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L’historiographie et ses avancées se transmettent parfois tardivement et de manière incomplète à l’enseignement de l’histoire et à la rédaction des manuels scolaires qui doivent répondre à des attentes et contraintes complexes. Il n’en reste pas moins que le cours d’histoire est un des vecteurs essentiels de la divulgation du savoir historique et qu’il est ainsi un objet d’étude digne d’intérêt non seulement pour les didacticien.ne.s de l’histoire, mais aussi pour ceux et celles qui produisent ces savoirs.

Notre projet de recherche, entrepris en commun avec le regretté Thibault Martin de l’Université du Québec en Outaouais[1], étudie la place accordée aux Autochtones et leur rôle dans l’histoire québécoise depuis les sociétés précolombiennes à la réalité autochtone contemporaine, en passant par les révoltes de l’Ouest et la politique d’assimilation. Il se propose de combler une lacune, car depuis la critique de Sylvie Vincent et Bernard Arcand[2], la représentation des Autochtones dans les manuels scolaires du Québec n’a plus fait l’objet d’une analyse systématique[3]. Leur ouvrage, paru en 1979, avait constaté que les manuels du programme « Histoire 412 » (1970-1982) véhiculaient de nombreux stéréotypes, présentant les Autochtones tantôt comme accueillants, mais naïfs et culturellement arriérés, tantôt comme guerriers cruels, hostiles et entraves à la colonisation. Surtout, ils n’étaient intéressants que par rapport aux projets européens. Les manuels faisaient comme si les Premières Nations n’avaient pas d’histoire propre, amenant les chercheurs à conclure : « Les Indiens font partie du décor, attendant la venue de Jacques Cartier[4]. »

D’un programme à l’autre

La présente contribution se base sur certains résultats de cette recherche pour en tirer, dans les grands traits, un aperçu de l’évolution de la représentation de l’histoire autochtone, dans les différents programmes successifs d’histoire nationale depuis le livre de Vincent et Arcand jusqu’à nos jours, à savoir « Histoire du Québec et du Canada » (HQC, 1982-2006)[5], « Histoire et Éducation à la Citoyenneté » (HEC, 2006 et suivantes)[6] et le retour à l’« Histoire du Québec et du Canada  » (HQC)[7] des années 2016 et suivantes. À cette fin, nous exploiterons les résultats de l’analyse des principaux manuels découlant du programme HQC des années 1980 et 1990, de ceux de la réforme de 2006[8], qui suivaient les recommandations du rapport Lacoursière (1996)[9] et dont la mise en place a pu tenir compte de la publication du Rapport de la Commission royale sur les peuples Autochtones[10], de tous les manuels de 3e et 4e secondaires du programme HEC[11] approuvés par le ministère[12] et enfin de ceux de la réforme récente (HQC) des années 2016 et 2018[13].

Tableau 1

Manuels analysés

Manuels analysés

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Le programme HEC avait apporté des changements importants dans l’enseignement de l’histoire du Québec et du Canada en y consacrant désormais deux années scolaires au lieu d’une, divisées entre un parcours chronologique en 3e secondaire, suivi d’une approche thématique en 4e secondaire et en arrimant l’étude de l’histoire à l’éducation à la citoyenneté. Dès avant son introduction en 2006 et surtout tout au long des années suivantes, ce programme avait été au centre d’un débat intense impliquant, au-delà des seuls historiens universitaires et enseignants d’histoire, le monde politique, les médias et l’opinion publique et a produit une masse impressionnante de prises de position, mémoires, articles, voire livres en tout genre[14]. Une consultation publique sur cette question, menée fin 2013 par Jacques Beauchemin et Nadia Fahmy-Eid, et leur rapport publié sous le titre Le sens de l’histoire[15] ont motivé la décision du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) de renouveler de fond en comble le programme et les manuels d’histoire, moins de dix ans après leur introduction. Or, ce rapport, ainsi que le débat de fond qui l’avait précédé[16], ignorent presque entièrement la perspective autochtone et ont été réalisés en l’absence de représentants des Premières Nations. Apparemment, le ministère et les protagonistes du débat (sauf exception[17]) avaient sous-estimé l’impact des enjeux autochtones. Ceux-ci furent subitement propulsés sous les phares de l’attention publique par la publication du rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) en 2015.

Or, le 16 mai 2013 déjà, une pétition signée par 4411 personnes avait été présentée à l’Assemblée nationale du Québec par le député Amir Khadir, sous le titre « Réforme du programme d’histoire au secondaire afin d’y inclure l’histoire des peuples autochtones[18] ». En se référant aux travaux de la CVR, le texte de la pétition constatait « qu’il n’y aura pas de véritable réconciliation sans connaissance de l’histoire des peuples autochtones du Québec et du Canada comme peuples à part entière de ce territoire » et que « l’absence des peuples autochtones du Canada des livres d’histoire contribue à leur méconnaissance et aux préjugés qui perdurent aujourd’hui dans la société canadienne ».

