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PRIX LIONEL-GROULX 2021
Doté d’une bourse de 2 000 dollars, ce prix récompense le meilleur ouvrage paru en 2020 portant sur un aspect de l’histoire de l’Amérique française et s’imposant par son caractère scientifique.
Paul-André Dubois. Lire et écrire chez les Amérindiens de Nouvelle-France. Aux origines de la scolarisation et de la francisation des Autochtones du Canada (Québec, Presses de l’Université Laval, 2020, 720 pages)
Et si notre connaissance du « sujet moderne », tel que saisi non seulement dans son parcours de vie ou son agentivité mais aussi dans ses expériences d’écriture et de lecture, était fragmentaire parce que trop focalisée sur le colon européen ? Et que cette connaissance n’accordait pas assez d’espace aux réalités culturelles contrastées des actrices et des acteurs sur le territoire et à leur interaction à la même époque ? Et si les événements qui se sont produits dans les coins les plus reculés de la colonie française avaient eu des conséquences profondes sur la construction de ce même « sujet moderne » ? Et si, dans l’appréciation de cette construction, on avait sous-estimé l’importance de la répétition de gestes tout simples au fil des décennies, d’un ensemble de petits rituels qui auraient concouru à la genèse de subjectivités à la fois européennes et autochtones ? L’ouvrage de Paul-André Dubois non seulement explore toutes ces questions délicates, mais fait du même coup voler en éclats bon nombre de vieux clichés surannés ou binaires sur l’instruction – et plus largement l’éducation – des peuples autochtones.
Le livre séduit dès le départ avec son choix d’échelle. Ainsi, plutôt que de commencer avec une discussion conceptuelle qui prendrait à témoin l’« Amérindien », la « civilisation » ou encore la « Nouvelle-France », l’auteur s’attache plutôt à mettre en scène l’intimité des actrices et des acteurs sociaux alors qu’ils apposent leurs signatures sur des contrats de travail ou à l’occasion d’un mariage. À terme, l’approche invite par défaut à revoir les grandes catégories d’analyse à l’aune des complexes réalités du terrain, telles que révélées par les multiples archives de première main mobilisées par l’auteur. Le portrait qui en découle est tout sauf homogène, interpellant à la fois les multiples réalités autochtones — qui comprennent l’esclavagisme — et une variété de contextes de scolarisation. Un portrait qui force au passage la redéfinition des concepts mêmes d’« éducation », d’« Autochtone » et même d’« Amérique française ».
La démonstration démarre avec l’analyse d’une première vague de francisation à la fin du 17e siècle, où des enfants autochtones s’initient d’abord à la lecture et à l’écriture. Un mouvement qui s’étiole toutefois dès le début du 18e siècle, laissant la place au chant et au commerce comme interfaces d’échange et à l’institution du mariage (avec des colons européens) comme valeur-refuge pour les filles. Cette évolution est notamment tributaire d’enjeux culturels – parmi ceux-ci les principes de l’enseignement jésuite –, mais aussi plus généralement des difficiles conditions de vie, rythmées par les guerres et l’instabilité politique. Toutefois, au-delà des témoignages eurocentrés qui soulignent les limites et les insuccès des entreprises de francisation et plus largement d’éducation des Autochtones, l’auteur parvient à dégager l’essence de plusieurs parcours individuels particulièrement instructifs quant à la construction culturelle qui prend tout de même place en silence. Par l’observation des signatures de filles, par exemple, témoignage du legs des mères instrumentalisé ensuite dans le marché des unions ; ou encore par l’analyse du mimétisme vestimentaire, promesse d’une intégration à la société coloniale ; enfin par l’intérêt des protagonistes à profiter du contexte scolaire, sans nécessairement acquérir toutes les compétences langagières dictées par les normes européennes.
En explorant cet univers scolaire, l’auteur observe le rôle de la famille, des réseaux de sociabilité et du clientélisme. Il apprécie également l’influence de l’État, qui fait figure à la fois de complice et d’opportuniste dans la récupération de cette « acculturation autochtone » dans le jeu politique. Mais plus fondamentalement, l’un des enseignements les plus percutants de cet ouvrage repose dans sa capacité à effacer les raisonnements binaires opposant « Français » et « Indigènes », ou encore « instruits » et « analphabètes ». La perspective de l’auteur propose plutôt d’observer de complexes processus d’adaptation et d’appropriation mutuels. Ces processus révèlent des manières d’être, plutôt que la simple appréciation d’une connexion entre deux mondes. En reconnaissance de cette approche novatrice, et de la somme que représente cette recherche, le jury salue la contribution majeure à l’histoire culturelle de l’Amérique française qu’apporte cette enquête, qui pose d’ores et déjà un jalon dans l’historiographie autochtone.
PRIX DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE DU QUÉBEC 2021
Doté d’une bourse de 3 000 dollars, ce prix récompense le meilleur ouvrage en histoire politique paru en 2020 qui s’impose par la qualité, l’originalité et la rigueur de la recherche historique et par son accessibilité au grand public.
