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Cet ouvrage témoigne et participe de l’intérêt renouvelé des chercheurs et des chercheuses pour les corpus épistolaires québécois. Réunissant 17 articles, le livre s’organise en deux grandes parties : la première porte sur les modalités et les problématiques particulières de l’édition de correspondances tandis que la seconde renferme des études de cas mettant en valeur les riches possibilités d’analyse de l’objet qu’est la lettre. Les contributions sont précédées d’une solide introduction qui entend retracer les principaux jalons de la recherche sur l’épistolaire au Québec. Une première phase s’articulerait autour des travaux pionniers de Françoise Van Roey-Roux et Yvan Lamonde qui, en 1983, donnent un premier élan aux études sur les correspondances et autres formes de la littérature intime, créneau qui s’implantera dans l’institution universitaire avec la création, dix ans plus tard, du Centre universitaire de lecture sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances. Les nombreux renvois aux travaux de Benoît Melançon — membre fondateur de ce centre — dans l’introduction et les chapitres qui suivent confirment d’ailleurs son important apport à l’institutionnalisation de ce domaine de recherche, mais aussi à l’élaboration d’une méthodologie visant à rendre compte de la poétique de la lettre[1]. La deuxième phase s’échelonnerait de 1998 à 2015 et se définirait par l’exploration des archives de même que par la nécessité d’établir le corpus par la publication de correspondances dans des collections littéraires aussi prestigieuses que celle de la Bibliothèque du Nouveau Monde (aux Presses de l’Université de Montréal), dont le mandat est d’offrir des éditions critiques des textes fondamentaux de la littérature québécoise. Après ce temps de découverte, d’établissement et de mise en commun, la troisième phase des études sur l’épistolaire au Québec, très récente, se caractériserait, selon les auteurs, par un « retour » aux analyses littéraires. Le choix des responsables de l’ouvrage de se concentrer sur les lettres d’écrivains et d’artistes participe de cette volonté de rapprocher la lettre et la littérature, d’inscrire cette forme longtemps reléguée hors du périmètre de la littérature, notamment en raison de son association au genre féminin, à l’intérieur de ses frontières, puisqu’elle participe à l’activité créatrice et à la construction de la figure de l’écrivaine et de l’écrivain. Or, la conception privilégiée dans ce collectif maintient la lettre dans son statut de document apportant un éclairage référentiel à une oeuvre ou à une trajectoire plutôt que de l’envisager comme un monument ayant une valeur littéraire propre. La lettre appartiendrait désormais à la littérature — lorsqu’elle est le fait d’écrivains —, mais elle ne semble pas encore littéraire. J’y reviendrai.

Regroupant les contributions d’universitaires et d’éditeurs et éditrices de correspondances, la première partie de l’ouvrage s’ouvre sur une belle étude d’Annette Hayward sur le silence et ses différentes manifestations : le non-dit, l’absence ou la disparition de lettres et l’autocensure. Bien que l’analyse porte sur la correspondance entre Louis Dantin et Germain Beaulieu, les questions qu’elle pose pourraient s’appliquer à d’autres cas de figure, puisqu’il importe dans l’étude comme dans l’édition de correspondances de rendre compte des silences sans chercher à les combler. Les deux études suivantes, celles de Gilles Lapointe et de Michel Biron, s’intéressent à l’édition de correspondances et aux enjeux éthiques et esthétiques qu’elle pose (secret, authenticité, sélection, coupures) ainsi qu’à ses effets sur la lecture et la cristallisation de l’ethos de l’écrivain ou de l’écrivaine. Cette partie se clôt avec la contribution de Philippe Drouin et Nathalie Watteyne qui retrace l’historique de la constitution des archives d’Anne Hébert au centre de l’Université de Sherbrooke qui porte son nom et révèle l’éclairage que ces documents inédits apportent au processus créateur à propos duquel l’écrivaine a toujours fait preuve de discrétion.

La deuxième partie, beaucoup plus volumineuse, s’intitule « Les nouveaux regards sur l’épistolaire québécois » et propose d’abord une série de six articles sous la bannière « La lettre comme genèse de l’oeuvre et de l’écrivain.e ». Si les corpus examinés sont relativement nouveaux, au sens où leur édition ou leur étude est récente, et que les conclusions tirées permettent véritablement de renouveler ou d’approfondir notre compréhension de certaines oeuvres (celle du Ciel de Québec étudiée par Marcel Olscamp) ou trajectoires (celles de jeunes écrivains comme Madeleine Ferron, Simone Routier et les Individualistes de 1925 examinées par Lucie Joubert, Nathanaël Pono et Stéphanie Bernier, ou d’écrivaines en fin de carrière, telles Jovette Bernier et Alice Lemieux, sur lesquelles se penche Adrien Rannaud, ou encore la figure de passeur d’Alfred Garneau qu’étudie Louis-Serge Gill), il n’en demeure pas moins que les approches génétique et biographique comptent parmi les méthodes les plus usitées dans les recherches sur l’épistolaire.

L’étude de la lettre offre néanmoins la possibilité de réévaluer certains événements de l’histoire littéraire, comme en témoignent les quatre contributions réunies sous ce thème. Celles de Pierre Hébert et de Patricia Godbout et Marc André Fortin — le premier se penchant sur la polémique autour de la paternité des poèmes d’Émile Nelligan, et les seconds sur l’apport des lettres dans la constitution de la mémoire d’un événement littéraire, le Keewaydin Poetry Festival — confirment la richesse documentaire de la lettre, en tant que témoignage d’époque, pour la construction du récit historique et une meilleure compréhension de la vie littéraire passée. Les articles de Julie Roy portant sur le parcours éditorial des Oeuvres littéraires de Célina Bardy qui reposent largement sur des lettres, ce qui en établit la littérarité, et de Sophie Marcotte montrant les possibilités de l’édition numérique des correspondances et de la systématisation des données à partir de l’exemple du projet HyperRoy auraient sans doute mieux trouvé leur place dans la première partie consacrée aux enjeux de la pratique éditoriale des correspondances.

L’ouvrage se termine sur des articles qui examinent la question de l’imaginaire épistolaire dans ses dimensions esthétiques, politiques, identitaires et sociologiques. Les deux premiers abordent des représentations fictionnelles des lettres, chez Gabrielle Roy pour Kathryn M. Droske, dans des oeuvres théâtrales ou romanesques portant sur l’expérience de l’exil pour Juliette M. Rogers, en les comparant à des lettres réelles. Le troisième, celui de Vanessa Courville, interroge la signification de la pratique épistolaire de Geneviève Amyot à la fois sur les plans personnel, institutionnel et poétique.

Bien que les contributions réunies dans cet ouvrage montrent hors de tout doute que « l’étude de l’épistolaire est un domaine bien vivant au Québec » (p. 17), animé par des chercheurs et des chercheuses émergents et d’autres plus établis, et que les perspectives d’analyses, sur les corpus anciens comme sur les plus contemporains, sont loin de se tarir, reste que, dans son ensemble, le collectif, en n’abordant pas explicitement les enjeux formels de l’épistolaire ni les potentialités poétiques intrinsèques à la lettre ou à la matérialité de cette dernière, offre un regard partiel sur l’objet, en ce que la lettre y est toujours cantonnée dans une relation de subordination par rapport à l’oeuvre littéraire. Malgré ce parti pris, lequel semble assumé par la directrice et le directeur de l’ouvrage, celui-ci constitue un important travail de consolidation de la recherche sur l’épistolaire au Québec et contribuera certainement au dynamisme des études dans le domaine.