Le rapport de la CVR, paru en 2015, contient, parmi les « 94 appels à l’action » pour favoriser la réconciliation entre les Canadiens et les peuples autochtones, celui de « L’éducation pour la réconciliation » comportant des recommandations concrètes en matière d’enseignement de l’histoire[19]. Les raisons pour lesquelles le nouveau programme, annoncé en février 2014, accompagné par un vaste processus de consultations en 2014 et 2015 et des projets pilotes en 2015-2016, n’a été approuvé définitivement qu’en juillet 2017, sont complexes[20]. Seule la toute dernière étape du processus de réforme a tenu compte plus précisément du point de vue des Autochtones. Cette étape débute le 11 juillet 2016 par des échanges avec les représentants des organisations autochtones sur le programme HEC[21]. Les conclusions de cette rencontre ne seront tirées qu’en février 2017, par un document de travail ministériel de 33 pages, qui reproduit les commentaires des participant.e.s et les réponses du ministère. Il permet de faire la part entre les suggestions retenues, celles refusées et celles laissées à l’appréciation des enseignant.e.s et des auteur.e.s de manuels[22]. Entre-temps, le Conseil en Éducation des Premières Nations avait publié deux mémoires : Le nouveau programme d’histoire du Québec et du Canada de 3e secondaire : Analyses et recommandations, en septembre 2016, et Le nouveau programme d’histoire du Québec et de 4e secondaire : Analyse et recommandations, en novembre 2016[23].

L’effort du ministère pour mieux tenir compte des perspectives autochtones en histoire dans le nouveau programme, approuvé en juillet 2017, soit une année après la parution des premières versions des nouveaux manuels de 3e secondaire, a entraîné leur mise au pilon. Tout au long de l’année 2018 ont paru, au compte-gouttes et parfois incomplètes, des versions remaniées, selon des suggestions contenues dans un document resté longtemps confidentiel. Les documents obtenus par Le Devoir, dans le cadre d’une demande d’accès à l’information, et, surtout, d’une autre, entreprise par moi-même pour les besoins de cette recherche[24], ont permis de rendre accessible, un « guide de bonnes pratiques » d’une trentaine de pages à l’intention des maisons d’édition[25] ; tandis que d’autres documents qui « contiennent des renseignements confidentiels appartenant à des tiers[26] » n’ont pas été dévoilés.

Le changement le plus visible et qui, à tort, a été retenu par l’opinion publique comme la principale exigence autochtone, soit le remplacement du terme « amérindien », est systématiquement appliqué par la plupart des nouveaux manuels. Pour les aspects plus fondamentaux et portant sur les contenus, les nouveaux manuels s’efforcent par des ajouts et des reformulations d’intégrer les recommandations autochtones, à des degrés divers, il est vrai[27]. Ils concernent, entre autres, l’importance du consensus dans la prise de décisions chez les premiers occupants, un lien plus étroit entre les caractéristiques du territoire et les modes de vie et les cultures, la mention des maladresses diplomatiques et des gestes hostiles de Jacques Cartier, l’importance des alliances, les conséquences négatives de l’évangélisation, la façon de parler des guerres entre Premières Nations, le rôle de celles-ci dans la Conquête et lors de la Proclamation Royale et de l’arrivée des Loyalistes. L’importance du choc microbien se trouve également accentuée par des reformulations. Or, pour vraiment tenir compte de toute sa signification historique, il aurait fallu un changement au niveau de l’architecture du programme qui, lui, ne mentionne qu’à peine ce cataclysme[28].

Le contenu autochtone des manuels

La critique des contenus de Vincent et Arcand, portant sur les nations autochtones dans les manuels scolaires du Québec des années 1970, nous a servi de point de départ. Elle utilise une approche méthodologique qui vise à déceler les implications idéologiques explicites et implicites des énoncés. Comme eux, notre recherche emprunte à l’analyse de contenu afin d’identifier la présence ou non de certains éléments de contenu, l’importance relative qui leur est accordée et les logiques argumentatives et symboliques. Sans appliquer une analyse linguistique systématique à l’ensemble du corpus (comme la textométrie), elle retient, en plus de l’analyse de discours, l’attention portée à l’organisation narrative de ces discours, à certains aspects du langage (dénominations et concepts) ainsi qu’à l’intentionnalité explicite ou implicite des actes de langage didactiques (p. ex. : suggestions d’activités aux élèves). Concrètement, une grille d’analyse a été appliquée à tous ces manuels d’histoire, pour permettre de les comparer entre eux et d’apprécier l’évolution des représentations, l’invitation ou non à l’esprit critique, la présence de comparaisons explicites aux sociétés européennes, la place accordée aux croyances et à la spiritualité, la persistance du silence qui sépare la présence autochtone du début de la colonisation et le « réveil » des années 1970, silence interrompu par les seules révoltes autochtones dans l’Ouest, à leur tour plus ou moins reliées à la « Réduction »[29] économique, politique et culturelle des Autochtones au XIXe siècle ainsi que la représentation de la réalité autochtone de nos jours.

Pour structurer les énoncés de contenu autochtone de ces manuels, les dimensions suivantes ont été retenues :

  • le statut historique des sociétés autochtones, à savoir leur présence dans les différentes périodes ;

  • la présentation de ces sociétés comme statiques ou évolutives ;

  • la mention des Autochtones dans la démographie (de la Nouvelle-France, du Canada et du Québec) ;

  • la façon dont les Autochtones sont caractérisés : les modes de vie et de production, les structures sociales et politiques, la conception du monde et les croyances ;

  • l’importance et l’évolution du regard culturaliste voire folklorisant par rapport au regard sociohistorique ;

  • la désignation d’« Eux » (Indiens, Sauvages, Amérindiens, Premières Nations, Autochtones), aspect devenu une des pierres d’achoppement dans le débat récent ;

  • la désignation du « Nous » (Européens, Français, Anglais, Blancs, Occidentaux, Eurocanadiens).