Patrice Groulx. François-Xavier Garneau. Poète, historien et patriote (Montréal, Éditions du Boréal, 2020, 278 pages)
« Poète, historien, patriote » : par le sous-titre de son étude, Patrice Groulx révèle déjà ses intentions. Sa biographie de François-Xavier Garneau s’attache en effet à faire découvrir comment la littérature et les combats politiques de son temps ont façonné l’homme et marqué son écriture de l’Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours. Il s’agit ainsi de comprendre comment cet homme s’est fait historien. Car rien ne destinait François-Xavier Garneau à devenir le premier historien du Québec. L’auteur reconstitue le parcours d’un jeune homme curieux et d’une intelligence vive, né dans un milieu modeste, de parents illettrés valorisant l’éducation. Des rencontres déterminantes initient Garneau à la littérature, à la philosophie, à la poésie et à l’histoire, mais aussi au monde juridique, au journalisme et aux avenues professionnelles ouvertes à ceux qui savent manier la plume. Les débats politiques qui agitent le Bas-Canada et les mouvements nationalitaires qui balaient alors l’Europe le marquent profondément et font naître en lui un fort sentiment patriotique qui s’exprime dans sa poésie avant d’inspirer son oeuvre historienne. Car, affirme Patrice Groulx, pour Garneau, « la mémoire est aussi un champ de bataille ».
Garneau l’historien est au coeur de cette étude. Patrice Groulx examine avec finesse l’élaboration du projet d’écriture d’une histoire nationale, soulignant la naissance simultanée, voire l’étroite imbrication, du projet national et d’une démarche scientifique fondée sur l’archive et la preuve. L’auteur identifie les préoccupations et les valeurs de l’érudit-historien : ses craintes pour l’avenir de la nation canadienne-française, son inquiétude devant la « torpeur » de ses concitoyens, son opposition à la tyrannie, ses aspirations démocratiques, son adhésion au libéralisme. Et il met en relief les dures exigences de la pratique de la recherche et de l’écriture historienne, en marge d’un travail professionnel accaparant. Enfin, Patrice Groulx montre bien les obstacles que Garneau doit affronter pour diffuser et faire rayonner son Histoire du Canada, notamment l’opposition du clergé et l’indifférence d’une partie du public visé. Les ventes sont décevantes, en dépit d’un soutien ponctuel de la classe politique et de l’Assemblée législative.
La biographie, nous rappelle Patrice Groulx, citant Lucie Robert, est un « genre incertain, entre récit et histoire, entre fiction et réalité ». Dans cet ouvrage, Patrice Groulx mobilise sa connaissance intime des ressources archivistiques, sa grande érudition, sa créativité et sa plume élégante pour faire revivre François-Xavier Garneau et son époque. Les lecteurs y découvriront à la fois l’homme dans ses dispositions intimes et l’historien engagé dans les combats politiques de son temps. Le jury salue l’audace de Patrice Groulx : produire un récit neuf sur un objet d’histoire aussi visité que Garneau n’est pas une mince affaire. Et il réussit avec d’autant plus de brio qu’il parvient à interpeller à la fois le public chercheur et le grand public. Ainsi, dans son essence même, cet ouvrage répond entièrement aux visées du Prix de l’Assemblée nationale.
PRIX LOUISE-DECHÊNE 2021
Doté d’une bourse de 500 dollars, ce prix récompense la meilleure thèse soutenue en 2019 ou 2020 portant sur l’histoire de l’Amérique française.
Michael J. Davis. « “Brothers in Arms” : The Le Moyne Family and the Atlantic World, 1685-1745 » (Université McGill, 2020)
Avec sa thèse intitulée « “Brothers in Arms” » : The Le Moyne Family and the Atlantic World, 1685-1745 », Michael J. Davis propose un programme audacieux : rendre compte d’une partie de la genèse de l’empire français en Amérique à partir de l’expérience du clan familial Le Moyne. La démarche ne manque pas d’audace, dans la mesure où l’historiographie de la Nouvelle-France a maintes fois visité les jeux de coulisse métropolitains et le parcours des élites coloniales. Or, c’est précisément à ce niveau que Davis réalise un tour de force : il redéfinit le cadre d’interprétation, campé résolument à l’échelle de l’Amérique française, voire de l’empire tout court. Dans cette perspective, la colonie canadienne n’est plus le centre de l’analyse, mais plutôt l’une des parties constituantes d’un ensemble plus large. L’appréciation de la trajectoire des membres du réseau familial Le Moyne, réalisée à l’aune de cette redéfinition, fait apparaître de nouveaux enjeux et permet de tracer les contours d’une identité élitaire contrastée. Elle révèle une culture familiale qui s’alimente aux divers recoins de l’empire, de la baie d’Hudson à la Louisiane en passant par les Caraïbes, Terre-Neuve, les rives du Mississippi — sans oublier la Guyane, La Rochelle, Rochefort et même Versailles. Appréhender l’Amérique française à cette échelle a eu un prix pour l’auteur : l’entreprise a exigé la consultation de plusieurs fonds d’archives en France, aux États-Unis