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L’examen d’un certain type d’archive, produite par la magistrature ontarienne à la fin du 19e siècle, révèle l’existence d’un discours qui soutient que les Premières Nations n’ont aucune conscience de la valeur de l’argent : « very little idea of the value of money or currency » (p. 6). Cette vision raciste et réductrice a teinté durant plus d’un siècle les rapports que les sphères coloniales et politiques ont entretenus avec les Premières Nations du territoire que l’on nomme aujourd’hui Canada. La monographie de Brian Gettler, à la fois pertinente et nécessaire, est une contribution majeure à l’historiographie, particulièrement vigoureuse au cours des dernières années, qui retrace le développement du système financier public. Colonialism’s Currency fait également écho au tournant sociologique dans l’étude de l’économie. Au croisement de l’histoire économique, politique, sociale et culturelle, l’approche préconisée par Gettler étend la compréhension de l’argent au-delà de sa dimension purement économique. L’historien conçoit cette monnaie d’échange comme un instrument qui vise, entre autres, à forcer l’intégration des Premières Nations à l’économie de marché capitaliste et au projet colonial et national canadien. Divisé en trois parties et six chapitres, l’ouvrage relate plus de cent ans d’histoire de l’utilisation de l’argent par les entreprises privées et par l’État dans leurs rapports commerciaux avec les Premières Nations et étudie les effets de l’introduction des pratiques pécuniaires européennes et eurocanadiennes sur les réalités vécues notamment par les communautés crie de Moose Factory, wendate de Wendake et innue de Mashteuiatsh.

L’ouvrage débute par une exploration de l’économie coloniale. Le premier chapitre porte une attention particulière aux transformations de la valeur symbolique de l’argent. L’auteur examine notamment les représentations iconographiques visibles sur les billets et la monnaie en circulation dans la colonie. Cet outil d’échange produit et imprimé d’abord par des banques privées, dont la Banque de Montréal, puis par l’État, a contribué à la diffusion d’une idéologie impérialiste et colonialiste. L’argent contribue à légitimer le marché capitaliste ; les peuples et les territoires autochtones sont progressivement englobés, voire effacés, dans cet ordre économique canadien. Dans le chapitre suivant, l’auteur suit le débat qui a cours pendant les années 1820 et 1830 au sujet du remplacement des présents qui étaient offerts aux Premières Nations par de l’argent. La proposition ne sera jamais adoptée, notamment parce que l’élite coloniale considérait ces peuples inaptes à gérer eux-mêmes leurs dépenses.

La deuxième partie du livre se concentre sur les conséquences des nouvelles pratiques commerciales entourant la traite des fourrures et sur la (dé)possession des Autochtones de leurs territoires. Plus précisément, le chapitre 3 examine la région du Saguenay—Lac-Saint-Jean, peuplée au milieu du 19e siècle par une majorité d’Innus. La Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) joue alors un rôle central dans le commerce des fourrures. Les transactions se font principalement par crédit et le remboursement des dettes suit le rythme des saisons. L’ouverture de la région à la colonisation européenne et eurocanadienne bouleverse le système économique établi par la CBH. La concurrence qui s’accentue fait en sorte que l’argent imprimé par les institutions coloniales se répand au sein des collectivités autochtones. Cet instrument d’échange est progressivement adopté par les Innus notamment dans la traite avec la CBH et ses concurrents. Bien que l’argent ait contribué à garantir une forme d’autonomie aux Premières Nations et engendré un retrait progressif de la CBH dans la région, ce changement signale une incursion et un contrôle plus étroit de l’État colonial dans la vie quotidienne des Premières Nations, dont les Innus de Mashteuiatsh. Le chapitre 4 poursuit cette réflexion en examinant l’entrée des devises en remplacement des transactions fondées sur le castor dans le territoire subarctique de l’Ontario au tournant du 20e siècle. La présence eurocanadienne étant moins prononcée, les communautés cries qui habitent la région ont moins de choix pour commercer. La CBH exerce donc un contrôle serré sur le commerce et les politiques adoptées ; elle joue d’ailleurs un rôle clé dans la signature du Traité no 9 (1905-1906) et dans la perte de souveraineté des populations cries et ojibwées au profit des deux paliers de l’État colonial (canadien et ontarien).

Enfin, la dernière partie, qui comprend les chapitres 5 et 6, décrit la façon dont l’argent a justifié la prise en charge des Premières Nations par l’État et la présence et l’attitude paternalistes à leur endroit durant la première moitié du 20e siècle.

La monographie est accessible autant aux spécialistes qu’à un public non initié. Elle explore des thèmes fondamentaux de l’histoire canadienne pourtant encore méconnus. C’est pourquoi Colonialism’s Currency apporte un vent de fraîcheur dans l’historiographie économique canadienne.