Un second volet de la grille d’analyse regarde de près :

  • la présentation des rapports d’interdépendance, dans la traite des fourrures notamment ;

  • le choc microbien ;

  • l’évangélisation ;

  • les influences mutuelles, tant pour la culture matérielle que pour les valeurs ;

  • les guerres entre nations autochtones et leur évolution par l’introduction de nouveaux enjeux et de nouvelles armes ;

  • la participation des Nations autochtones à des guerres intercoloniales et leur propre quête d’indépendance ;

  • l’effort fourni lors des guerres contemporaines aux XIXe et XXe siècles.

Un dernier ensemble de dimensions concerne :

  • la situation actuelle, les problèmes socio-économiques dans les réserves ;

  • la mention ou non de la présence autochtone en contexte urbain ;

  • les conflits et enjeux contemporains.

Tableau 2

Personnages autochtones mentionnés par les manuels d’histoire* (notre compilation)

Personnages autochtones mentionnés par les manuels d’histoire* (notre compilation)

Tableau 2 (suite)

Personnages autochtones mentionnés par les manuels d’histoire* (notre compilation)

* Gras – Personnages de premier plan, mentionnés par la plupart des manuels et présentés dans leur rôle.

Italique – Personnages importants mentionnés par au moins deux manuels ou présentés de manière détaillée.

Romain – Personnages moins importants, mentionnés par un seul manuel.

** Aucun manuel ne mentionne son nom de famille : Keesick.

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Ont fait l’objet d’une analyse comparative en détail :

  • certains moments clés historiques : la croix de Gaspé, la fin de la Huronie, la Grande Paix de Montréal, la Conquête britannique, la guerre d’indépendance de Pontiac, la création des réserves, les révoltes au Manitoba et en Saskatchewan, les pensionnats, la Convention de la baie James et du Nord québécois, Oka, la Paix des Braves, la CVR ;

  • des échantillons (à propos du commerce des fourrures) pour une analyse linguistique de l’expression de l’agentivité ;

  • les personnalités autochtones individualisées en mentionnant leur nom.

La répartition de ces personnalités fournit une première impression sur l’attention grandissante, d’un programme à l’autre, que retiennent les personnages autochtones (tableau 2).

Si les personnages de premier plan constituent un élément de continuité d’un programme à l’autre, le nombre total des noms cités fait un bond entre les manuels du programme HQC 1982 et les deux suivants. Cette augmentation n’est qu’en partie attribuable au fait que la durée du programme – deux années au lieu d’une – et le nombre des manuels ont doublé. Entre ceux du programme HEC et celui de HQC 2017, l’on remarque surtout une attention plus soutenue à la présence autochtone aux XIXe et au XXe siècles, qui se traduit, notamment, par l’insertion de portraits de personnages autochtones[30]. L’étude des remaniements entre une première version de nouveaux manuels de 3e parus en 2016 et leurs versions de 2018 montre également cet effort pour que les Autochtones soient présents tout au long de l’histoire, comme les organisations autochtones l’avaient demandé :

Depuis de nombreuses années, les Premières Nations du Québec s’indignent du traitement qu’on leur réserve dans les cours d’Histoire du Québec au secondaire. On ne leur accorde qu’une place restreinte au sein du programme ; les groupes linguistiques sont généralement brièvement présentés de manière folklorique, et même stéréotypée. On aborde ensuite la période du contact, et brièvement le rôle des Premières Nations est discuté. Ils disparaissent ensuite généralement pour plusieurs centaines d’années, voire pour toujours. Dans la dernière version (programme HÉC), ils refont surface dans les années 1970, avec la signature de la Convention de la Baie-James. On explique alors qu’ils vivent dans des conditions misérables ; ensuite, il est également fait mention de la crise d’Oka de 1990, que l’on dénonce grandement[31].

Des rappels ou des encarts dans d’autres contextes, la mention des Autochtones dans les statistiques démographiques, et surtout le portrait de personnages et des pages spéciales ont parfois été insérés durant la refonte seulement.

Comme il est impossible, dans le cadre de cette contribution, de mentionner toutes les dimensions qui marquent l’évolution de la représentation des Autochtones à travers les quatre dernières décennies, nous avons retenu deux contextes différents, l’un situé tout au début du parcours historique, l’autre touchant jusqu’à l’actualité récente, à savoir : d’une part, la période précolombienne et, d’autre part, la façon d’aborder les écoles résidentielles entre la Conquête de l’Ouest et la CVR. La première permettra de déceler des évolutions concernant l’eurocentrisme et le culturalisme dans la représentation des Premiers habitants ainsi que la perception souvent folklorisante, statique et a-historique de ces sociétés. La seconde permettra de saisir dans quelle mesure les manuels relient ou non la création des pensionnats à la «  Réduction  » des nations autochtones dans l’Ouest et les Prairies et comment ils traitent de la spécificité du Québec à cet égard. Une attention particulière sera accordée à la victimisation des Autochtones face à la reconnaissance d’une agentivité de leur part, car le regard non autochtone néglige souvent la nécessité de « comprendre que le changement social qui se donne à voir est aussi le produit de l’action des Autochtones et non pas seulement le résultat d’un déterminisme[32] ».

La période pré-colombienne. Eurocentrisme et culturalisme

Le regard porté sur les sociétés des Premiers habitants a déjà considérablement changé dans les années 1980 et 1990 par rapport aux manuels analysés par Vincent et Arcand. Ces deux chercheurs avaient démontré que les auteurs de manuels de l’époque ne s’étaient intéressés aux Autochtones qu’en fonction des intérêts des Européens colonisateurs. Le programme HQC 1982 commence bien par un premier module qui s’intitule « L’empire français d’Amérique » et définit comme «  objectif général  » de « comprendre les fondements de l’empire français d’Amérique ». Les Autochtones n’y sont mentionnés que très indirectement, dans le cadre de l’« objectif terminal » : « expliquer la fonction de commerce des fourrures dans l’empire français et son influence sur les rapports culturels entre les Amérindiens et les Français[33] ». Cela restera d’ailleurs la seule mention des Premières Nations dans l’ensemble des énoncés d’objectifs du programme jusqu’à « nos jours » (i.e. les années 1980).

