par le sociologue et militant afro-américain W.E.B. Du Bois, lequel permet de mieux comprendre comment l’identité des francophones s’est construite à partir de regards intérieurs et extérieurs à leurs communautés. Cet appareil conceptuel lui permet de se distinguer des historiens qui présentent la Conquête comme l’événement charnière de l’histoire de l’Amérique française. Brasseaux s’emploie plutôt à montrer comment ce traumatisme a été mis en récit, médiatisé et instrumentalisé par différents acteurs au profit de leurs revendications politiques. Il s’intéresse particulièrement aux alliances entre Acadiens, Cajuns et Canadiens français — et plus tard Québécois — pour faire face à l’assimilation, à l’extinction linguistique et à l’hégémonie anglophone. Bien conscient des stratégies parfois divergentes de ces communautés, Brasseaux tient à souligner les gains obtenus lorsqu’elles sont parvenues à faire coïncider leurs objectifs.

Il s’intéresse d’abord au regard que porte Alexis de Tocqueville sur les francophones lors de son séjour de 1831-1832. Le regard tocquevillien, qui provoque l’ouverture de canaux entre l’Europe et les francophonies nord-américaines, constitue pour l’auteur un moment fondateur qui se prolonge, entre autres, dans l’action politique de Rameau de Saint-Père et de Philippe Rossillon. Brasseaux esquisse ensuite une convaincante histoire de la réception et de l’appropriation du poème Evangeline de Henry W. Longfellow, une production culturelle états-unienne qui en est venue à représenter un point de ralliement pour les Acadiens de tout le continent. Le culte d’Évangéline préside, par exemple, à la création de réseaux touristiques basés sur les lieux de mémoire et les pèlerinages entre les Maritimes et la Louisiane.

L’auteur explore ensuite l’expérience de l’altérité des soldats francophones des États-Unis au cours de la Seconde Guerre mondiale. La guerre, et particulièrement l’occupation de la France, donne par ailleurs l’occasion au Québec de mettre à l’épreuve ses prétentions de gardien de la culture française. Cette occasion panse partiellement les plaies de la Conquête et ouvre la voie à une période fertile en échanges transnationaux. Elle favorise également l’apparition de nouvelles solidarités, comme celles que créent certains indépendantistes québécois de gauche au sein des luttes décoloniales, anticapitalistes et antiracistes. Grâce à ces nouveaux récits et à ces nouvelles solidarités, les francophones obtiennent une plus grande visibilité internationale au cours des années 1960-1970, alors que se synchronisent le mouvement indépendantiste québécois, le militantisme acadien au Nouveau-Brunswick, les efforts de revitalisation du français en Louisiane, et la stratégie diplomatique nord-américaine de Charles de Gaulle.

Citant la fatigue culturelle exprimée par Hubert Aquin, Brasseaux conclut que les communautés francophones en sont toutefois venues à déprécier leurs luttes respectives, un phénomène qu’il observe entre autres dans l’attitude élitiste du Conseil pour le développement du français en Louisiane (CODOFIL) envers les francophones ruraux et ouvriers ; et dans le ton paternaliste de René Lévesque à l’égard des francophonies minoritaires. Ces fissures intracommunautaires sont, selon lui, le talon d’Achille de la solidarisation des francophones d’Amérique du Nord. Elles mettent un frein à leur émancipation.

Quelques critiques doivent cependant être adressées à l’éditeur. L’ouvrage comporte d’abord un grand nombre de fautes de frappe et d’incohérences bibliographiques. Par ailleurs, la prémisse de l’invisibilité des francophones en Amérique du Nord a sans doute plus de résonance auprès d’un lectorat américain ou international que d’un lectorat canadien. La position du chercheur le conduit également à une certaine idéalisation de Montréal comme lieu d’émancipation pour les personnes racisées, notamment lorsqu’il s’intéresse aux solidarités entre les militants du mouvement Black Power et ceux du Front de libération du Québec. La recherche sociologique récente rappelle à ce sujet que l’appropriation du lexique de Fanon et de Césaire au Québec a contribué à l’invisibilisation des luttes de la population afro-descendante locale.

Dans l’ensemble, le résultat demeure fort convaincant. Brasseaux dépeint avec sensibilité les entreprises mémorielles des francophones d’Amérique du Nord, tout en les confrontant au déni ou à l’omission de leur passé esclavagiste et colonialiste. Sa spécialisation en culture cajun lui permet de livrer plusieurs analyses stimulantes, par exemple lorsqu’il traite des enjeux raciaux, ethnoculturels et de classes sociales qui se sont infiltrés dans la création du CODOFIL. Cet ouvrage propose ultimement de poser un regard lucide tant sur la redoutable efficacité que sur les dérives potentielles du devoir de mémoire, lorsque celui-ci ne s’actualise pas par la rencontre d’autres groupes, d’autres luttes, d’autres futurs.