et au Canada. À ces fonds permettant de rendre compte à la fois des activités de la famille Le Moyne et des affaires administratives de l’État, il faut ajouter ceux qui relèvent de l’exercice prosopographique en tant que tel. Il en résulte une thèse qui fait (re)découvrir les confins de l’Amérique à partir des destins individuels, sans pour autant sacrifier les défis de l’Empire – bien au contraire. La démonstration, construite sur le mode chrono-thématique, comporte six volets où sont notamment analysés le commerce de la fourrure, les relations diplomatiques, la sociabilité, la propriété foncière, l’administration étatique et plus généralement les réseaux de pouvoir. Chemin faisant, l’auteur décortique divers épisodes marquants de la trajectoire des membres les plus en vue de la famille Le Moyne — en phase avec les enjeux impériaux du temps. Prenant notamment à témoin Jean-Baptiste Le Moyne de Bienville, Joseph Le Moyne de Sérigny, Charles Le Moyne de Longueuil et Antoine Le Moyne de Châteauguay, qui fraient à la fois dans le commerce, la diplomatie, le militaire et l’administration coloniale, l’auteur dévoile une culture coloniale singulière, à cheval entre les impératifs familiaux, l’opportunisme et le sens du devoir envers le roi. Au bout du compte, la thèse montre l’incroyable densité et la complexité des réseaux de pouvoir coloniaux, positionnant du même coup l’Amérique comme une puissante plateforme d’opportunités. Enfin, cette richesse interprétative est livrée au moyen d’une plume à la fois précise, habile et élégante, qui fait parfois oublier les rigueurs de l’exercice académique que représente une thèse. Dans un concours du prix Louise-Dechêne particulièrement relevé cette année, le jury salue cette enquête d’envergure qui nous permet d’accéder à la fois au quotidien des acteurs sur le terrain et aux tiraillements politiques coloniaux. Cette thèse de Michael J. Davis, résolument atlantique, dégage un nouveau récit de l’expérience de l’Amérique française qui renferme assurément les atouts d’un livre percutant.
PRIX DE LA REVUE D’HISTOIRE DE L’AMÉRIQUE FRANÇAISE 2021
Ce prix couronne le meilleur article publié dans le volume 74 de la RHAF.
Julien Goyette, Louise Bienvenue et Nicolas Devaux. « Regards sur l’évolution de la RHAF depuis 1982 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 74, no 1-2 (été-automne 2020), p. 11-45
Cet article ouvre un numéro spécial double de la RHAF entièrement consacré à un bilan historiographique dans différents champs de connaissances relatifs à l’Amérique française. Julien Goyette, Louise Bienvenue et Nicolas Devaux y relèvent un défi de taille : apprécier la production de la revue elle-même pendant près de quarante ans, soit un corpus de plus de 500 articles scientifiques publiés par plus de 400 chercheurs et chercheuses. Les travaux du genre représentent toujours une entreprise vertigineuse et risquée ; elle l’est d’autant plus dans le cas présent, la RHAF incarnant, aux dires mêmes des auteur.e.s, « un véhicule scientifique de premier plan ». L’exercice a commandé une classification qui a permis de nommer des points forts de l’évolution de l’historiographie, à partir notamment du profil des auteurs et autrices, des principales approches, des champs d’étude et enfin des aires et des périodes étudiées. Le bilan fait ressortir non pas une, mais plusieurs « révolutions tranquilles ». L’augmentation significative du nombre d’articles produits par des femmes est certainement l’une d’elles. Sur le plan des approches, on note le quasi-effacement de l’histoire économique, la portion congrue, mais stable, dédiée à l’histoire politique, et surtout la transition d’une histoire sociale à une histoire culturelle. Si le Québec contemporain recueille le plus d’intérêt sur le plan thématique, l’histoire des travailleurs et celle des Autochtones demeurent des champs à la périphérie – et ce, en dépit de l’évolution résolument socioculturelle des productions. Au final, il ressort de cet exercice une esquisse remarquablement précise et sobre de l’historiographie de l’Amérique française des dernières décennies, ponctuée de portraits prudents et nuancés. Grâce au travail de Julien Goyette, de Louise Bienvenue et de Nicolas Devaux, la communauté historienne bénéficie d’un miroir éclairant de sa pratique actuelle. La solidité du cadre interprétatif des auteur.e.s — qui s’alimente aux autres bilans parus dans le même numéro de la revue et s’appuie sur l’historiographie elle-même — n’a d’égale que la clarté de la présentation des données, restituées sous forme de tableaux et de graphiques aussi bienvenus qu’éloquents. Le jury félicite les auteur.e.s pour ce nécessaire bilan, qui fait écho à la tâche trop souvent ingrate d’éditer une revue savante – une lourde responsabilité dans le cas de la RHAF, laquelle fait figure de symbole dans le réseau historien.
Jury des prix de l’Institut 2021
Joanne Burgess, Université du Québec à Montréal
Elsbeth Heaman, Université McGill
Jean-René Thuot, Université du Québec à Rimouski