Or, les manuels, eux, divergent sur ce point. Dans Le Québec : héritages et projets, l’étude des Premiers Occupants fait effectivement partie de l’« exploration du territoire » et c’est dans ce cadre que seront abordés leur origine, leurs modes de vie, leurs croyances et leur art. Ils apparaissent ensuite comme un « chaînon » de la traite de la fourrure. Je me souviens, en revanche, ne subordonne pas l’histoire autochtone à celle des explorateurs européens, mais consacre une trentaine de pages aux « Premiers habitants » avant le régime français. Et dans Diverse Pasts, deux chapitres entiers de la première unité traitent uniquement de l’histoire autochtone avant l’arrivée des Européens. Or, dans le texte de présentation, ce manuel insiste sur le fait que l’histoire des Premiers habitants appartient à la « préhistoire[34] » puisque l’histoire du Canada ne commence qu’à partir des premières sources écrites – forcément européennes – implication que les manuels ne mentionnent pas.

Le programme HEC accorde, en revanche, une importante place aux « Premiers occupants » avant l’arrivée des Européens, notamment en leur consacrant un chapitre dans le parcours chronologique[35], ainsi que dans quatre des cinq unités thématiques : « Population et peuplement », « Économie et développement », « Culture et mouvements de pensée » et « Un enjeu de société du présent », mais non dans celle consacrée à « Pouvoir et Pouvoirs ». Les Premières Nations n’ont-elles pas d’histoire politique digne de ce nom ? Cette exclusion, suivie par tous les manuels, à part Le Québec : une histoire à construire, attribue aux sociétés autochtones un statut historique différent des autres et qui n’est pas sans rappeler la « réserve épistémologique » pratiquée par une certaine division du travail entre disciplines scientifiques :

Les anthropologues ont transformé leur champ d’intérêt pour l’histoire des Amérindiens et des Inuits […] en une discipline qualifiée d’« ethnohistoire » qui se distinguerait de l’histoire par son objet (les sociétés sans écriture), par ses méthodes inspirées des sciences sociales et par le recours à l’ensemble des traces du passé. En somme, ce champ serait constitué de ce qu’ont négligé les historiens ! […] La transformation en « discipline » de ce qui n’est qu’un objet d’études conduit à créer une fois de plus une « réserve pour les Autochtones ». Voilà une belle résurgence de la tradition impériale ! Je crois, pour ma part, qu’il faut tout simplement faire l’histoire de toutes les populations d’un territoire avec toutes les traces du passé et que cela s’appelle histoire[36].

Les nouveaux manuels du programme HQC 2017 ne pratiquent plus cette exclusion et considèrent désormais les Autochtones comme des sujets historiques à part entière. Or, le chapitre initial du programme actuel, « L’expérience des Autochtones et le projet de colonie[37] », suggère que le cadre dans lequel ils seront étudiés est de nouveau celui du projet de colonisation. En fait, il est composé de sept unités, dont les cinq premières (« Premiers occupants du territoire », « Rapports sociaux chez les Autochtones », « Prise de décision chez les Autochtones », « Réseaux d’échanges autochtones » et « Alliances et rivalités au sein des Premières Nations ») leur sont consacrées exclusivement, avant l’entrée en scène des Européens (« Premiers contacts » et « Exploration et occupation du territoire par les Français »)[38]. Deux des manuels actuels, Mémoire et Chroniques, commencent par les Premiers habitants ; les deux autres, Périodes et MisAJour, s’y penchent seulement après avoir annoncé, comme coup d’envoi, l’arrivée des Français. Tous cependant consacrent une plus grande attention au peuplement initial de l’Amérique du Nord par les migrations, un sujet qui avait été débattu pendant la refonte des manuels pour la 3e secondaire et avait occasionné des adaptations.

Ainsi s’amorce, timidement, une vision plus dynamique de ces sociétés qui avaient été présentées auparavant, y compris par les manuels HEC, comme essentiellement statiques et n’évoluant que sous l’influence de la colonisation. Dans la présentation de leurs structures sociétales et politiques cependant, le schématisme est toujours très important. Les distinctions dichotomiques et essentialistes entre nomades et sédentaires, sociétés matrilinéaires et patrilinéaires ne connaissent toujours que rarement un moyen terme ou une évolution, surtout quand il s’agit de résumés ou de retours sur les connaissances acquises. Rarement seulement, ces attributions sont accompagnées de l’information qu’elles ont été introduites après coup, par l’historiographie européenne. L’adoption de l’agriculture est abordée soit comme un choix conférant une supériorité civilisatrice soit comme dépendante des conditions de l’environnement. L’argument de la « bonne adaptation » des Autochtones au milieu naturel, en apparence positif – mais qui, implicitement, incite à les considérer demeurés plus près de la faune et de la flore, à la différence des Européens déjà civilisés – est très présent encore dans les manuels du programme HEC, mais il a reculé dans la plupart des manuels actuels.

