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Pierre Perrault (1927-1999) est l’un des cinéastes du Québec ayant suscité le plus d’intérêt chez les chercheurs depuis les années 1970. L’abondance de travaux consacrés à son oeuvre a contribué à lui conférer une aura particulière, une sorte de statut de père fondateur de la cinématographie nationale québécoise. On l’associe notamment, aux côtés de ses contemporains de l’équipe française de l’Office national du film (ONF), à la popularisation du cinéma direct, une approche documentaire axée sur la captation du réel et sur la transmission de la vérité, qui aurait donné la chance aux Québécois de se voir et de s’entendre collectivement.

Mathieu Bureau Meunier propose dans Wake up mes bons amis ! de plonger à nouveau au coeur de l’oeuvre de Perrault, cette fois pour faire l’histoire culturelle du néonationalisme québécois à partir des représentations de la nation dans son cinéma. Tiré d’un mémoire de maîtrise, cet essai vise à mieux comprendre comment le mouvement indépendantiste québécois s’est affirmé au cours des années 1960. Le corpus documentaire de Bureau Meunier repose donc principalement sur les cinq premiers longs métrages du cinéaste : Pour la suite du monde (1963), Le règne du jour (1967), Les voitures d’eau (1968), Un pays sans bon sens (1970) et L’Acadie, l’Acadie ? ! ? (1971). Selon l’auteur, Perrault doit être abordé en tant qu’artiste, certes, mais aussi en tant qu’intellectuel qui « envisage sa participation à la construction d’un projet collectif » (p. 14), l’indépendance du Québec, dont les contours se définissent au fil de ses films. La caméra devient ainsi chez lui un outil permettant d’accéder à la « prise de conscience nationale » (p. 13) de ses sujets.

Plutôt que de procéder à l’analyse isolée et systématique de chaque oeuvre, Bureau Meunier a divisé son ouvrage à partir des trois caractéristiques centrales du nationalisme qu’il observe dans le cinéma de Perrault. Le premier chapitre est ainsi consacré à la question de la dénomination du pays. Pour Perrault, la capacité de se nommer est primordiale dans l’identité nationale ; le peuple ne peut exister que s’il est audible. Cet impératif se traduit par l’importance accordée à la parole et à la langue vernaculaire, souvent celle des résidents de l’Isle-aux-Coudres, dans ses différents films. Chez Perrault, le cinéma est aussi une façon d’inventorier le passé du groupe, d’ancrer la nation dans sa mémoire. Pour lui, cet inventaire ne doit pas être vu comme passéiste ; il sert à donner des racines aux projets du présent.

Le deuxième chapitre porte sur la prise de conscience nationale et ses différentes composantes, comme l’affirmation de la distinction du groupe, les tensions intergénérationnelles, la reconnaissance des problèmes économiques et sociopolitiques ainsi que celle de l’échec du fédéralisme canadien pour les francophones. Perrault cherche à montrer la nécessité pour les Canadiens français de s’affranchir des modèles extérieurs. C’est notamment le cas dans Le règne du jour, alors qu’Alexis Tremblay et son fils Léopold découvrent les différences linguistiques et culturelles séparant la France et le Québec (p. 62-64). Perrault met aussi en scène le changement de fonction des traditions d’une génération à l’autre. Lorsque la pêche au marsouin est réactivée à l’Isle-aux-Coudres dans Pour la suite du monde, on ne tire pas profit de la viande ou du cuir de l’animal piégé ; on le vend vivant à un aquarium new-yorkais consacré à la biodiversité marine (p. 70).

Le dernier chapitre se déploie autour du thème de l’élaboration du pays et laisse place aux propositions pratiques du cinéaste et de ses sujets dans la mise en place du projet collectif d’indépendance, comme la nécessité de prendre possession du territoire et de développer l’État pour favoriser l’émancipation politique du Québec. Les protagonistes des Voitures d’eau parlent par exemple de la nécessité d’uniformiser les salaires à l’échelle de la province et se prononcent sur la question de l’intervention de l’État, nécessaire selon eux à la prise de contrôle de l’économie par les Québécois. Ce n’est d’ailleurs qu’à la fin de ce film, donc en 1968, que l’idée d’indépendance est directement nommée dans l’oeuvre du cinéaste. Bureau Meunier montre bien que pour Perrault, le pays n’existe pas dans l’absolu. Il est plutôt le résultat d’un effort de volonté.

La principale faiblesse de l’ouvrage réside dans le manque de distance critique entre l’auteur et son sujet ainsi que, corollairement, entre les catégories d’analyse et les catégories de pratique mobilisées. L’étude du cinéma de Perrault implique l’usage de termes polysémiques et instables ; l’auteur parle par exemple du désir, de la volonté et de « l’identité » des « peuples ». Or, l’ouvrage n’offre pas de définitions claires de ces notions, des définitions qui sont pourtant indispensables à l’interprétation des revendications du courant néonationaliste des années 1960 et de la pensée postcoloniale de plusieurs des intellectuels qui le composent. Ce problème est partiellement dû au travail d’édition, la plupart des sections théoriques ayant été amputées au moment de la conversion du mémoire en livre.

Une plus grande distance aurait aussi fait en sorte de montrer le caractère parfois folklorisant du travail du cinéaste, malgré la noblesse de ses intentions. Selon Bureau Meunier, « [l]’approche de Perrault consiste à donner la parole à ceux qui ne l’ont pas » (p. 25) ; il filme le peuple et non l’élite. L’auteur omet toutefois de souligner que Perrault fait lui-même partie d’une certaine élite qui cherche à établir un discours. De plus, il accepte trop facilement l’idée selon laquelle le cinéaste faisait entendre le peuple sans intermédiaire. Certes, Perrault limitait ses interventions, mais il le choisissait, ce « peuple ».

Bureau Meunier mentionne en conclusion que l’historien Yves Lever avait déjà montré que la volonté d’une prise de conscience nationale était centrale dans l’oeuvre de Perrault (p. 145). En ce sens, cet ouvrage ne renouvelle pas profondément le champ d’études, bien qu’il soit l’un des rares essais sur le sujet produit par un historien de formation. Il répond plutôt à une volonté actuelle de réactiver la mémoire publique du néonationalisme et d’un de ses artistes et intellectuels les plus respectés. À cet égard, l’auteur arrive habilement à ses fins.