Les manuels des deux programmes HQC (1982 et 2017) établissent un lien entre l’environnement qui conditionne les modes de vie et de production, dont découlent, à leur tour, les convictions philosophiques, y compris religieuses, tandis qu’une logique culturaliste avait dominé dans le programme HEC et une partie des manuels. La conception du monde formait le centre, dont dépendait tout le reste (voir figure page suivante).

Ce genre de culturalisme, qui était allé de pair avec la négation de la dimension politique de l’histoire autochtone, a disparu du programme depuis, mais la plupart des manuels accordent toujours au domaine de la spiritualité une plus grande attention que le programme ne le préconise.

Figure 1

Les Premiers occupants (Programme HEC)*

Les Premiers occupants (Programme HEC)*

* HEC, 2006, p. 37.

Source : Gouvernement du Québec. Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (2006)…, p. 37

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Par ailleurs, les connaissances sur la vision du monde sont présentées comme des faits acquis sans mentionner qu’elles nous proviennent de la perception des missionnaires catholiques. À cet égard, certains manuels des années 1980-1990 avaient été plus soucieux de transparence que leurs successeurs[39]. À l’époque, l’esprit critique des élèves était souvent sollicité pour identifier des préjugés de leur entourage, dénoncer l’eurocentrisme d’anciens manuels, discuter des points de vue différents d’historiens, y compris autochtones, sur certains sujets. Tout cela a disparu des manuels depuis le nouveau millénaire. Les comparaisons avec les sociétés européennes de la même époque et la présentation des perceptions mutuelles entre Autochtones et Européens, déjà rares dans les années 1980-1990, sont encore plus clairsemées de nos jours.

Tout en insistant toujours plus sur la méthodologie permettant d’interpréter des sources, les opérations intellectuelles auxquelles les manuels invitent les élèves sont souvent limitées à la simple compréhension des sources et ne comportent souvent aucune dimension critique. Pourtant, pour ce qui concerne la période précolombienne, attirer leur attention sur le regard spécifique des sources (angles d’approche, catégories, valorisation d’aspects utiles aux Européens), plutôt que de le reproduire tacitement, résoudrait le problème de la nécessité d’avoir recours, pour parler de l’histoire des Autochtones avant le contact avec les Européens, à des documents européens, forcément postérieurs à ce contact.

Tout compte fait, si l’eurocentrisme irréfléchi des manuels des années 1970 a cédé le pas à une image des Premiers habitants de plus en plus soucieuse d’éviter des jugements négatifs, elle se base toujours sur des informations dont l’origine reste dans l’ombre. L’eurocentrisme chassé, en partie, par la place importante maintenant accordée aux Autochtones pour eux-mêmes, rentre ainsi par la porte arrière.

Soulignons enfin qu’en traitant encore et toujours comme un dommage collatéral la pandémie introduite parmi les populations autochtones par le choc microbien, on empêche les élèves de pouvoir prendre conscience du fait que, sans cette tragédie, les Européens n’auraient jamais pu prendre possession du continent américain et « renverser le pays[40] » comme ils l’ont fait[41]. Tous les manuels mentionnent ces épidémies, il est vrai, en soulignant plus ou moins leurs dimensions et leur portée historique, mais elles ne sont pas pour autant considérées comme un élément structurant. Le programme actuel ne les prévoit pas dans la table des matières et y consacre cette seule mention marginale : « Alors que se développe la colonie, certaines populations autochtones se fragilisent, notamment en proie aux épidémies et aux guerres[42]. » Les raisons du déclin pluriséculaire des civilisations autochtones, les points forts de cette évolution et les conséquences jusqu’à nos jours restent dans l’ombre[43].

Les écoles résidentielles, entre leur création au XIXe siècle et la CVR. Le cadre canadien et québécois

Malgré une attention accrue pour les écoles résidentielles dans les récents programmes et manuels scolaires, actualité politique oblige, ce second contexte, à y regarder de près, constitue également une occasion manquée pour faire toute la lumière sur le processus historique décisif qui a privé les Premières Nations de leur statut d’égalité à partir de la seconde partie du XIXe siècle essentiellement. Les aspects politiques, économiques, juridiques et culturels de la dépossession, de la marginalisation et de l’assimilation des Autochtones ne sont pas toujours compris ni dans leur interdépendance ni dans leur logique chronologique et aucun manuel n’établit le lien avec l’industrialisation de la seconde moitié du XIXe siècle. Le terme « capitalisme » est réservé aux villes.

Avant que les travaux de la CVR n’attirent l’attention sur l’assimilation forcée par les pensionnats, les manuels des années 1980 et 1990 ne l’avaient pas encore mentionnée. Or, ceux du programme HEC, postérieurs au rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA), en parlent tous déjà, sauf Repères. Ils évoquent leur mise en place, dans le contexte de la « Réduction » du XIXe siècle : révoltes dans les Prairies, Loi sur les Indiens, création des réserves, etc. Fresques cite la mise en place, par le gouvernement fédéral, d’un système d’écoles résidentielles, parmi d’autres mesures, « pour accélérer l’assimilation des Amérindiens à la culture occidentale » et reproduit les deux photos juxtaposées de Thomas Moore « avant et après avoir été admis dans une école de Regina[44] ». Le Québec, une histoire à construire, dans son parcours thématique, montre de jeunes Cris dans un pensionnat vers 1880 et explique : « Jusque dans les années 1960, de nombreux enfants amérindiens sont séparés chaque année de leur famille pour être éduqués dans des pensionnats religieux très stricts. L’usage des langues autochtones y est habituellement interdit et plusieurs cas d’abus sexuels sont rapportés[45]. » Le manuel y revient un peu plus tard en montrant des jeunes filles autochtones dans un pensionnat du début du XXe siècle : « À partir du 19e siècle, de nombreux enfants amérindiens sont obligés de fréquenter des pensionnats où ils et elles sont éduqués à l’occidentale. L’éloignement de leurs parents et de leur culture, ainsi que les méthodes disciplinaires utilisées par leurs maîtres rendent cette expérience très difficile pour les jeunes[46]. » Présences mentionne la demande d’excuses des chefs autochtones de la côte Est au gouvernement fédéral en 2007 en citant un article du Devoir[47]. Et dans un autre contexte, accompagné d’une photo du pensionnat « indien » de La Tuque au milieu des années 1960 montrant des enfants agenouillés et joignant les mains pour la prière, il cite le témoignage d’un Innu, dont les parents font preuve d’agentivité en tentant de transmettre leur culture à leurs enfants, en profitant des périodes de trêve à l’assimilation par le pensionnat :

Du milieu des années 1800 jusqu’aux années 1980, le gouvernement canadien, en partenariat avec les communautés religieuses, exploite des pensionnats destinés aux enfants amérindiens. « La Gendarmerie royale du Canada [disait] à nos parents “Si ton enfant va pas à l’école, toi, tu vas aller en prison.”[...] La vie, ça a été dur pour nous autres, [...] obligés de vivre dans des pensionnats. Des fois, nos parents, quand ils avaient leurs vacances, dans l’année, ils nous amenaient dans le bois, pour qu’on perde pas trop notre mode de vie traditionnel. Ils nous contaient leur vie, comment ils vivaient avec leurs parents, comment ils vivaient avec leurs frères. C’était tout en forêt. Ça, ça a été coupé ben raide. » (Un Innu de Sept-Îles, « Avec leur mère la terre », Arte radio, février 2007)[48].

Bien entendu, le programme de 2017 tient largement compte de l’exigence de parler des pensionnats autochtones ainsi que de la CVR et tous les manuels approuvés s’y conforment. Or, étonnamment, le programme ne prévoit pas d’aborder leur création par le gouvernement canadien dans le contexte du XIXe siècle. Il les mentionne pour la première fois durant la période de 1945 à 1980 et, en plus, dans une section consacrée aux « pensionnats indiens au Québec ». Celle-ci comporte les aspects suivants : « a. Régime des pensionnats indiens au Canada [sic], b. Organisation socio-institutionnelle, c. Activités éducatives[49] ». Les textes de présentation du programme n’apportent pas plus de clarté : il n’y a aucune mention des écoles résidentielles au XIXe siècle, et pour la période 1945 à 1980, on ne distingue pas entre celles de l’Ouest canadien et celle du Québec :

Entre autres maux, la fréquentation obligatoire des pensionnats, dont l’existence est vouée à la propagation de la culture judéo-chrétienne et à l’assimilation des Autochtones au reste de la population canadienne, contribue à accélérer le déclin de certaines langues autochtones et à fragiliser le tissu social dans plusieurs communautés. Par ailleurs, les territoires ancestraux sont convoités par l’État, qui souhaite poursuivre le développement économique de la province[50].

Parmi les manuels actuels, MisÀjour[51] est le seul à reproduire le silence du programme sur les pensionnats au XIXe siècle, à part la reproduction de l’illustration célèbre de « Thomas Moore avant et après son entrée dans un pensionnat indien de la Saskatchewan en 1874 » dans la partie « La période par les sources[52] » et sur la page couverture du volume. Comme le programme, et reproduisant la même confusion, le manuel mentionne d’abord les écoles résidentielles au Québec, au sein de ses survols sur « Les Autochtones (1945-1960) » et « Les Autochtones (1960-1980) »[53] . Dans les deux, un encadré sur les pensionnats au Québec apparaît, où l’on parle pourtant surtout des pensionnats en général.

Les autres manuels ne se bornent pas à reproduire les photos de Thomas Moore[54]. Ils ne se privent pas non plus de parler de la mise en place des écoles résidentielles canadiennes dans les Prairies et l’Ouest au XIXe siècle, en citant, avec sa photo, les intentions de Duncan Campbell Scott, de « se débarrasser une fois pour toutes du problème indien[55] ». Chroniques se distingue des autres en reliant, à deux occasions, le sort des Autochtones à celui des Franco-Canadiens, d’abord dans un résumé précédant la partie sur le peuplement de l’Ouest canadien après 1896 : « Les minorités franco-catholiques qui y sont présentes ont du mal à faire respecter leurs droits. Au même moment, la vie des enfants autochtones est bouleversée par la création de nombreux pensionnats leur étant destinés[56] », puis dans le contexte de la restriction des droits des Francophones dans les Prairies et en Ontario, par une section de deux pages consacrées au « régime des pensionnats indiens du Canada[57] », créés par le gouvernement canadien dans un but assimilationniste et gérés par des organisations religieuses[58]. Le manuel insiste sur l’enlèvement de force des enfants, les conditions de vie souvent déplorables, les mauvais traitements subis : « Les conditions de vie et d’éducation sont dans la plupart des cas très mauvaises et nuisent aux enfants plutôt qu’elles ne conduisent à leur épanouissement[59]. » Il mentionne ensuite leur transformation et leur fermeture ainsi que les excuses de Stephen Harper en 2008. Il précise en outre que la plupart des pensionnats indiens sont situés hors Québec. Conformément au programme, Chroniques évoque ensuite « le régime des pensionnats indiens au Québec[60] » dans l’après-guerre, en mentionnant leur ouverture tardive, des conditions de vie et d’éducation difficiles, les mauvais traitements ainsi qu’une formation souvent insuffisante des enseignants. Malgré un plus grand respect de la culture autochtone, et malgré le fait que des leaders autochtones ont pu s’y former, il tire un bilan plutôt négatif :

Même si l’objectif du régime des pensionnats est que les Autochtones puissent exercer un métier et se mélanger au reste de la population québécoise et canadienne, de nombreux Autochtones en ressortent avec d’importants traumatismes. Dans les faits, les pensionnats indiens ont grandement contribué au déclin de plusieurs langues autochtones, à la propagation de problèmes sociaux dans les communautés autochtones et à l’effritement de leur culture. Les pensionnats indiens du Québec ont toutefois contribué à la formation de plusieurs leaders autochtones[61].

Plus explicitement, la politique assimilationniste du gouvernement canadien, la Loi sur les Indiens et l’institution des conseils de bande du XIXe siècle, ainsi que la spoliation territoriale par la création des réserves, forment le cadre de la mise en place des pensionnats pour Autochtones dans les manuels Mémoire et Périodes[62]. Tous les deux reparlent des écoles résidentielles au début du XXe siècle, Mémoire dans le contexte de « la situation des Autochtones au Canada au début du XXe siècle[63] » en dénonçant les mauvaises conditions de vie et un taux de mortalité cinq fois plus élevé que dans le reste de la population, la maladie, la malnutrition, les mauvais traitements et les accidents, et en les reliant aux autres dimensions discriminatoires de la politique indienne du gouvernement fédéral, à travers l’action des agents des Affaires indiennes et le durcissement de la Loi sur les Indiens en 1927, l’interdiction des pratiques culturelles et l’introduction d’un disque numéroté pour les Inuits[64]. Comme Mémoire, qui avait situé ces informations dans un cadre pancanadien, Périodes, dans son retour sur les pensionnats dans les années 1920, mentionne bien l’introduction de l’obligation scolaire et leurs effectifs, au Canada. Or, les illustrations, à part celle de Thomas Moore, sont toutes situées au Québec. La photo des élèves au regard triste dans une salle de classe, la même que celle que Mémoire avait située en Alberta, est attribuée ici à Fort George au Québec[65].

La même différence entre les deux manuels est notable quand ils abordent, comme le programme le prévoit, « Les pensionnats indiens au Québec » dans la seconde moitié du XXe siècle. Mémoire s’en tient à la situation au Québec en soulignant leur création tardive, au moment où le Canada s’en détourne, les jugeant trop coûteux et inefficaces. Il décrit les contenus de la formation, dénonce un personnel peu qualifié et les travaux non rémunérés des pensionnaires et cite un témoignage de Florent Vollant sur son expérience à Maliotenam[66]. Périodes, en revanche, dans sa section du même titre[67], mélange à nouveau les deux cadres. Il y rappelle d’abord, du côté canadien, le rapport de la commission Bagot de 1844, puis l’obligation de fréquentation introduite au Canada en 1920. Puis, il parle de la mise en place tardive des pensionnats au Québec, de leur nombre réduit ainsi que des contenus éducatifs. Beaucoup d’éléments de cette section ne sont pas clairement attribuables à un contexte spécifique. Sur ces deux pages accordées aux « pensionnats indiens au Québec », seuls deux petits encadrés du chapitre concernent le Québec : d’une part, une citation du livre d’Henri Goulet[68], dont on ne retient cependant qu’une remarque sur l’apprentissage des travaux manuels et non les conclusions sur une spécificité plus fondamentale des pensionnats au Québec[69], et d’autre part, une remarque en marge qui fait le lien avec les pensionnats pour enfants non autochtones de la même période au Québec[70]

Or, Périodes se distingue des autres manuels en adoptant une attitude valorisant l’agentivité autochtone, sortant les Autochtones de leur rôle de victimes[71]. Ainsi, le manuel mentionne, dans ce même contexte, que la « Fraternité des Indiens du Canada » avait obtenu, dès les années 1970, le transfert de certains pensionnats à la responsabilité des communautés autochtones[72].

Le manuel MisÀjour, qui avait d’abord reproduit intégralement l’amalgame entre les cadre pancanadien et québécois, inhérent au programme, étonne par un « Dossier spécial » d’une double page pour demander : « Comment se distinguent les pensionnats indiens au Québec par rapport à ceux du Canada depuis leur implantation[73] ? » Or, loin de permettre de répondre à cette question, les huit documents réunis sous ce titre continuent à faire régner le flou : quatre d’entre eux n’indiquent pas leur localisation et les deux qui se réfèrent au Québec n’y sont pas spécifiques. Le septième est une citation du livre d’Henri Goulet, qui ne mentionne pas plus que ne l’avait fait Périodes, ses conclusions plus essentielles. Le tout dernier des huit documents est cependant particulièrement intéressant pour la compréhension de la différence entre les pensionnats dans l’Ouest et ceux des Maritimes et du Québec : une statistique du « nombre des morts dans les pensionnats indiens au Canada » qui ne figure nulle part ailleurs : « Alberta : 901 ; Saskatchewan : 844 ; Ontario : 769 ; Colombie-Britannique : 747 ; Manitoba : 499 ; Territoires du Nord-Ouest : 246 ; Yukon : 56 ; Québec : 35 ; Nunavut : 21 ; Nouvelle-Écosse : 16[74]. Comme Périodes, qui avait évoqué les pensionnats pour enfants non autochtones, MisÀjour ose créer un rapprochement, du moins indirect, en plaçant juste après ce « dossier spécial » un autre dossier consacré aux « orphelins de Duplessis »[75].

Des différences notables entre les manuels apparaissent également dans les façons d’aborder la CVR. MisAJour la cite seulement en quelques lignes par un organisateur graphique dominé par une photo montrant Stephen Harper, Terry Audla et Perry Bellegarde, lors de la cérémonie de clôture de la commission[76] et suggère par une flèche que le mouvement « Idle no more » avait contribué à sa mise en place.

Cet aspect de l’agentivité autochtone inspire aussi la présentation de la CVR par Périodes. L’évocation des pensionnats par le texte explicatif, qui revient sur « 150 ans de politiques d’assimilation des Autochtones par le gouvernement canadien[77] », est représentée par le témoignage (anonyme) d’une « survivante d’un pensionnat autochtone » (sans préciser le lieu ou l’année)[78], mais entourée d’une multitude d’autres éléments : les recommandations de la CVR dans différents domaines, y compris la santé et la justice, la déclaration des Nations Unies de 2007 sur les droits des peuples autochtones et la Paix des Braves de 2002. Mais surtout, il y est question de mobilisations autochtones autour de questions sociales telles que « Idle no more » à l’initiative de Theresa Spence. Une illustration met en scène une manifestation autochtone guidée par des femmes au premier rang et une autre qui dénonce la disparition de femmes autochtones, élément absent de tous les autres manuels.

La présentation de la CVR par Chroniques est dominée par la photo de deux Autochtones en larmes à Edmonton, qui prend un tiers de la page[79], et réapparaît pour le résumé de la période de 1980 à nos jours, au même niveau que la signature du rapatriement de la constitution en 1982 ou le référendum de 1995[80]. La Déclaration de l’ONU de 2007 est également mentionnée en précisant l’adhésion du Canada en 2016. Or, la dimension historique de l’assimilation forcée n’est pas rappelée à cette occasion, contrairement à Mémoire, qui y consacre quelques lignes avant de parler des travaux de la CVR. Comme dans Chroniques, ce sont surtout des larmes autochtones qui attirent l’attention, par une photo en couleurs, commentée ainsi :

Des souvenirs douloureux : Violence physique et psychologique ainsi qu’abus et malnutrition ne sont que quelques-uns des sévices évoqués par les anciens pensionnaires autochtones. Pour plusieurs, la douleur est toujours vive, comme en témoigne cette photo prise à Vancouver en 2013 pendant les travaux de la CVR[81].

Le manuel cite également un témoignage (anonyme) d’une arrivée dans un pensionnat, sans date ni lieu.

Pour ce qui est des résultats des travaux de la CVR, si Périodes résume les recommandations dans des domaines variés, Chroniques opte pour la citation de la phrase sur le génocide culturel : « Un État qui détruit ou s’approprie ce qui permet à un groupe d’exister, ses institutions, son territoire, sa langue et sa culture, sa vie spirituelle ou sa religion et ses familles, commet un génocide culturel. Le Canada a fait tout ça dans sa relation avec les peuples autochtones[82]. » C’est aussi l’aspect retenu par MisÀjour qui cite un article du Devoir se terminant ainsi : « La CVR a conclu que cette opération n’avait qu’un nom : “génocide culturel”[83]. » En revanche, la citation choisie par Mémoire porte avant tout sur la réconciliation et conclut : « La réconciliation n’est pas un problème autochtone, c’est un problème canadien[84]. »

En résumé, les manuels gèrent de manière variable les incohérences du programme au sujet de l’histoire des pensionnats en les reliant plus ou moins explicitement à la « Réduction » économique, politique et culturelle des Autochtones au XIXe siècle. De même, l’amalgame entre la situation au Canada et au Québec est plus ou moins grand. Dans certains manuels, les aspects les plus spectaculaires de l’internement forcé des enfants autochtones l’emportent sur les aspects économiques et politiques qui ont accompagné l’assimilation culturelle, au risque que l’empathie ne soit pas accompagnée par la pensée historique.

Conclusion

De ce regard comparatif et longitudinal sur les évolutions d’un programme à l’autre se dégagent des tendances de fond parfois contradictoires. Si l’eurocentrisme a été plus vigoureusement critiqué dans le programme HQC des années 1980 que pendant la période suivante (HEC, depuis 2006), imprégnée, elle, d’une approche ethnohistorique voire culturaliste, un effort de toujours mieux prendre en considération la perspective autochtone dans l’histoire du Québec et du Canada est sensible, notamment dans les manuels actuels. Il reste des lacunes, par rapport à la présentation des Premiers habitants, à l’impact décisif du choc microbien sur la colonisation, à la compréhension du processus de «  réduction  » au XIXe siècle et à la spécificité québécoise en matière des pensionnats, pour ne nommer que quelques exemples.

Au-delà de ces évolutions caractérisant les différents programmes, il convient de souligner les marges de liberté dont jouissent les auteurs de manuels à l’intérieur d’un même programme, à propos de dimensions fondamentales comme l’agentivité autochtone, la critique de l’eurocentrisme, les perceptions mutuelles, l’intégration d’une pluralité de perspectives, le difficile équilibre entre empathie et esprit critique pour les sujets sensibles. La discussion plus approfondie de ces éléments sera incontournable, à notre avis, pour avancer vers une décolonisation de l’histoire autochtone dans l’enseignement[85]. Celle-ci profiterait d’ailleurs grandement de s’inspirer des manuels d’auto-histoire autochtone[86].